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samedi 30 juin 2018

Sleeping murder

C'est le billet de Lou qui m'a donné envie de lire (ou relire) cet Agatha Christie. J'ai un peu perdu le compte de ceux que j'ai lus ado...

Gwenda débarque en Angleterre pour s'y installer avec son époux. Il la rejoindra ultérieurement depuis la Nouvelle-Zélande. La jeune femme est chargée de trouver un foyer et jette son dévolu sur une jolie villa sur la côte, dans une zone de villégiature. Mais cette maison semble receler des secrets, à mois que Gwenda ne perde la tête. Pourquoi cette impression que la maison est hantée, d'une porte ou d'un papier peint qui n'existent pas ? Ou plus ? 
Et un instant de panique à Londres pendant une pièce de théâtre et la vision d'une femme étranglée vient conforter Gwenda dans son idée : elle devient folle. 

C'est une certaine Mrs Marple qui parvient à l'apaiser et à rationaliser. Peut-être Gwenda connait-elle déjà la maison ? Et c'est là que l'enquête commence, malgré les mises en garde de Mrs Marple. Qui est cette femme étranglée ? Qui l'a tuée ? 

Mais réveiller le passé peut réveiller l'assassin... 

Une enquête assez sympathique avec ce rapport à la mémoire de Gwenda enfant, les questions aux amis d'Hélène (la jeune femme assassinée) et les jolies déductions de Mrs Marple. C'est un bon whodunit. Par contre, quel machisme ! Toutes les petites allusions à la faiblesse des femmes, physique, intellectuelle ou morale m'ont agacée au plus haut point. 

vendredi 29 juin 2018

William and Cie

Rarement déçue par les romans de Peter Ackroyd, j'ai été séduite par le thème de ce roman. Une histoire de mystification autour de Shakespeare.

Charles et Mary Lamb vivent avec leurs parents. Un père qui perd la tête, une mère sévère. Charles travaille et picole. Mary se coltine ses parents et des corvées. Elle rêve d'une autre vie, lit beaucoup, s'intéresse énormément au grec et au latin, au point de surpasser Charles. C'est aussi une femme sévère et très sensible. Lorsque son chemin croise celui du jeune William Ireland, elle s'enflamme pour les oeuvres de Shakespeare que ce jeune homme vient de découvrir. Libraire, il hérite d'une foule de vieux papiers parmi lesquels des originaux du Barde. Une étrange relation se met en place entre Charles, William et Mary autour de la passion pour Shakespeare... et l'ambition personnelle.

A partir de personnages réels, un faussaire et deux auteurs de contes, Ackroyd construit une intrigue autour de la Shakespearomanie. Ancrée dans un Londres aux multiples visages du début du XIXe siècle, elle ne surprend pas beaucoup le lecteur qui identifie rapidement William et voit venir les crises de Mary. Un roman de détente, pour vivre un peu à l'heure anglaise.


jeudi 28 juin 2018

Jacob's room

Je continue ma découverte de Virginia Woolf, cette fois-ci en anglais - et c'était à moitié une bonne idée parce que j'ai parfois l'impression d'avoir manqué des subtilités.

Ce roman nous raconte la vie, ou plutôt quelques perceptions par les autres de la vie de Jacob Flanders. L'ouvrage commence durant l'enfance, à travers les yeux de sa mère, puis se poursuit pendant ses études et sa vie de jeune homme à travers ceux de ses amis et amies, de ceux qu'il croise. Discret, peu bavard, amoureux de la Grèce ancienne, remarqué par Florinda, Clara, Sandra... On ne sait finalement rien de Jacob, ou si peu. On ne sait que ce qu'il veut bien montrer. On ne sait que ce qu'en voient les nombreux personnages du roman, qui n'en pénètrent pas forcément l'intimité. On surprend aussi beaucoup de conversations, dont on ne connaitra jamais la fin, d'impressions, de mots dont on hésite à désigner l'un ou l'autre comme auteur. Déjà, les pensées et les faits se mêlent, l'histoire ou la non-histoire se construit de flux et reflux. Bref, Woolf a bien trouvé son style et sa technique narrative avec cet ouvrage, prélude à une Mrs. Dalloway. Il laisse cependant une impression de vacuité, de désespoir, que ne m'avaient jamais laissée ses autres ouvrages.


mardi 26 juin 2018

Watership down

Franchement, quand j'ai lu des critiques sur ce bouquin qui a des lapins pour héros, je me suis dit que jamais je ne le lirais, qu'il y a bien des livres à lire avant celui-là. Mais le titre restait imprimé dans un coin de ma tête. Et puis, au détour d'une allée, j'ai feuilleté ce roman de Richard Adams. Et j'ai commencé à le lire. Et je suis repartie avec ! 

