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lundi 28 novembre 2022

L'inespérée

Un petit Bobin, à nouveau, pour continuer à se régaler de le lire et de le découvrir. Quelques textes, courts, autant d'instants saisis par l'écriture. On y croise des femmes, des arbres, une télé, du repos, des conférences, de la lumière, des joies et des peines, toute la beauté simple de la vie. Coup de cœur pour la première nouvelle, qui est une lettre à la lumière.  



"Vous alliez partout dans la même seconde, comme une enfant riante. Vous étiez l'image d'une vie détachée de soi, prodigue d'elle-même et parfaitement nonchalante quant à ses lendemains. Pendant que les enfants, dans leur école, recevaient une leçon de musique, je recevais de vous une leçon de bonté : c'est à votre image que j'aimerais aller dans la poignée de jours qui m'est donnée, madame, c'est avec votre gaieté et votre amour insoucieux de se perdre.

Nous ne cherchons tous qu'une seule chose dans cette vie : être comblés par elle – recevoir le baiser d'une lumière sur notre cœur gris, connaître la douceur d'un amour sans déclin. Être vivant c'est être vu, entrer dans la lumière d'un regard aimant : personne n'échappe à cette loi, pas même Dieu qui est, par principe, parce qu'il est le principe supposé de tout, hors la loi. La Bible n'est que l'inventaire des efforts insensés de Dieu pour être entrevu de nous, ne fût-ce qu'une seconde, ne fût-ce que d'un seul homme et cet homme fût-il un bon à rien ou un gardien de chèvres abruti de solitude et de mauvais vin. Tout y passe. Tout est bon à Dieu pour attirer notre attention sur lui, de la grande machinerie des déluges et des orages avec leur vacarme de fer-blanc, jusqu'aux gémissements à peine audibles d'un nouveau-né couché sur la paille, bercé par la respiration besogneuse d'un âne et d'un bœuf."

 

"La vérité, on ne peut l'avoir, seulement la vivre. La vérité c'est vous, madame : de la lumière qui vient, de la lumière qui passe"

"L'intelligence est la force, solitaire, d'extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi"

"Ce n'est pas l'encre qui fait l'écriture, c'est la voix, la vérité solitaire de la voix, l'hémorragie de vérité au ventre de la voix. Est écrivain toute personne qui ne suit que la vérité de ce qu'elle est, sans jamais s'appuyer sur autre chose que la misère et la solitude de la vérité."
"Nous ne sommes faits que de ceux que nous aimons et rien d'autre"

"L'arbre est devant la maison, un géant dans la lumière d'automne. Vous êtes dans la maison, près de la fenêtre, vous lui tournez le dos. Vous ne vous retournez pas pour vérifier s'il est bien toujours là – on ne sait jamais avec ceux qu'on aime : vous négligez de les regarder un instant, et l'instant suivant ils ont disparu ou se sont assombris. Même les arbres ont leurs fugues, leurs humeurs infidèles. Mais celui-là, vous êtes sûr de lui, sûr de sa présence éclairante. Cet arbre est depuis peu de vos amis. Vous reconnaissez vos amis à ce qu'ils ne vous empêchent pas d'être seul, à ce qu'ils éclairent votre solitude sans l'interrompre."

 

"Un peintre c'est quelqu'un qui essuie la vitre entre le monde et nous avec de la lumière, avec un chiffon de lumière imbibé de silence"

"Pour la gloire d'être aimé. Cette réponse, toujours l'avez entendue. Elle vaudrait pour les livres comme pour le reste, et ce serait pour cela qu'on fait tout ce qu'on fait - de l'argent, des enfants ou des livres : pour que l'argent, les enfants ou les livres ramènent sur vous l'amour qui manque. Parents qui mendient à leurs enfants une force pour vivre. Ecrivains qui réclament à voix d'encre le baiser d'une lumière. Oui cette réponse toujours vous l’avez entendue, et toujours elle vous a paru fausse, ou bien d’une vérité infirme, bonne pour les mauvais parents, bonne pour les mauvais écrivains. On ne peut rien faire pour être aimé – ou alors seulement de mauvaises choses, des livres ratés, des enfants inachevés. L’amour n’est pas mesurable à ce qu’on fait. L’amour vient sans raison, sans mesure, et il repart de même."

"L'enfer c'est cette vie quand nous ne l'aimons plus. Une vie sans amour est une vie abandonnée, bien plus abandonnée qu'un mort"

lundi 14 novembre 2022

Un instant dans le vent

Sortie de PAL pour ce roman d'André Brink, un auteur dont je ne connaissais pas l'existence et qui s'est engagé contre l'apartheid. 

Dans ce roman, on suit le périple d'Adam et Elisabeth. Elisabeth, jeune femme du Cap, blanche, suit son mari, Erik Larson dans son expédition scientifique. Il part herboriser et empailler des animaux qu'il affuble de noms latins avant de les envoyer en Europe. Hélas, l'expédition ne fait pas long feu et Elisabeth reste seule au milieu de la savane. C'est sans compter sur Adam, un esclave enfui, qui suit le convoi de loin en loin et décide de rejoindre la jeune femme. Ils vont devoir faire équipe pour regagner le Cap, apprendre à se connaitre, à s'apprécier...

Une histoire d'amour et de trahison, une histoire où les mots souvent se mélangent à mesure que les personnages avancent dans leurs épreuves. Un peu longuet et planant parfois, malheureusement. Et puis, les quelques informations sur le fait divers qui a inspiré le roman donne pas mal de clés à qui le lit attentivement.


lundi 7 novembre 2022

Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d'années

Découverte de Philippe Jaccottet avec ce recueil de la biblio. De la nature, dite par des images différentes, picturales, dont certaines m'ont beaucoup parlé. Je crois avoir préféré les passages en prose, la présence du poète dans le paysage, ou plutôt son regard et les mots qu'il choisit. Quelques extraits :


Le cerisier
"Je pense quelquefois que si j'écris encore, c'est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d'une joie dont on serait tenté de croire qu'elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu'un peu de cette poussière s'allume dans un regard, c'est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus; mais c'est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l'origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles [...] J'avais toujours aimé les feux dans les jardins, dans les champs : c'est à la fois de la lumière et de la chaleur, mais aussi, parce que cela bouge, se démène et mord, une espèce de bête sauvage ; et, plus profondément, et plus inexplicablement, une sorte d'ouverture dans la terre, une trouée dans les barrières de l'espace, une chose difficile à suivre où elle semble vouloir vous mener, comme si la flamme n'était plus tout à fait de ce monde : dérobée, rétive, et par là même source de joie."


