Pages

mercredi 28 juillet 2021

Arbre de l'oubli

J'avais un mauvais souvenir de mes lectures de Nancy Huston. Mais la jolie couverture et sa quatrième m'ont convaincue de retenter l'expérience. 

J'ai découvert plusieurs générations de la famille de Shayna : son père, anthropologue juif, qui a tout fait pour voler la vedette à son frère et consoler ses parents de la Shoah ; sa mère, Lili Rose, spécialisée sur le féminisme et le suicide des femmes artistes ; les parents de Lili Rose, protestants bien sous tous rapports mais finalement pas tant que ça ! On s'embarque dans une narration polyphonique, où les dates et lieux permettent de situer rapidement qui parle. Si le roman est surtout centré sur le vécu des personnages, le contexte américain voire mondial est souvent rappelé - pour dire que les personnages s'en fichent en général. Shayna, née d'une mère porteuse, cherche à comprendre sa famille et surtout ses origines. Elle est à la fois noire et femme, fille d’athées mais petite fille de grands parents pratiquants. Elle s'identifie à l'histoire des esclaves, à celle des femmes opprimées - mais un peu moins que sa mère. Sans parler de l'héritage de la Shoah ! Un roman d'actualité, vous l'avez compris. Et en même temps, un roman qui surfe un peu trop sur la vague de toutes ces évolutions sociales sans réellement les explorer, sans entrer dans leur histoire, leur évolution, leur actualité. 

Un roman que j'ai apprécié pour sa narration, ses personnages (quoique certains gagneraient à plus de profondeur), ses thématiques mais que j'ai trouvé un peu superficielles dans leur traitement. J'ai même trouvé que ça brouillait la compréhension d'enjeux pourtant essentiels. Dommage !

lundi 26 juillet 2021

Les uns avec les autres

Sous-titré "Quand l'individualisme crée du lien", est un bouquin de socio de François de Singly. Il s'intéresse à la crise du lien dans nos sociétés et étudie comment l'individualisme défait une certaine forme de communautarisme propre aux sociétés holistes mais permet de créer d'autres relations. Il montre notamment que les liens, peut être moins stables ou solides, sont néanmoins plus divers. C'est une lecture qui m'a beaucoup fait penser à La fatigue d'être soi.

L'auteur s'interroge sur quatre points principaux : 

Comment lier des individus émancipés ?

Comment lier des individus à l'identité fluide ?

Comment lier des individus peu obéissants ? 

Comment lier des individus qui veulent préserver leur intérêt et leur affect ?

Il s'intéresse d'abord à l'individu dans la transmission, à la notion d'héritage choisi. Tout n'est plus accepté dans l'héritage familial, culturel, social mais chacun pioche ce qui l'intéresse. L'individu se construit par des appartenances choisies librement - enfin, c'est ce qu'il croit, un psy pourra dire autre chose. Les relations s'inscrivent donc dans des choix affectifs et/ou contractuels libres. Et qui peuvent évoluer selon les choix des individus qui valorisent et revendiquent telle ou telle appartenance selon les moments de la vie, les groupes sociaux etc. La sociologie voit donc disparaitre la notion de rôle, avec des individus aux identités plus complexes. L'individu se veut multidimensionnel. Néanmoins, tout n'est pas légitime dans l'identité d'une personne qui vit en société : racisme, violence, discrimination sont punis.

Dans les sociétés, dans les familles, une tension apparait : égalité de traitement et personnalisation, comment être juste ? Jusqu'où négocier et tout est-il négociable ? Est-ce qu'il faut dépersonnaliser les traitements ? Quel que soit le choix, cela crée du mécontentement - et n'aide pas à faire société - même quand il est question d'égalité des chances ! C'est enfin cette question de l'intérêt pour les enjeux politiques ou collectifs qui est abordée. Comment permettre à chacun de s'engager dans un faire société ensemble si seul l'intérêt personnel compte ?  

Dans la dernière partie, il rappelle la différence entre communauté et société, souvent liées au cœur et à la raison, à l'élection ou à l'obligation. Il propose une société plus fraternelle, conviviale et respectueuse, qui ne peut exister selon lui que si l'Etat garantit une certaine égalité et sécurité à tous. Il montre aussi l'importance de nommer les différentes normes en jeu dans les relations, qui peuvent créer des conflits. Un société qui reste à construire !