Fyveer, petit lapin d'une garenne paisible, a un terrible pressentiment. Il s'en ouvre à son frère Hazel qui décide d'alerter le Maître des lieux. Lequel ne tient absolument pas compte des délires de Cassandre. Se forme autour du voyant et de son frère une petite troupe décidée à tenter l'aventure, sans même savoir ce qui menace réellement leur existence. Et les voilà partis, avec bien des épreuves à surmonter avant de trouver la terre promise. Obstacles physiques : rivières, routes, fermes. Conflits internes. Apparences trompeuses. Vilous (renards, chiens, hiboux, etc.). Le périple est semé de dangers divers qui font de cette quête une épopée. Entre les moments de bravoure de Hazel, Bigwig, Silvère et les autres, s’intercalent les contes de Shraavilshâ, un roi lapin des plus malins, qui accentuent le côté mythologique de notre histoire. Et pour couronner le tout, nos lapins ont même une langue qui leur est propre. Certes, ce ne sont que des lapins, mais quels lapins ! 


Histoire d'amitié et d'aventure, elle peut effectivement passer pour un livre jeunesse. Mais la construction très complète, le passage par diverses garennes aux fonctionnements politiques et sociologiques divers, l'analyse en creux de la place de l'homme dans la nature ne pourra que ravir les plus grands !

lundi 25 juin 2018

L'Oeuvre d'une nuit de mai

Un peu dépitée par ma lecture de Lisette Leigh, j'ai décidé de sortir un autre Elizabeth Gaskell. Un peu plus long qu'une nouvelle, ce court roman m'a plus plu. Plus fouillé, centré sur un personnage, il montre mieux ses évolutions psychologiques.

Bienvenue dans la famille Wilkins, où l'on est attorney (homme de loi) de père en fils. Edward, formé dans les meilleurs cercles et brillant causeur, n'aspire qu'à être socialement reconnu notamment de l'aristocratie. Il épouse une jeune noble qui le laisse bientôt veuf avec une petite fille, Ellenor. Celle-ci grandit dans le luxe et la joie, fort aimée par son père et ses domestiques. Bientôt jeune femme, elle est sur le point d'épouser Ralph Corbet, un aristocrate ambitieux. Mais une fameuse nuit de mai, Ellenor est témoin d'un acte criminel de la part de son père... Ce qui bouleverse leur relation, ainsi que celle des jeunes fiancés. 

Comment le mensonge et le crime détruisent-ils des vies pourrait être le sous-titre de ce roman. En effet, à partir du tournant de la nuit de mai, tout ce qui a été construit par les personnages change. Et ce sont ces évolutions, physiques et psychologiques qui nous intéressent. Le rythme de la narration évolue également, mettant le lecteur sous tension, témoin involontaire aussi de cette scène et des conséquences possibles, mais jamais certaines, de celle-ci... Bonne lecture !

jeudi 21 juin 2018

Wilt 1

Bon, je m'attendais à ne pas trop accrocher aux romans de Tom Sharpe. Et ce fut effectivement le cas même si j'étais heureuse de découvrir enfin de quoi il retournait. 

Henry Wilt, prof de culture G dans un lycée technique, vit une vie routinière et morne, secouée par les lubies de sa femme, Eva, qui s'emballe pour tout et n'importe quoi : la méditation, le karaté, la décoration, le sexe... Bref, une femme très dynamique, et sous influence. Un peu fatigante.
Sauf que Henry n'en peut plus. Il a juste envie de la faire disparaitre. Le soir, en promenant son chien, il rêve des moyens de parvenir à ses fins. Et il s'entraine quand les circonstances lui offrent une poupée gonflable du gabarit d'Eva. 
Sauf que ce meurtre semble bien réel aux personnes qui entrevoient le corps... et qu'Eva a disparu. Henry se retrouve en garde à vue et va alors déployer toute la force morale et l'humour qui le fait tenir chaque jour face à ses étudiants.