Blason vert et blanc
"j'en viens à me demander si la chose "la plus belle", ressentie instinctivement comme telle, n'est pas la chose la plus proche du secret de ce monde, la traduction la plus fidèle du message qu'on croirait parfois lancé dans l'air jusqu'à nous ; ou, si l'on veut, l'ouverture la plus juste sur ce qui ne peut être saisi autrement, sur cette sorte d'espace où l'on ne peut entrer mais qu'elle dévoile un instant. Si ce n'était pas quelque chose comme cela, nous serions bien fous de nous y laisser prendre"


Sur les degrés montants
"On aurait pu imaginer ainsi une cohorte d'anges cherchant à soulever le couvercle énorme de la nuit, au-dessus des hautes herbes fouettées, cinglées par le vent glacé.
La porte s'ouvrirait-elle jamais ? Ce ne serait pas, en tout cas, faute d'avoir crié leur appel au jour. [...]
Qui a jamais crié ainsi pour forcer le jour ? [...]
Comme la montagne dans ce moment de ténèbres et de froid intense, j'attendais d'être illuminé, de me dresser hors du sarcophage de rocher comme Lazare, tandis que le vent tout autour hersait l’herbe.
J'étais mort comme lui et rien ne se passait que les coups de boutoir du vent, les coups de cravache du froid,
s'il n'y avait eu soudain cette troupe d'oiseaux absolument invisibles et réduits au fusées de leurs cris infatigables ;
et comme ils montaient toujours plus haut sur les degrés noirs, on aurait dit qu'ils s'activaient à soulever la dalle noire de la tombe
ou qu'ils frappaient à une porte, tous ensemble,
comme de petits anges effrénés, de petits ouvriers acharnés, sans autres outils que leur voix aigue (jubilante ou désespérée, on n'aurait su le dire),
à soulever cette dalle noire,
à frapper à cette porte qui semblait ne jamais devoir tourner sur ses gonds de pierre.
Qui frapperait avec pareille constance et fureur dans la montagne
ne ferait-il pas lui aussi lever le jour ?"

Apparition des fleurs
"Ce bleu était comme du ciel ; et là, dans la prairie, c'était du ciel épars, qui aurait plu pendant la nuit, une rosée, des morceaux d'air dans l'herbe. (J'aurais pu être tenté d'écrire aussi : des papillons ; ou des regards. Mais non.) C'étaient de presque inapparents morceaux de ciel, disséminés au hasard"



lundi 31 octobre 2022

Ainsi soit-elle

Voilà des années que cet ouvrage de Benoîte Groult m'a été conseillé alors que je finissais le Deuxième sexe. J'en sors moins emballée que du bouquin de Simone mais j'ai tout de même été scandalisée par quelques trucs ! Ce n'est pas tout à fait le même ton, Benoîte sait être ironique et percutante, elle amène des exemples qui font froid dans le dos, elle est plus "humaine" dans son approche du sujet des inégalités hommes / femmes que Simone. Et parfois, elle s'emballe presque trop et sa lectrice en avait mal au cœur !


Mais l'ensemble reste très actuel, même plus de 50 ans après sa publication. Peut-être un peu moins en France, et encore, mais à l'international, aucun doute ! Considérer les femmes comme des êtres inférieurs, avec moins de droits (le témoignage de deux femmes valent celui d'un seul homme dans certains pays), une sexualité à brider (excision) et une maternité due (en France aussi quand vous n'avez pas d'enfant et êtes mariée depuis longtemps), c'est malheureusement encore très courant. A travers les différents sujets et époques, Benoîte Groult met au jour ces inégalités, les agite, les explique et demande du changement. 

Elle s'intéresse à tous les secteurs, politique, bien sûr, mais aussi personnel, ménager, esthétique, psychologique ou sexuel. 

Quelques citations choisies, attention à la récolte :

"J'aurais continué à esquisser un humble sourire de remerciement, résignée au fait que les auteurs à seins ne soient lus que par des lecteurs à seins. Et si dans un sursaut d'amour-propre, tout en maintenant mon sourire aimable car une femme doit rester charmante, j'avais ajouté : "Parce que vous, bien sûr, les livres de femmes ne vous intéressent pas ?" les maris en question auraient souri avec courtoisie en s'excusant de n'avoir de temps que pour les choses sérieuses. Ils lisent bien sûr, ces hommes-là, mais des livres d'hommes, des livres normaux, quoi ! Évidemment, mes livres à moi parlent d'amour. C'est un sujet si féminin... quand il est traité par une femme. Mais quand c'est Flaubert qui décrit l'amour, cela devient un sujet humain. Il n'existe pas de sujet masculin pour la raison irréfutable que la littérature masculine c'est LA littérature ! Quant à la littérature féminine, elle est à LA littérature ce que la musique militaire est à LA musique."
"Qu'est-ce qui leur prend, soudain, aux femmes ? Voilà qu'elles se mettent toutes à écrire des livres. Qu'ont-elles donc à dire de si important ? demandait récemment un hebdomadaire qui ne s'était jamais posé la question de savoir pourquoi les hommes écrivaient, eux, depuis deux mille ans et ce qui leur restait encore à dire !"
"Laisser une femme lire les livres que son esprit la porte à choisir, mais c'est lui apprendre à se passer de vous" - c'est Balzac qui écrit ça !
"La médecine est déconseillée « parce qu'elle réclame un équilibre nerveux qui n’est pas l’apanage des femmes et oblige à supporter des spectacles pénibles ». En revanche, la profession d’infirmière ou de sage-femme, qui ne présente aucun spectacle pénible comme chacun sait et qui est très reposante pour les nerfs, est vivement recommandée"

lundi 24 octobre 2022

Dieu, le temps, les hommes et les anges

Jolie plongée dans cet ouvrage d'Olga Tokarczuk recommandé par des blogolecteurs. J'ai beaucoup aimé ces morceaux de temps de vies et ces histoires sur Dieu et les différentes créations, des plantes à l'homme en passant par les objets.

Bienvenue à Antan, un petit village de Pologne, dans les années 1910 jusqu'aux années de la chute du mur environ. Dans ce village, au centre de l'univers, les points cardinaux sont gardés par des anges, une rivière blanche et une noire coulent, Dieu est peut-être là... Dans ce village, il y a une meunière, une glaneuse, une folle aux chiens, un châtelain et encore bien d'autres personnages. On croise des anges, un fantôme, une vierge Marie qui fait des miracles, un curé qui maudit une rivière et un homme sauvage. Tous ces habitants se croisent et vivent les uns avec les autres. Au centre, il y a certainement la famille du meunier qui prend le plus de place dans la narration avec Misia, Geneviève et Michel. Leur histoire n'est pas exceptionnelle, il s'aiment, travaillent, ont des enfants et meurent. Mais ce qui se passe autour d'eux a des allures de contes avec sa forêt, sa sorcière, les soldats plus ou moins charmants. Et la langue est belle, s'attachant à décrire la campagne, la forêt et toute la vie qu'elles abritent. Au détour, la "grande" histoire s'invite avec les deux guerres, le communisme, l'automobile...