"D'autres formes de "nous" sont possibles à la condition qu'ils respectent l'identité des "je" qui sont également autres. D'autres formes de lien sont possibles à la condition qu'ils ne soient pas perçus comme des cordes au cou, qu'ils traduisent un attachement significatif"

"La revendication d'un lien traditionnel, de type communautaire, reflète avant tout la marque d'un manque, l'impossibilité de voyager dans l'espace social"
"L'individu est placé devant la contradiction de la modernité qu'il doit résoudre : pour parvenir à son indépendance, à son autonomie, à une liberté de choix, il desserre certains liens, certaines appartenances ; mais en même temps à la recherche de son "expressivité", il croit que celle-ci est cachée au fond de lui [...] Une inversion se produit alors : les "racines" qui emprisonnent, qui limitent le mouvement dans la revendication d'un soi libre, peuvent devenir positives lorsqu'il s'agit de comprendre sa propre nature"

"Devant une telle crise du lien social qui se traduit par un désintérêt pour les affaires collectives, trois attitudes sont possibles : 

- La première est le laisser-faire, en laissant le marché prendre toute la place, y compris en organisant en permanence des "élections" sur tout, par exemple sur le programme du film de la soirée ou sur l'individu qui doit sortir du Loft ou de Star Academy. L'individu est isolé, écartelé entre son monde et le monde général, sans relais.

- Selon la deuxième position, la crise dérive d'un manque de socialisation. La famille et l'école ne font plus leur travail. Le rétablissement de l'instruction civique devrait doter les jeunes d'une conscience civique. Ce sont les individus qui doivent changer, et non l'Etat. Ce dernier est organisé pour défendre le bien commun et l'intérêt général. Seule une "position de surplomb peut transcender les particularismes" 

- La troisième plaide pour la réhabilitation de la société civile, pour une démocratie participative, pour une régulation qui parte du plus bas (bottom up) que du plus haut (top down), et en conséquence pour une transformation de tous les niveaux. [...] Ce modèle d'empowerment n'a de sens que si et seulement si les autorités politiques et les experts considèrent les individus ordinaires comme doués d'une capacité réflexive. ils doivent penser que le peuple est intelligent, même s'il défend ses intérêts personnels. Cela demande donc de rompre avec "la construction sociale de l'incompétence de l'usager""



mercredi 21 juillet 2021

La nuit, j'écrirai des soleils

Je continue mon exploration des livres de Boris Cyrulnik. Je dois dire que je me régale, même si les thèmes sont souvent proches d'un essai à l'autre. L'écriture est agréable, la pensée, toujours en spirale, fait des détours pour revenir au sujet principal. Cet ouvrage a deux ans et traite des bienfaits de l'écriture et de l'imaginaire pour se reconstruire. Il s'intéresse notamment à la mémoire et à comment celle-ci peut changer selon la lecture - et l'écriture que chacun en a. Il nous fait croiser quelques écrivains, évoque sa propre résilience et fait le lien avec des expériences de psycho et neurologie, notamment sur le développement des enfants et adolescents.

"Le monde écrit n'est pas une traduction du monde oral. C'est une création puisque le mot choisi pour nommer la chose est une découpe du réel qui lui donne un destin. « J'écris pour me venger » ou « j'écris pour donner sens au fracas » oriente l'âme vers une lumière au bout du tunnel. Le mot qui vient à l'esprit pour désigner la chose imprègne l'événement d'une signification qui vient de notre histoire"

On rencontre ainsi Jean Genet par exemple, enfant placé, mortifié que ses parents adoptifs touchent de l'argent pour l'élever et insensible à leur affection. Il se réfugie dans les livres et l'écriture, il vole - et se laisse prendre - pour pouvoir écrire en prison. Il remplit le vide de mots. Cette capacité à enchanter le réel par des mots, des romans, des poèmes, le neuropsychiatre l'effleure en citant Villon, Sade, Gary, Sartre, Rimbaud mais aussi Depardieu et bien d'autres. Il souligne l'importance de l'attachement précoce qui sécurise l'enfant et du récit que celui-ci se fait d'événements traumatisants. Ce qui est intéressant, c'est qu'il sort du fatalisme. On retrouve bien entendu la notion clé de résilience. Mais il ne suffit pas d'écrire, de mettre à distance pour revivre. L'écriture peut creuser un sillon répétitif et mortifère comme creuser de nouveaux chemins. Tout dépend de la représentation que se fait chacun du monde. 

Un ouvrage qui se lit très bien, mais qui, encore une fois, semble devoir se résumer en quelques mots alors qu'il est bien plus riche. Les digressions sont nombreuses et noient parfois le propos.

"Deux grands dangers menacent la mémoire. Le premier, c'est de ne pas avoir de mémoire, ce qui nous fait vivre dans la tombe. Le second, c'est d'avoir de la mémoire et de nous en rendre prisonnier. La seule bonne stratégie, c'est d'élaborer, se donner de la peine, afin de donner du sens aux faits"

"Après un événement émotionnant, la plupart des commotionnés ont besoin de parler. L'enjeu de ces récits n'est pas de dire la vérité, il vise à donner une forme verbale à la bousculade émotionnelle pour apaiser le parleur et pour que son monde redevienne cohérent"

lundi 19 juillet 2021

Les oreilles de Buster

Eva vit avec Sven dans un village de Suède, près de la mer. Pour son anniversaire, elle a reçu de sa petite fille un journal orné de roses. Pour la jardinière amoureuse de ses roses qu'est Eva, c'est signe qu'il faut y écrire. De juin à août, Eva écrira lorsque Sven sera couché, un verre pas très loin. Dès l'incipit, le ton est donné, on lit le journal d'une meurtrière, qui a rêvé de tuer sa mère depuis son enfance - et dit qu'elle y est parvenue. Comment et quand cela arrive, on ne le découvre que tardivement. Quant au pourquoi, c'est l'objet de ce livre.

