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jeudi 2 février 2017

Les cercueils de zinc

Depuis que j'ai découvert Svetlana Alexievitch, je n'ai eu de cesse que de lire d'autres de ses textes. Mais vous connaissez la faiblesse du lecteur compulsif : déjà trop de livres attendent, le nouvel auteur et ses livres s'ajoutent à la file... Bref, la salle d'attente est bondée, quelle que soit l'heure ! Et chaque livre de patienter.
Gerhard Richter, Crâne, 1983

Les Cercueils de zinc, c'est de la littérature documentaire, comme La fin de l'homme rouge. L'auteur y rassemble et y ordonne des témoignages. Le sujet en est la guerre en Afghanistan. Les Russes en Afghanistan, ça ne vous parle pas trop ? C'est une guerre des années 80. En gros, l'élection d'un régime communiste à Kaboul suscite des grosses tensions en Afghanistan et les Russes débarquent en sauveurs du communisme, contre les islamistes réticents. Et ça ne se passe pas très bien.

Svetlana va interroger des soldats, des infirmières, des administratifs, tous ceux qui sont allés à la guerre. Mais aussi des mères et des épouses restées à attendre. Et qui n'ont parfois pu serrer dans leurs bras qu'un cercueil plombé, un cercueil de zinc, sans jamais revoir le visage aimé. Plus que celle de la guerre, c'est encore l'histoire d'une désillusion. Car de retour d'Afghanistan, les soldats sont ignorés, méprisés d'avoir participé à une sale guerre. S'ils ont conté sans tabous les horreurs de l'Afghanistan, des mines, de la tuerie au quotidien, certains se retournent contre l'auteur à la publication du livre. Il existe donc, outre les témoignages, les éléments du procès de Svetlana Alexievitch.

Un livre très fort, où les voix meurtries des hommes pleurent la fin de l'URSS, pleurent leurs amis disparus, pleurent leur humanité en miettes. 

Comme souvent maintenant, j'ai retenu quelques passages pour vous :
 "On court, on guette sa cible... Devant soi... Avec sa vision périphérique... Je n'a pas compté tous ceux que j'ai tués... Mais je courais... Je cherchais ma cible... Ici... Là-bas... Une cible vivante et mobile... Moi aussi j'étais une cible... Un objectif... Non, on ne revient pas d'une guerre en héros... On ne peut pas devenir un héros là-bas..."
"A l'école, c'est la classe qui décidait, à l'institut c'était le groupe d'étudiants, à l'usine c'était le collectif de travail. Partout on décidait pour moi. On m'a appris qu'un homme seul ne peut rien"
"Les médecins m'ont dit que la mémoire pourrait me revenir... Alors j'aurais deux vies... Celle qu'on m'a racontée... Et celle que j'ai vécue..."
"On a ramené plus de cercueils que de magnétophones d'Afghanistan. Mais ça, on l'a oublié..."
"Je me suis mise à craindre le temps, parce qu'il me prenait ma fille, parce qu'il effaçait le souvenir qu'on avait d'elle... Certains détails disparaissent... Ses paroles, ses sourires..."
"Que dois-je préserver maintenant ? Mon droit d'écrivain à voir le monde comme je le vois. Mon droit de dire que je hais la guerre. Ou alors devrais-je démontrer qu'il y a vérité et vraisemblance, qu'un document dans l'art, ça n'est pas une fiche d'état civil, une photocopie ? Les livres que j'écris sont à la fois des documents et l'image que j'ai de mon époque. Je rassemble des détails, des sentiments que je puise dans une vie humaine, mais aussi dans l'air du temps, dans ses voix, dans son espace. Je n'invente pas, je n'extrapole pas, j'organise la matière que me fournit la réalité. Mes livres ce sont les gens qui me parlent et c'est moi avec ma façon de voir le monde, de sentir les choses. J'écris, je note l'histoire contemporaine au quotidien. Des paroles vivantes, des vies. Avant de devenir de l'histoire, elles sont encore la douleur, le cri de quelqu'un, un sacrifice ou un crime. Mille fois je me suis posé la question : comment traverser le mal sans ajouter au mal dans le monde, surtout aujourd'hui quand il prend des dimensions cosmiques ? A chaque nouveau livre, je m'interroge. C'est mon fardeau. C'est mon destin. Le métier d'écrire, c'est une profession et c'est un destin ; dans notre malheureux pays, c'est davantage un destin qu'une profession. Pourquoi le tribunal a-t-il rejeté par deux reprises la demande d'expertise littéraire ? Parce qu'il serait devenu évident qu'il n'y a pas matière à procès. On juge un livre en pensant que puisqu'il s'agit de littérature documentaire, on peut le réécrire, le remanier pour satisfaire aux exigences du moment. Mais si les œuvres documentaires étaient régentées par des censeurs, elles ne seraient plus que le reflet de luttes partisanes et de préjugés au lieu d'être de l'histoire vivante ! Sans tenir compte des lois de la littérature, des lois du genre, on sévit politiquement de la façon la plus primaire, la plus mesquine. En écoutant la salle, je me suis souvent dit : qui donc aujourd'hui peut se résoudre à descendre la foule dans la la rue, une foule qui ne croit plus en personne, que ce soient prêtres, écrivains ou hommes politiques? Elle ne veut que répression et violence... Elle ne se soumet qu'aux hommes en armes... Ceux qui se servent d'un stylo l'irritent plus que les porteurs de kalachnikov. On m'a donné ici des leçons sur la façon d'écrire. La foule chez nous est toute-puissante..."

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