Un moment de lecture ensorcelant !

lundi 17 octobre 2022

La promesse

Ce livre de Friedrich Durrenmatt, perdu sur ma PAL historique, est un roman policier raconté par un policier à un romancier. L'ancien directeur de la police cantonale de Zurich livre une affaire arrivée des années auparavant à son collaborateur, aujourd'hui pompiste débraillé.


Matthieu était le premier lieutenant du narrateur et promis à une belle carrière. La veille d'une mutation exceptionnelle en Jordanie, le téléphone sonne et un crime est annoncé. Une petite fille est morte assassinée dans les bois. Le suspect, un marchand ambulant, craque après un interrogatoire et se pend. Matthieu, convaincu d'une erreur, renoncé à la Jordanie et mène l'enquête à partir du dessin du géant aux hérissons de la victime...
Il met en place un piège pour le criminel mais des années plus tard, le piège n'a pas encore fonctionné. Le narrateur explique pourquoi.

Cet anti roman policier, puisque le narrateur raconte l'histoire pour montrer combien la réalité est plus fourbe que la fiction, est finalement un bon polar. J'imaginais rester sur ma faim mais le coupable est identifié... Un bon divertissement !


lundi 10 octobre 2022

Je ne suis pas d'ici

Plongée dans André Dhôtel suite aux recommandations de Bobin, je ne sais plus trop où. J'ai retrouvé cette belle écriture allusive, ces histoires campagnardes, communes et pourtant imprégnées de mystère.

Damien et Norbert viennent du même village et on fait leurs études ensemble. Adultes, ils reviennent sur les terres familiales. Damien appartient à une famille de rêveurs, avec des landes et des friches, et pas beaucoup d'argent. Norbert est fils d'un propriétaire terrien gourmand des terres voisines. Alors quelle meilleure idée que de fiancer Alix, la sœur de Norbert, à Damien. Pris d'un accès incompréhensible, ce dernier en embrasse une autre. C'est le début d'une guerre entre les deux familles, amplifiée par des sabotages mystérieux. Et Damien semble se désintéresser de tout cela, rêver parmi les herbes... C'est ce flegme et cette paresse qui étonne le plus le narrateur.

Un joli roman, sur le rapport à l'autre, à la nature, en voyageur ou non.



lundi 3 octobre 2022

Rastenberg

Christiane Singer fait partie des autrices dont je continue d'explorer l'œuvre, en quête de pépites et des phrases chocs. Ce n'est pas toujours le cas et je ne crois pas que je retiendrai grand chose de ce roman d'un lieu. 

Avec la narratrice, nous découvrons une forteresse autrichienne et ses sombres couloirs, ses portraits de famille, ses armures et armes, ses vases dans lesquels quelques fleurs viennent donner de la vie. C'est un monument historique, où peuvent se balader des touristes et où l'on peut écrire. C'est un lieu d'imagination où des personnages oubliés reprennent vie sous la plume de Singer. Histoires d'amour, de passion brulante ou d'indifférence, elle ne fait pas dans la demi-mesure.

Une exploration sympathique. 


"Le plus souvent, héros de fausses odyssées, combattants de la fausse guerre, gagnants et perdants des faux enjeux, en route vers de faux pèlerinages, cet héroïsme qui nous habite, cette force créatrice, cet élan vital qui pourrait tout transmuer s'engouffrent dans les canaux de l'insignifiance et alimentent les bassins de l'illusion"

lundi 26 septembre 2022

Apaiser nos tempêtes

J'avais beaucoup aimé Dans la forêt et j'étais ravie de découvrir ce nouveau titre de Jean Hegland. Au programme, l'histoire de deux jeunes femmes, Cerise et Anna, de milieux sociaux différents. Toutes deux tombent enceintes sans le désirer. L'une garde le bébé, l'autre pas. L'une se dévoue à sa fille tandis que l'autre s'engage dans son art, la photo, avant de devenir maman à son tour.

Ce roman traite de la maternité, des craintes des mères pour la sécurité, l'amour, la santé, l'éducation et tout ce qui concerne leurs enfants. Il s'inscrit dans une Amérique qui peine à soutenir ses citoyens les plus précaires. Et voilà. On s'attache vaguement aux héroïnes et à leurs enfants. On frémit à peine quand les drames les rattrapent. 

Malheureusement, j'ai trouvé ce roman plat, un peu convenu. Et je crois que les histoires de mères ne m'intéressent définitivement pas. 



lundi 19 septembre 2022

Les cavaliers

Un dernier pavé, d'un auteur que j'adore, Joseph Kessel. Avec lui, je fais le tour du monde et je m'arrête en Afghanistan pour suivre un tchopendoz, Ouroz. 


Un tchopendoz ? C'est un cavalier de bouzkashi, un célèbre jeu afghan qui se joue à cheval et qui consiste à emporter le cadavre d'une chèvre dans un but, assailli par des dizaines d'autres tchopendoz. C'est le job d'Ouroz et il compte bien remporter le grand bouzkashi du roi à Kaboul. Fils du grand Toursène, monté sur Jehol, rien ne peut lui résister. Sauf son corps. Echouant à quelques centimètres de la victoire, Ouroz décide de rentrer chez lui au plus vite, par un chemin dangereux. Accompagné de son serviteur Mokkhi, il va traverser le pays pour rejoindre ses plaines natales. En chemin, il devra lutter contre l'envie de son serviteur et la douleur de sa jambe brisée. Tout un voyage pour permettre au lecteur d'apprivoiser cet étrange personnage, tout d'orgueil et d'audace.

Un livre d'aventure au cœur de l'Afghanistan, qui nous en fait découvrir traditions et reliefs, guidés par un personnage odieux mais admirable. 

Lu en Folio - 590 pages

Encore Dickinson


375

The Angle of a Landscape -

That every time I wake -

Between my Curtain and the Wall

Upon an ample Crack -

 

Like a Venetian - waiting -

Accosts my open eye -

Is just a Bough of Apples -

Held slanting, in the Sky -

 

The Pattern of a Chimney -

The Forehead of a Hill -

Sometimes - a Vane's Forefinger -

But that's - Occasional -

 

The Seasons - shift - my Picture -

Upon my Emerald Bough,

I wake - to find no - Emeralds -

Then - Diamonds - which the Snow

 

From Polar Caskets - fetched me -

The Chimney - and the Hill -

And just the Steeple's finger -

These never stir at all -

 

376 

Of Course - I prayed -

And did God Care?

He cared as much as on the Air

A Bird - had stamped her foot -

And cried "Give Me" -

My Reason - Life -

I had not had - but for Yourself -

'Twere better Charity

To leave me in the Atom's Tomb -

Merry, and Nought, and gay, and numb -

Than this smart Misery.