Roman loufoque, qui pratique l'humour gras et les concours de circonstance, il ne restera pas dans mes annales. Trop caricatural et exagéré à mon goût !


lundi 11 juin 2018

Lisette Leigh

J'avais de bon souvenirs des romans d'Elizabeth Gaskell. Cette nouvelle n'est pas tout à fait aussi réussie que j'espérais et je pense que le format y est pour quelque chose.

Madame Leigh vient d'enterrer son mari qui a prononcé une seule parole en s'éteignant : "Je lui pardonne". Immédiatement, elle quitte sa ferme avec ses deux garçons pour Manchester où elle passe ses journées à errer. Elle cherche sa fille, Lisette. Placée comme domestique, la jeune femme a été chassée trois ans plus tôt pour avoir fauté. Bannie par sa famille, qui la fait passer pour morte, elle n'a plus jamais donné de nouvelles. Mais Mme Leigh est persuadée qu'elle est vivante.


Dans un contexte très pieux et traditionnel (vive l'époque victorienne), l'inconduite de Lisette est condamnée par tous sauf par le coeur tendre de sa mère. C'est l'enfant prodigue qui parcourt le texte mais un enfant qui n'aurait fait que l'erreur d'aimer / de se donner / d'être violée (en fait, on ne sait rien de comment tout cela est arrivé). Face à ce noir personnage (bouh !), Suzanne, pieuse et miséricordieuse comme un ange et la petite Nancy séduisent le fils ainé. Mais fallait-il que le rachat de Lisette passât par une mort, un sacrifice innocent ? Et quand vous découvrirez comment elle passe la fin de ses jours avec sa mère... C'est quand même assez rude cette société ! Bref, vous qui aimez les nuances, passez votre chemin.

dimanche 10 juin 2018

Dieu par-dessus bord

Petit roman de Jane Gardam qui s'est retrouvé dans ma PAL l'an dernier, je n'avais aucune idée de la lecture qui m'attendait. Le côté "Zazie très english" de la 4e de couv' ne me tentait qu'à moitié... Et finalement, c'était une lecture plutôt sympathique. Rien de très nouveau sous le soleil, les personnages adultes sont tous fous aux yeux de Margaret, 8 ans. Et surtout, ils sont (mal)menés par leur besoin d'amour.

Depuis la naissance de son petit frère, Margaret a droit à une sortie chaque mercredi avec Lydia, la bonne de la maison, une jeune femme gironde. Elle élit Eastkirk comme lieu de villégiature, l'occasion pour elle de prendre le train, de se promener en mangeant des glaces sur la plage puis dans les bois. C'est ainsi qu'elle découvre un château aux habitants très étranges, du peintre à la momie.
A contrario, la fantaisie n'est pas de mise chez les Marsh. Le père de Margaret est un adepte de l'église des Saints Originels et la maison résonne de références bibliques. 
Mais en cet été torride, tout prend une couleur différente. Mme Marsh retrouve de vieux amis et tout un passé oublié ressurgit ; Lydia ne laisse personne indifférent ; et la tempête gronde.


Un roman agréable, porté par une petite fille intelligente et presque insolente, mais dont les intrigues et les personnages ne laissent guère de surprise. Tout ce petit monde se croise, se reconnait ou se redécouvre pour une cohérence finale un peu trop facile.


jeudi 7 juin 2018

La voix de ceux qui crient

C'est un très beau témoignage que celui de Marie-Caroline Saglio Yatzimirsky, psychologue à l’hôpital Avicenne, nous livre dans cet ouvrage. Elle nous raconte ces demandeurs d'asile qu'elle accompagne et ce que produisent ces rencontres. Son objectif ? Faire entendre la voix de ces populations marginalisées, qui fuient la guerre, les violences familiales ou religieuses.