Entre souvenirs du passé et actualité de sa journée, Eva nous invite dans sa vie de retraitée. Elle tourne autour des roses, d'une visite à une personne âgée et des moments avec sa fille Suzanne ou ses amies. Mais derrière cette calme façade, Eva a dû s'endurcir pour survivre. Sans cesse critiquée par sa mère, peu soutenue par un père effacé, elle a souffert dès qu'elle a aimé. Amour non partagé par sa mère et surtout actions diverses de sa mère pour que ceux qui l'aiment se détournent ou s'éloignent d'elle (nounou renvoyée, critiques devant les amis, etc.).  Le pire arrive lors de son histoire d'amour avec John, à 17 ans. Pourtant Eva s'est préparée, elle a vaincu bien des peurs, celle des araignées ou des gros chiens, et son dégout des escargots. Elle a aussi su châtier ceux qui lui faisaient du mal, parfois de façon très douloureuse. Entre face blanche et roi de pique, bien noir, Eva se construit et confie ses peurs, ses joies et ses tristesses aux oreilles de Buster - vous découvrirez bien assez tôt de quoi il s'agit. 

Roman prenant et bien mené de Maria Ernestam. Narration d'une meurtrière que personne n'a repéré. Relation mère/fille toxique. C'est un bon divertissement, qui, bien que sombre, fait aussi rire et sourire. Et quelques questions demeurent : finalement, qui de la mère ou de la fille va trop loin ? Et la réalité décrite par Eva est-elle celle qu'elle a vécu ? A quelques moments, le doute s'insinue... Et c'est aussi ça qui est intéressant.



mercredi 14 juillet 2021

Cherchez la femme

Voici un épais roman d'Alice Ferney, parfait pour les vacances. Il sort de ma LAL pour le challenge Pavés (700 pages chez Actes Sud) et malheureusement, comme souvent lorsqu'un livre y a patienté trop longtemps, c'est un petit plaisir plus qu'un éblouissement. Oui, je cherche ce qui fait vibrer dans les livres !

Voici l'histoire de Serge, depuis la rencontre de ses parents, jusqu'à sa mort. Ou son accident de voiture, le doute peut persister. C'est avec la rencontre de Vladimir et Nina que commence l'ouvrage. Il est ingénieur des Mines, elle est lycéenne, ils se rencontrent à l'orchestre. Il imagine qu'elle sera la mère de ses enfants. Elle se rêve femme d'ingénieur. Sur ce malentendu, l'aventure peut commencer. Et voilà que plus vite que prévu, Serge nait, suivi de Jean. Serge l'enfant chéri, l'enfant doué, le normalien. Serge que l'on suit de l'enfance à l'adolescence, dans les études comme dans son entreprise, dans ses aventures amoureuses et dans son mariage. C'est d'ailleurs beaucoup autour de son mariage avec Marianne que se vit le roman, de leur rencontre à la tromperie et au divorce. 

C'est agréable à lire, la voix narrant l'histoire et déjà omnisciente nous annonce la suite ou nous donne des explications sur l'impact des actes des uns et des autres. C'est assez psychologisant parfois. Et c'est surtout terriblement pessimiste voire fataliste : nul ne semble pouvoir échapper aux tares de ses ancêtres ou à leurs manques affectifs ! Un peu triste et pas très rythmé... et toujours dans ces mêmes milieux sociaux bourgeois finalement. Mitigée.


lundi 5 juillet 2021

Consolation

Je ne connaissais pas Anne-Dauphine Julliand, c'est sur un conseil de libraire que j'ai lu cet ouvrage avant de l'offrir à un ami. L'auteur a perdu ses deux filles de leucodystrophie. Elle conte la douleur, les larmes mais aussi les gestes qui sauvent, qui consolent.
Elle dit sa propre souffrance mais aussi celle de son mari et de son fils. Elle montre les mots et les gestes qui aident : une présence discrète et silencieuse, un pot de moutarde amené par une copine, laisser les larmes couler et serrer l'autre dans les bras. Elle raconte aussi ce qui enfonce dans la douleur : le refus des larmes, le mutisme ou la fuite de l'entourage qui isole l'inconsolé. 
C'est agréable à lire, plein de références étonnantes, de la culture pop à l'art japonais du kintsugi ! C'est aussi un autre rapport à la souffrance, non pas comme un deuil faire seul, un chemin de solitude, avec des hiérarchies de souffrance, mais plutôt un appel à être en lien, à exprimer sa tristesse et ses besoins.