 

393

Did Our Best Moment last -

'Twould supersede the Heaven -

A few - and they by Risk - procure -

So this Sort - are not given -

 

Except as stimulants - in

Cases of Despair -

Or Stupor - The Reserve -

These Heavenly Moments are -

 

A Grant of the Divine -

That Certain as it Comes -

Withdraws - and leaves the dazzled Soul

In her unfurnished Rooms

 

396

There is a Languor of the Life

More imminent than Pain -

'Tis Pain's Successor - When the Soul

Has suffered all it can -

 

A Drowsiness - diffuses -

A Dimness like a Fog

Envelops Consciousness -

As Mists - obliterate a Crag.

 

The Surgeon - does not blanch - at pain

His Habit - is severe -

But tell him that it ceased to feel -

The Creature lying there -

 

And he will tell you - skill is late -

A Mightier than He -

Has ministered before Him -

There's no Vitality.

 

410

The first Day's Night had come -

And grateful that a thing

So terrible - had been endured -

I told my Soul to sing -

 

She said her Strings were snapt -

Her Bow - to Atoms blown -

And so to mend her - gave me work

Until another Morn -

 

And then - a Day as huge

As Yesterdays in pairs,

Unrolled its horror in my face -

Until it blocked my eyes -

 

My Brain - begun to laugh -

I mumbled - like a fool -

And tho' 'tis Years ago - that Day -

My Brain keeps giggling - still.

 

And Something's odd - within -

That person that I was -

And this One - do not feel the same -

Could it be Madness - this?

 

411

The Color of the Grave is Green –

The Outer Grave - I mean -

You would not know it from the Field -

Except it own a Stone -

 

To help the fond - to find it -

Too infinite asleep

To stop and tell them where it is -

But just a Daisy - deep -

 

The Color of the Grave is white -

The outer Grave - I mean -

You would not know it from the Drifts -

In Winter - till the Sun -

 

 Has furrowed out the Aisles -

Then - higher than the Land

The little Dwelling Houses rise

Where each - has left a friend -

 

The Color of the Grave within -

The Duplicate - I mean -

Not all the Snows could make it white -

Not all the Summers - Green -

 

You've seen the Color - maybe -

Upon a Bonnet bound -

When that you met it with before -

The Ferret - cannot find -

 

423

The Months have ends - the Years - a knot -

No Power can untie

To stretch a little further

A Skein of Misery -

 

The Earth lays back these tired lives

In her mysterious Drawers -

Too tenderly, that any doubt

An ultimate Repose -

 

The manner of the Children -

Who weary of the Day -

Themself - the noisy Plaything

They cannot put away –

 

442

God made a little Gentian -

It tried - to be a Rose -

And failed - and all the Summer laughed -

But just before the Snows

 

There rose a Purple Creature -

That ravished all the Hill -

And Summer hid her Forehead -

And Mockery - was still -

 

The Frosts were her condition -

The Tyrian would not come

Until the North - invoke it -

Creator - Shall I - bloom?

 

443

I tie my Hat - I crease my Shawl -

Life's little duties do - precisely -

As the very least

Were infinite - to me -

 

I put new Blossoms in the Glass -

And throw the old - away -

I push a petal from my Gown

That anchored there - I weigh

The time 'twill be till six o'clock

I have so much to do -

And yet - Existence - some way back -

Stopped-- struck - my tickling - through -

We cannot put Ourself away

As a completed Man

Or Woman - When the Errand's done

We came to Flesh - upon -

There may be - Miles on Miles of Nought -

Of Action - sicker far -

To simulate - is stinging work -

To cover what we are

From Science - and from Surgery -

Too Telescopic Eyes

To bear on us unshaded -

For their – sake - not for Our’s -

'Twould start them -

We - could tremble -

But since we got a Bomb -

And held it in our Bosom -

Nay - Hold it - it is calm -

 

Therefore - we do life's labor -

Though life's Reward - be done -

With scrupulous exactness -

To hold our Senses - on -

 

480

"Why do I love" You, Sir?

Because -

The Wind does not require the Grass

To answer - Wherefore when He pass

She cannot keep Her place.

 

Because He knows - and

Do not You -

And We know not -

Enough for Us

The Wisdom it be so -

 

The Lightning - never asked an Eye

Wherefore it shut - when He was by -

Because He knows it cannot speak -

And reasons not contained -

- Of Talk -

There be - preferred by Daintier Folk -

 

The Sunrise - Sire - compelleth Me -

Because He's Sunrise - and I see -

Therefore - Then -

I love Thee -


samedi 17 septembre 2022

Sur les chemins noirs

Du Mercantour au Cotentin, Sylvain Tesson a traversé la France à pieds, par des chemins oubliés, loin des autoroutes de la randonnée. C'est cette expérience qu'il conte ici ! 

Pourquoi un tel projet ? C'est une promesse et une façon de vivre une rééducation suite à une chute qui le laisse tout cassé à l'hôpital. A sa sortie et avec les beaux jours, commence une marche dans les chemins noirs, chemins oubliés bordés de haies et non répertoriés sur les cartes de randonnées. Une marche qui est aussi une plongée dans des déserts ruraux, loin des gares et de la 4G. 

Le lecteur suit Sylvain Tesson sur ces chemins noirs, partageant ses considérations sur le monde, les rares rencontres et paysages. Un livre comme hymne à la liberté, droit à la disparition, à la déconnexion et à l'ermitage. 


Quelques phrases glanées :

"Un rêve m’obsédait. J’imaginais la naissance d’un mouvement baptisé confrérie des chemins noirs. Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient ainsi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. Dessinés sur la carte et serpentant au sol ils se prolongeraient ainsi en nous-mêmes, composeraient une cartographie mentale de l’esquive. Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir de commun avec lui. L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. Les règles de cette dissimulation existentielle se réduisaient à de menus impératifs : ne pas tressaillir aux soubresauts de l'actualité, réserver ses colères, choisir ses levées d'armes, ses goûts, ses écœurements, demeurer entre les murs de livres, les haies forestières, les tables d'amis, se souvenir des morts chéris, s'entourer des siens, prêter secours aux êtres dont on avait connu le visage et pas uniquement étudié l'existence statistique. En somme, se détourner. Mieux encore ! disparaître. "Dissimule ta vie", disait Épicure dans une de ses maximes (en l'occurrence c'était peu réussi car on se souvenait de lui deux millénaires après sa mort)."

