jeudi 6 août 2020

La défaite de la pensée

C'est la première fois que je lis Finkielkraut, dont cet ouvrage traînait dans ma PAL, souvenir de mes études d'histoire de l'art et des débats sur la démocratisation culturelle. Interrogeant la notion de culture, d'exercice de la pensée à l'esprit d'un peuple, le volkgeist, au tout culturel, notre auteur propose une analyse de cette évolution dans le monde occidental. Vous le comprenez par le titre, il n'est pas très heureux de cette évolution, qui tend à mettre la mode au même niveau que Shakespeare !
Il oppose initialement les Lumières, qui proposent un universalisme comme absolu dans lequel l'homme adhère à des principes, et le volkgeist du romantisme où l'homme est régi par ses racines et ses origines. C'est cette opposition qui va nourrir tout le livre. Puis, il s'intéresse à cette notion avec la colonisation et la décolonisation ainsi que le regard ethnologique porté sur les cultures non occidentales. Là, ça devient un peu plus tendu. L'occident aurait renoncé à son universalisme, synonyme de prééminence, et renoncé à différencier civilisation et barbarie. C'est la porte ouverte au relativisme. Et quand on passe à la question de la culture dans le monde contemporain, le tout-culturel, le jeunisme et le relativisme absolu sont examinés avec plus d'ironie que d'objectivité. Ce qui discrédite un peu l'auteur qui semble s'enferrer dans une lecture réactionnaire du monde. Mais il a le mérite de questionner sur ce que signifie culture, sur ce qu'on attend de la culture aujourd'hui : être un lieu de consommation ou d'élévation ? De questionner ce qui définit l'humanité peut-être.
L'ouvrage est composé de 4 parties et d'une conclusion "le zombie et le fanatique". Quelques citations pour vous mettre dans le sujet : 

I. L'enracinement de l'esprit

"Au lieu de soumettre les faits à des normes idéales, il montre que ces normes elle-mêmes ont une genèse et un contexte, bref qu'elles ne sont rien d'autre que des faits [...] Il n'y a pas d'absolu, proclame Herder, il n'y a que des valeurs régionales et des principes advenus [...] S'il met tant de fougue à constituer les principes transcendants en objets historiques, c'est pour leur faire perdre, une fois pour toutes, le pouvoir d'intimidation qu'ils tirent de leur position suréminente"
"Une tolérance généralisée sera atteinte le plus surement si on laisse en paix ce qui fait la particularité des différents individus humains et des différents peuples, tout en restant convaincu que le trait distinctif de ce qui est réellement méritoire réside dans son appartenance à toute l'humanité" Goethe

II. La trahison généreuse

"L’ignorance sera vaincue le jour où, plutôt que de vouloir étendre à tous les hommes la culture dont on est dépositaire, on saura faire le deuil de son universalité ; où, en d’autres termes, les hommes dits civilisés descendront de leur promontoire imaginaire et reconnaîtront avec une humble lucidité qu’ils sont eux-mêmes une variété d’indigènes [...] Le barbare, ce n’est pas le négatif du civilisé, « c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », et la pensée des Lumières est coupable d’avoir installé cette croyance au cœur de l’Occident en confiant à ses représentants l’exorbitante mission d’assurer la promotion intellectuelle et le développement moral de tous les peuples de la terre."
"Cultiver la plèbe, c'est l'empailler, la purger de son être authentique pour la remplir aussitôt avec une identité d'emprunt, exactement comme les tribus africaines se retrouvent affublées d'ancêtres gaulois, par la grâce du colonialisme. Et le lieu où s'exerce cette "violence symbolique" est celui-là même que les philosophes des Lumières ont érigé en instrument par excellence de libération des hommes : l'école."

III. Vers une société pluriculturelle ?

"Autre caractéristique des temps modernes européens : la priorité de l'individu sur la société dont il est membre. Les collectivités humaines ne sont plus conçues comme des totalités qui assignent aux êtres une identité immuable, mais comme des associations de personnes indépendantes"
"Dans notre monde déserté par la transcendance, l'identité culturelle cautionne les traditions barbares que Dieu n'est plus en mesure de justifier. Indéfendable quand il évoque le ciel, le fanatisme est incritiquable lorsqu’il se prévaut de son ancienneté, et de sa différence. Dieu est mort, mais le Volksgeist est fort. C'est pourtant contre le droit d’aînesse, coutume fortement enracinée dans le sol du Vieux Continent, que les droits de l'homme ont été institués, c'est aux dépens de sa culture que l'individu européen a conquis, une à une, toutes ses libertés, c'est enfin, et plus généralement, la critique de la tradition qui constitue le fondement spirituel de l'Europe, mais cela, la philosophie de la décolonisation nous l'a fait oublier en nous persuadant que l'individu n'est rien de plus qu'un phénomène culturel"

IV. Nous sommes le monde, nous sommes ses enfants

"Ce n'est plus la grande culture qui est désacralisée, implacablement ramenée au niveau des gestes quotidiens accomplis dans l'ombre par le commun des hommes - ce sont le sport, la mode, le loisir qui forcent les portes de la grande culture. L’absorption vengeresse ou masochiste du cultivé (la vie de l’esprit) dans le culturel (l’existence coutumière) est remplacé par une sorte de confusion joyeuse qui élève la totalité des pratiques culturelles au rang des grandes créations de l’humanité"
"Nulle valeur transcendante ne doit pouvoir freiner ou même conditionner l'exploitation des loisirs et le développement de la consommation"

Le zombie et le fanatique

"La barbarie a donc fini par s'emparer de la culture. A l'ombre de ce grand mot, l'intolérance croit, en même temps que l'infantilisme. Quand ce n'est pas l'identité culturelle qui enferme l'individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l'accès au doute, à l'ironie, à la raison - à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice collective, c'est l'industrie du loisir, cette création de l'âge technique qui réduit les œuvres de l'esprit à l'état de pacotille (ou, comme on le dit en Amérique, d'entertainment). Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie"


2 commentaires:

  1. Des citations percutantes. Il va falloir que je le lise à tête reposée.

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  2. Ouh là je ne suis pas assez concentrée en ce moment pour ce genre d'ouvrage ! ;)

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