"Un embrigadement pernicieux était à l’œuvre dans ma vie citadine : une surveillance moite, un enrégimentement accepté par paresse. Les nouvelles technologies envahissaient les champs de mon existence, bien que je m’en défendisse. Il ne fallait pas se leurrer, elles n’étaient pas de simples innovations destinées à simplifier la vie. Elles en étaient le substitut. Elles n’offraient pas un aimable éventail d’innovations, elles modifiaient notre présence sur cette Terre. Il était “ingénu de penser qu’on pouvait les utiliser avec justesse”, écrivait le philosophe italien Giorgio Agamben dans un petit manifeste de dégoût. Elles remodelaient la psyché humaine. Elles s’en prenaient aux comportements. Déjà, elles régentaient la langue, injectaient leurs bêtabloquants dans la pensée. Ces machines avaient leur vie propre. Elles représentaient pour l’humanité une révolution aussi importante que la naissance de notre néocortex il y a quatre millions d’années. Amélioraient-elles l’espèce ? Nous rendaient-elles plus libres et plus aimables ? La vie avait-elle plus de grâce depuis qu’elle transitait par les écrans ? Cela n’était pas sûr. Il était même possible que nous soyons en train de perdre notre pouvoir sur nos existences. Agamben encore : nous devenions “le corps social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l’histoire de l’humanité”."

"Dans la descente, ce panneau sous les poiriers prouvait combien l'administration maternait les citoyens : La praticabilité de cet itinéraire n'est pas garantie. On devrait annoncer cela à tous les nouveaux-nés au matin de leur vie !"

 

"Après tout, on gagnait à rester dans le voisinage de certains êtres. Peut-être en allait-il de même avec les arbres ?"

mercredi 14 septembre 2022

Les enfants Jéromine

Bel ouvrage que ce pavé (1125 pages au livre de poche tout de même) d'Ernst Wiechert, auteur allemand que je découvre avec ce livre. C'est un roman d'initiation plein d'humanité qui nous fait suivre Jons Ehrenreich - riche en honneur - de sa petite enfance à sa maturité. Et notre question principale est : donnera-t-il raison à son nom ?
Cadet d'une famille de sept, il est repéré par son instituteur comme un enfant travailleur et intelligent. Celui-ci lui offre la chance de poursuivre ses études dans la ville voisine et soutient sa scolarité. Jons, très attaché à sa terre "le coin aux chouettes" et aux siens, se forme pour revenir apporter de l'aide aux villageois.
Le lecteur suit sa croissance ainsi que celle de ses frères et sœurs, de sa famille, l'évolution des membres du village. Ils sont inoubliables comme le pasteur, l'aristocrate local, l'instituteur... C'est un rythme paisible, qui s'intéresse au fond des choses, à la couleur du ciel et à l'âme des personnes. C'est doux et édifiant, presque angélique parfois. Et pourtant, le monde se rapproche a travers la première guerre, l'automobile et la montée du nazisme dont les ombres pèsent sur la fin du roman. Dans ce coin perdu, il est des gens qui remuent le monde dans l'honnêteté et la simplicité du quotidien. Mon seul regret : il n'y a pas vraiment de fin.

J'ai glané des jolis passages en nombre, je vous en livre quelques uns et vous laisse retrouver la totalité sur Babelio.


"Non, il n'était pas nécessaire que quelque chose de grand sortît de l'enfant de la chaumière. Il suffisait qu'il cultivât trente arpents de maigre terre, de sa jeunesse à sa vieillesse. Car s'il ne le faisait pas le champ retournait au désert, et au lieu de pain il donnait des pierres. Et aucun enfant ne sortait de cet enfant, et dans la chaîne des générations quelque chose était rompu. Le village y perdait un sourire qui eût été donné peut-être aux éprouvés, une assistance amicale, une parole cordiale en une année de mauvaise récolte. Il n'était pas vrai, selon Jons, qu'il n'y eût personne d'irremplaçable. Les affaires de l'humanité ne se faisaient pas par des suppléants. Pas même celles d'un pays ou d'un village. Il n'était pas vrai que lui, Jons, pût être remplacé par un docteur Joyeux, ou un docteur Triste, ou même par un docteur Toutlemonde, pas vrai que Stilling ou Korsanke fussent remplaçables. Non, pas même Piontek ! Quelqu'un pouvait prendre leur place, et leur emploi serait, comme on dit, pourvu. Toutefois l'homme qui le détenait était irremplaçable. Il était tombé, une seule fois, de la main de Dieu, et Dieu l'avait façonné en type unique et non pas en série, comme à la chaîne d'une fabrique d'engins mécaniques."
"Qui est déshérité ? demanda Lawrenz en se ployant sur son fauteuil. Qui est sans travail ? Faut-il que la langue soit un instrument si docile de nos erreurs ? Avez-vous jamais vu un seul homme que Dieu ait déshérité ? Un père, une mère peuvent déshériter, et ils ne peuvent, eux non plus, enlever que de l'argent et des propriétés, sans pouvoir déshériter de leur sang. Mais Dieu ne déshérite pas même les incroyants. lI ne nous enlève ni le sol que nous foulons de nos pieds, ni la lumière du soleil, ni la muette image des fleurs. Et quand il nous fait marcher sur des béquilles et nous rend aveugles, il nous donne du moins encore la force de créer un autre monde, en notre esprit."
"Ils étaient des orphelins et portaient tous le même uniforme gris. Et pourtant il y avait eu parmi eux des rois, comme le grand-père, des héros, comme Michael, des êtres ayant la grâce, comme Christian, et d'autres ayant la noblesse, comme son père. Mais le Reich ne les voyait pas. Il s'était retiré dans ses grandes villes et ce qu'on y adorait c'était l'or et la parole. Des choses éphémères et trompeuses, comme la puissance édifiée sur elles. Celui qui était envoyé dans les forêts y allait comme en exil et celui qui était appelé dans les villes était un élu. Et le petit nombre de ceux qui étaient appelés n'était reconnu de personne. On les envoyait à la mort, comme Jumbo, et on ne savait pas qu'ils étaient irremplaçables. On ne distinguait pas entre la valeur et le nombre."

lundi 12 septembre 2022

Le chant d'Achille

Madeline Miller est sur ma LAL depuis longtemps et j'avais déjà croisé Circe, que j'avais apprécié sans plus. J'ai passé un bien meilleur moment avec Achille et Patrocle dans ce roman. Peut-être parce que j'aime tout ce qui se vit autour de la guerre de Troie. 

Patrocle, on ne voit pas bien qui c'est sinon l'ami cher d'Achille. C'est un jeune homme qui, lors de la débandade des grecs suite aux bouderies d'Achille, emprunte son armure, le temps de redonner l'espoir aux grecs et d'effrayer les troyens. Et qui se fait tuer. C'est ce qui incite Achille à combattre à nouveau et à aller rencontrer son destin - et sa gloire. Eh bien, ce Patrocle, Madeline Miller lui donne une épaisseur, une histoire, des sentiments, et en fait le témoin privilégié des talents d'Achille. Homme intelligent et sensible, éperdu d'admiration et d'amour pour le héros, il est éduqué avec lui. 

C'est leur histoire que nous conte la romancière avec sensibilité. Une belle plongée dans l'humanité de la mythologie. 

 


jeudi 8 septembre 2022

L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet

Je n'ai pas beaucoup entendu parler de ce roman de Reif Larsen mais j'ai flashé dessus en biblio. En plus, il était étiqueté "coup de cœur" alors j'ai tenté. 

Au programme, l'histoire d'une jeune adolescent, T.S. Spivet recevant le prix Baird du Smithsonian, honorable institution scientifique et muséale américaine. Le jeune garçon de 12 ans décide de se rendre à Washington pour recevoir son prix, sans prévenir qui que ce soit. C'est son épopée que nous suivons à travers les Etats-Unis. Il faut savoir que T.S est un dessinateur et cartographe de talent, passionné par les sciences et la compréhension du monde. Il n'hésite donc pas à croquer tout ce qu'il croise dans de nombreux carnets qui viennent illustrer notre roman - et donner des explications à toutes sortes de phénomènes. Vous lirez donc, en plus du roman d'initiation, une petite encyclopédie ! Mais rien d'ennuyeux là-dedans, c'est toujours clair, souvent drôle et lucide. A ceci s'ajoute la mise en abime d'une histoire de famille pas si simple, celle de son aïeule Emma.

Chouette lecture, qui croise les genres avec humour et brio !



mardi 30 août 2022

Le Maître des illusions

Ce roman de Donna Tartt est sur ma LAL depuis une éternité. Et j'ai passé un excellent moment avec lui !

Bienvenue sur un campus du Vermont où Richard, un jeune californien un peu paumé, va vivre avec nous une année terrible. Dès le début, on le sait, Bunny est mort et c'est Henry qui est à l'origine du plan. Durant les 790 pages de ce roman chez Pocket, on va suivre Richard dans sa fin d'adolescence, jeune étudiant boursier, helléniste intrigué par cinq étudiants dédiés au grec ancien. Composé d'Henry, Bunny, Francis, Camilla et Charles, ce petit groupe suit l'enseignement de Julian Morrow. C'est une élite qui ne se mêle pas aux autres, dépense des sommes astronomiques et part régulièrement à la campagne. Elite que rejoint Richard, entrainé presque malgré lui et en dissimulant tant bien que mal son humble origine !

Si ces personnes s'avèrent être de bonne compagnie, elles ne le mettent pas au courant de tous leurs secrets et plans. Richard soupçonne que des événements se passent sans lui, observe ses amis, se regarde aussi en leur compagnie mais c'est finalement très subtilement que nous sommes menés jusqu'à la disparition de Bunny. On découvre le caractère de chacun à mesure que l'événement initial, une bacchanale qui a mal tourné, est ébruité. 

On sent aussi une sorte de tragique à l'œuvre dans le roman, notamment dans les relations entre les personnages. J'ai tout de même regretté que ces hellénistes ne rentrent pas plus dans le détail de leurs cours et que cet aspect antique ne soit pas plus présent ! Un bon thriller, long mais pas si lent à mes yeux.




jeudi 25 août 2022

L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale

C'est le titre de ce livre de Ruwen Ogien qui m'a interpellée avant que je n'en connaisse le thème. Quand j'ai découvert qu'il s'agissait de philosophie morale et de dilemmes, j'ai encore plus eu envie de le lire. Et en commençant la lecture, j'ai été encore plus séduite parce qu'il n'y a pas de complexité dans la façon de traiter le sujet : c'est accessible et ça fait réfléchir, what else ?

A travers diverses expériences, l'auteur propose des choix à faire. Ces expériences de pensée inventées pour susciter la réflexion ont permis de questionner des personnes et leurs intuitions morales. A chaque chapitre, deux expériences sont décrites, souvent très proches. L'une semble souvent plus acceptable que l'autre. L'auteur se demande pourquoi, surtout si le résultat est identique. Par exemple, entre laisser mourir et tuer, le résultat est le même (mort de la personne) mais l'intention diffère. Et c'est là que ça devient parfois absurde dans les différents cas !

Outre les expériences, l'auteur nous introduit à des théories telles que le déontologisme (il y a des choses qu'on ne doit pas faire) ou le conséquentialisme (il faut faire en sorte qu'il y ait le plus de bien dans l'univers), ou l'arétisme (c'est la perfection morale personnelle qui compte). Il s'interroge sur la dignité humaine, le prix de la vie, le fait de traiter les personnes comme des moyens, sur la liberté humaine, sur les saints, sur ce qui se passerait si tout le monde en faisait autant ou sur la pente fatale (le fait d'accepter une action sur laquelle il y a un débat lié à la morale mène forcément à un résultat intolérable). 

Sur la bonté humaine et par exemple les Justes : peut-on dire que ce sont des personnes plus altruistes que les autres ? L'auteur relève que des facteurs ont favorisé ce comportement comme une demande directe ou une mise en responsabilité progressive.

Dans la seconde partie, l'auteur distingue les intuitions (ce que les gens répondent spontanément), la justification, l'interprétation par les psy ou les philosophes et les raisonnements moraux. Il invite à se méfier des interprétations. Il analyse ensuite quatre règles de raisonnement moral : 

- De ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être ou peut on dériver des normes de fait ? 
- Devoir implique pouvoir.
- Il faut traiter les cas similaires de façon similaire. Mais que veut dire similaire ?
- Il est inutile d'obliger les gens à faire ce qu'ils feront nécessairement d'eux-mêmes ; il est inutile d'interdire aux gens de faire ce qu'ils ne feront volontairement en aucun cas. Mais pourquoi tant de règles morales dans nos sociétés ?

Vous pouvez vous demander à quoi ça sert tout ça. Surtout qu'on n'a pas de solution à la fin ou de réponse : à chacun de se faire son avis, de réfléchir et sortir de l'intuition. Et à part se poser des questions sur des cas imaginaires, à s'interroger sur des questions plus concrètes autour de la bioéthique par exemple. Et à débusquer des manières d'argumenter qui relèvent de l'une ou l'autre théorie et peuvent abuser un auditeur. 


Quelques définitions et citations pour la route :

"Compatibilisme - Incompatibilisme : est-il possible de concilier ce que nous savons du comportement humain, soumis, comme tout ce qui appartient au monde naturel, à des forces qui leur échappent, et notre tendance à les juger comme s'ils étaient libres et responsables de leurs actes ? Comment faisons nous pour rendre compatibles ces deux idées contradictoires : nous sommes libres et en même temps soumis au déterminisme de la nature ?"

"Conséquentialisme : ce qui compte moralement [...] faire en sorte qu'il y ait, au total, le plus de bien ou le moins de mal possible dans l'univers. [...] Le conséquentialisme n'impose cependant aucune définition du bien."

"Déontologisme : il existe des contraintes absolues sur nos actions, des choses qu'on ne devrait jamais faire."

"Doctrine du double effet : Cette doctrine morale, dont on attribue la mise en forme à Thomas d'Aquin, désigne deux effets, l'un bon et l'autre mauvais, d'une action qui, prise en elle-même, est bonne, ou ni bonne ni mauvaise. L'un de ces effets est bon. C'est celui sui est visé par l'action, voulu par ses auteurs. L'autre est mauvais. Il est prévu par les auteurs de l'action. C'est un "effet collatéral" inévitable. [...] Ce genre d'action à deux effets est moralement permis à ces conditions (le mauvais effet n'est pas visé, ce n'est pas un moyen), auxquelles il faut ajouter que le tort causé n'est pas disproportionné."

"Internalisme - Externalisme : L'internalisme du jugement affirme qu'un jugement moral authentique est nécessairement accompagné d'une certaine motivation à agir conformément à ses exigences. [...] L'externaliste rejette l'idée qu'il existe un lien nécessaire entre nos jugements moraux et la motivation. Pour lui, la phrase "Je sais que c'est bien, mais je n'ai aucune envie de le faire" est parfaitement intelligible." 

"Utilitarisme : ce qu'il faut faire pour l'utilitarisme c'est œuvrer au plus grand plaisir (ou au plus grand bien être ou à la satisfaction des préférences) du plus grand nombre. Cet objectif peut être visé de deux façons :
- Ou bien en évaluant par un calcul la contribution de chaque acte à la promotion du plus grand bien pour le plus grand nombre (utilitarisme des actes)
- Ou bien en suivant, sans calcul, certaines règles générales comme "ne pas torturer", "ne pas mentir" dont on a toute les raisons de penser que, si tout le monde les suivait, on contribuerait à la promotion du plus grand bien pour le plus grand nombre (utilitarisme des règles)."

"Dans la tradition philosophique, on juge la valeur morale d’un acte à ses intentions. Mais certaines études expérimentales montrent que, spontanément, nous jugeons les intentions à la valeur morale des actions. Plus précisément, notre tendance à juger qu’une personne agit intentionnellement sera plus forte si les résultats de son action sont mauvais, et plus faible si les résultats de son action sont bons."

lundi 22 août 2022

Lorsque le dernier arbre

Très chouette découverte que ce livre de Michael Christie qui invite le lecteur au cœur des arbres, dans une histoire familiale circulaire qui traverse les XXe et XXIe siècles.

Tout commence en 2038 dans une île préservée, où des arbres millénaires existent encore. C'est devenu un divertissement touristique pour les super riches qui viennent prendre des selfies devant quelques survivants. Car partout ailleurs, les arbres ont disparu, la poussière balaie les continents et les humains s'étouffent. Jake Greenwood a de la chance, elle travaille comme guide sur cette île. Etudiant les arbres depuis son plus jeune âge, elle fait partie du personnel surqualifié de Greenwood Island. Tiens, comme elle ! C'est ce que son ancien ami Silas tente de lui faire comprendre : elle pourrait réclamer la propriété de l'île et sortir de ses dettes, il lui en apporte des preuves. Et voici comment le lecteur se retrouve à remonter l'histoire de génération en génération jusqu'en 1908, origine de la famille Greenwood. Ceci, avant de repartir dans l'autre sens jusqu'en 2038, en refermant, histoire après histoire, les questions ouvertes. 

C'est une saga familiale avant tout, avec ses secrets et ses surprises. Une histoire aux rythmes divers selon le personnage concerné, qu'il traverse le pays avec un bébé dans les bras en 1934 pendant la crise de 29, la grande dépression, ou qu'il milite dans des groupes écolos dans les années 70. Tous ont en commun, non pas les mêmes ancêtres mais un amour des arbres, qui s'exprime de façons diverses. 

Un roman qui se dévore, où je ne me suis jamais ennuyée, qui traite de façon très fine le rapport au monde et à l'autre. Un roman plein d'espoir, avec l'écologie au cœur. 

608 pages chez Albin Michel

mercredi 17 août 2022

Le roman du mariage

Encore une sortie de LAL pour ce titre de Jeffrey Eugenides, grâce aux trésors des boites à livres. C'est un roman de campus américain, au début des années 80 et un triangle amoureux. Oui, ça semble assez banal et pourtant, c'est drôlement addictif - roman de 572 pages chez Points, lu en 2 jours (et nuits). 

Madeleine est une petite bourgeoise étudiant la littérature. Cette fan de Jane Austen découvre la sémiotique, le post-structuralisme et le déconstructionnisme lors d'un de ses cours les plus en vogue - et les plus selects. C'est là aussi qu'elle rencontre Léonard, un esprit brillant et original qui devient son petit ami. Un peu coincée, naïve, elle découvre avec ses études des formes de pensée qui l'interrogent. C'est quand même un moment passionnant pour les études de lettres et pour le féminisme, même si tout semble s'être joué dans les années 60-70. Autour de Madeleine, des copains de fac, assez peu différenciés pour le lecteur, à part Mitchell, un de ses soupirants qui croit qu'ils sont destinés à se marier ensemble. Si Madeleine a le premier rôle, le lecteur suit aussi les itinéraires et le point de vue de Mitchell et Léonard. A travers une narration subtile, qui joue sur la temporalité et le séquençage des points de vue interne, pas de temps mort. Plus qu'un roman d'amour, c'est un itinéraire amoureux et spirituel, inspiré des Fragments d'un discours amoureux. Et le portrait d'une génération universitaire. Enfin, c'est aussi le douloureux chemin d'un maniaco-dépressif et de son entourage. 

Vous avez tous les éléments pour un chouette roman américain, bien plus intéressant que je ne l'imaginais malgré des personnages peu attachants. On est plutôt dans une approche au microscope qu'au stéthoscope. Bonne lecture !

lundi 15 août 2022

Oublier le bien, nommer le mal

Cet ouvrage de Laurence Hansen-Love est sur ma LAL depuis sa parution. Ses interrogations sur le bien et le mal m'intéressaient mais j'avais peur d'un ouvrage très théorique. J'ai eu la joie de découvrir un livre accessible, ancré dans la réalité, qui fait réfléchir : triptyque gagnant ! 

"Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien en ta propre personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais seulement comme un moyen" Kant

Le bien et le mal, en tant qu'opposés, sont-ils pour autant symétriques ? C'est intuitivement ce qu'on croit et pourtant, ce n'est peut-être pas si binaire. Certes, Platon nous parle des indissociables kaloskagathoi (les beaux et bons), Adam et Eve d'un arbre qui les contiennent, et quelques autres ont pu nous renforcer dans cette apparente symétrie. 
"Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Dans le meilleur des cœurs, un coin d'où le mal n'a pas été déraciné." Alexandre Soljenitsyne

Pourtant, le bien ne connait-il pas une multitude d'acceptions ? N'est-il pas souvent un objectif idéal plus qu'une réalité ? Imaginer le mal de cette même façon serait nier les crimes et souffrances infligées par des hommes à d'autres, nier une partie de l'histoire et de la réalité. Laurence Hansen-Love fait un détour par le nazisme et le "suicide" de l'Allemagne. Elle note aussi que sous prétexte de lutter contre une "barbarie", quelle qu'elle soit, on oublie souvent les droits humains dont on se réclame. S'interrogeant sur les valeurs morales, sur le relativisme, sur le témoignage, l'auteure parcourt les siècles jusqu'à aujourd'hui et préconise de 
"nommer les crimes (option juridique), témoigner (c'est la tache des journalistes et des écrivains, ne pas craindre la contagion du mal (pour le citoyen lambda, en tant que destinataire de ces témoignages) et ne pas se laisser intimider (pour tout le monde)."



Composition de l'ouvrage :

1. Le mal n'est pas l'absence de bien
2. Seule la pierre est innocente
3. "Le mal c'est bien", ou l'inversion des normes
4. "Le devoir d'exterminer"
5. Oublier le bien
6. L'impasse relativiste
7. Le fait du mal
Conclusion : nommer le mal

"Le Mal désigne une réalité, ou, sans doute, plus exactement, le dénominateur commun d'un certain nombre de réalités, tandis que le Bien renvoie à un objectif hypothétique, à un idéal régulateur (Kant), dont l'unification et la définition sont pour le moins problématiques"
"Les méchants ne "pensent" pas, en ce sens que, incapables de se mettre à la place des autres, ils s'abstiennent de chercher à comprendre quels sentiments les autres peuvent éprouver [...] La méchanceté n'est donc pas la volonté du mal, elle n'est rien d'autre, plus trivialement, que le négatif de la bonne volonté. Consentement à l'indifférence, au mépris ou à la haine, la méchanceté ne serait donc que "l'amour à l'envers""
"Pourvu d'un cerveau surdimensionné et d'une intelligence hors-norme, Homo sapiens sapiens détient, de facto, « le privilège douteux d'être l'espèce la plus meurtrière des annales de la biologie ». Paradoxe qui n'en est pas un si, renchérissant sur Descartes, nous considérons que la « liberté d'indifférence » (choisir le pire parce que c'est le pire, en toute conscience) et non pas « le plus bas degré de la liberté » mais sa manifestation la plus « positive ». Pourquoi ? Tout simplement parce qu'elle témoigne d'une aptitude spécifiquement humaine, celle de poser librement nos propres valeurs, ce qui implique de commencer par rejeter celles de notre entourage - insoumission et sédition qui nous arrachent à notre condition animale originelle. […] L'inversion des normes témoignerait tout au contraire d'une conscience morale exacerbée, autrement dit d'un désir d'humanité poussé jusqu'à ses plus extrêmes conséquences"
"Toute « politique » commence par la désignation de l'ennemi, comme l'explique un autre grand théoricien du nazisme, le juriste Carl Schmitt: cet être maléfique, ce sera donc aussi, et même ce sera d'abord, le représentant de la contre-nature, véritable principe de mort dirigée contre Soi, qui toujours se cache, empruntant les traits d'un rival faussement semblable… La résultante prévisible d'une telle fabrication paranoïaque de l'altérité est l'obligation quasi « morale » d'éliminer l'ennemi"
"Dans le cas de l'Allemagne des années 30 le sentiment intolérable d'être perçus, de facto, et par le monde entier, comme des perdants, et de devoir l'assumer, ne put être compensé que par une fuite en avant dans la mégalomanie. Les nazis en vinrent ainsi à nourrir le fantasme hypnotique de dominer le monde. Or, c'est ce qui est le plus frappant, dans le cas du nazisme comme dans celui de l'extrémisme islamiste, plus le projet est voué à l'échec, plus le fanatisme avec lequel il l’épouse s'exacerbe"
"Aussi longtemps que chaque camp prétendra lutter contre « l'Empire du Mal » tout en incarnant le parti du Bien, il faudra assumer - comme nous y invitent les auteurs évoqués ici - notre part de responsabilité dans ce mouvement réciproque de diabolisation qui reconduit un conflit sans nom (ce n'est pas une « guerre » au sens habituel de ce terme) ainsi qu'une violence sans fin […] Nous devrions peut-être cesser de considérer que combattre le mal, et ceci par n'importe quel moyen, c'est forcément « bien » : nous ne pouvons plus ignorer que c'est toujours et partout au nom du Bien que les hommes liquident leurs semblables"
"Il y a une multiplicité de "biens" - tels que, par exemple, la santé, l'honneur, la puissante, la vertu ou la sagacité - et, selon les prédilections des uns et es autres, différentes éthiques entreront donc inévitablement en concurrence. L'idée de Bien suprême, ou de Souverain Bien, est non seulement vaine : elle est trompeuse"
"Bien loin de désirer les choses parce qu'elles sont bonnes, nous ne les jugeons bonnes que parce que nous les désirons!"
"Nos représentants ne se règlent pas nécessairement sur ce qui est bien, ni sur ce qui est bon, ni sur ce qui est juste, pas même peut-être sur ce que devrait prononcer une "volonté générale" soucieuse de respecter prioritairement une constitution républicaine et les droits humains universels"
"Il existe une autre manière d'assumer les difficultés que pose la société multiculturelle, tout en évitant l'écueil du relativisme radical. Elle consiste tout simplement à distinguer l'éthique (la représentation de la vie bonne) et la morale qui, sans se prononcer sur le sens et les finalités de l'existence belle et bonne, impose pourtant à tous des obligations selon Dworkin : "Tandis que l'éthique désigne les convictions à propos des sortes de vie qu'il est bon ou mauvais de mener, la morale renvoie aux principes qui guident la manière dont toute personne doit se comporter avec les autres". Plusieurs éthiques donc, mais une seule morale pour une société certes tolérante, mais non pas disposée à tolérer... l'intolérable"

"Le relativisme moral s'auto-réfute. Il conduit en effet à renoncer non pas seulement à tel ou tel système particulier de normes morales, mais à toute appréciation d'ordre éthique (« ceci vaut mieux que cela », «  ceci est cruel, insupportable »), puisqu'il impose à ses partisans de s'abstenir de porter un jugement de valeur quel qu'il soit, y compris sur ce relativisme lui-même"
"Il y aurait dans le mal un phénomène énigmatique, irréductible et indicible […] Seuls les mythes et les formations symboliques peuvent éventuellement tenter d'en rendre compte, quoique de façon détournée et circonspecte, car si ce « super diable » a été vaincu, il est loin d'avoir été liquidé. Or, ceux qui sont possédés par le Mal finissent toujours par le transmettre aux autres."
"Quelles que soient nos orientations morales, nous pouvons nous accorder sur le fait que l'extrême individualisme et l'indifférence au sort de nos semblables, qui sont des traits marquants de notre époque, en particulier dans les sociétés les plus « avancées », sont préoccupants. Cet aspect de notre culture démocratique, anomique et tolérante suscite d'ailleurs un violent rejet de la part de tous ceux qui en sont éloignés, ou qui s'en sentent, à tort ou à raison, rejetés ou exclus"