C'est un livre fort, qui retrace de façon chronologique le parcours des demandeurs d'asile, qui explore leurs souffrances et leurs traumas avec pudeur. Cela ne rend pas leur situation moins insupportable mais du moins, audible. Elle distingue deux types de demandeurs d'asile, les victimes civiles de la guerre et les combattants, partie prenante des conflits. Ces populations ne réagissent pas de la même façon dans les conflits puis une fois en France, notamment d'un point de vue psychologique. A partir d'exemples et de rencontres, elle nous exprime la beauté de chaque rencontre, les questions qu'elles lui posent, comme citoyenne. L'enjeu de son travail ? "L'une des dynamiques de la consultation consiste à restaurer par la parole l'ordre du monde et à séparer la vie de la mort"

L'ouvrage est construit ainsi et j'ajoute ici et là des phrases ou paragraphes dont je souhaite me souvenir :

I. Terre chavirée

Cette première partie conte les violences qui poussent à l'exil puis les premiers pas en terre française.
1. Violence
2. Partir
"L'injonction de partir est intériorisée par le sujet au point de se transformer en menace permanente"
"Pour une partie de ces combattants, partir c'est fuir, et fuir c'est déserter. Les conflits de loyauté sont très vifs chez les combattants [...] en France, il se sent un lâche et il a l'impression d'avoir abandonné la lutte. Pourtant, rester ou rentrer au pays, c'est mourir. Il est pris dans des injonctions paradoxales [...] Karan a vécu son départ du Sri Lanka comme une mort symbolique, comme la falsification de son identité, et il nourrit une intense culpabilité. La traversée est le moment fondateur de cette mort, lorsque le meurtre psychique et culturel a lieu"
3. Terre d'exil
"Les médias parlent de la France comme terre d'accueil. Pour les demandeurs d'asile, elle est d'abord vécue comme terre d'exil. Pour la très grande majorité, elle n'était pas une destination choisie [...] beaucoup disent qu'ils ne savaient pas avant d'y monter où les mènerait le bateau ou l'avion que le passeur leur a fait prendre"
"Paradoxalement, le premier temps de l'arrivée, qui exige du demandeur d'asile un important effort pour faire des démarches administratives, trouver les premiers réseaux d'aide, éventuellement un toit, est un moment très difficile, mais le sujet reste mobilisé psychiquement, il est mû par une logique de survie. C'est dans un second temps, lorsqu'il revêt l'"habit" du demandeur d'asile, qu'un risque d'abattement ou plus encore de dépression survient [...] C'est à ce moment là que la violence traumatique s'enracine et se diffuse, parce que les défenses psychiques initiales du sujet, celles qui lui ont permis de tenir dans les premières semaines, se relâchent"
Il est ensuite question de la solitude de ces demandeurs d'asile, soit que la communauté est source de méfiance, soit que l'anonymat de la grande ville et l'indifférence pèse : 
"Ironie de voir ces hommes terrifiés se sentir eux-mêmes effrayants"
"Les défenses narcissiques, processus psychiques qui permettent de préserver l'estime de soi et de lutter contre la honte, la culpabilité, le déclassement, sont récurrentes chez certains patients, qui sauvegardent ainsi une impression de contrôle et réagissent apparemment avec mépris à des propositions d'aide ou répondent avec dédain. C'est une manière de lutter contre la dépression"

II. Ni menteurs ni malades

4. Bons et mauvais demandeurs d'asile
Il est ensuite question du récit que doit présenter le demandeur d'asile pour accéder au statut de réfugié. Questionné et soupçonné d'être un "réfugié économique" ou un "faux réfugié", le demandeur d'asile doit s'expliquer, ce qui est loin d'être évident (pas dans sa langue, avec tous les biais des traducteurs, qui refusent parfois de traduire, attitude soupçonneuse, chocs psychologique etc.)
"Il me semble que le mensonge vient lorsqu'il n'a pas été possible de se taire, lorsque le demandeur d'asile n'a pu faire valoir son droit au silence. Être obligé de dire l'indicible, de préciser ce qui ne se présente, psychiquement, qu'à l'état de confusion, provoque des stratégies de discours qui ne résistent pas à l'épreuve de la vérité factuelle"
"Les aménagements du récit pour mieux écarter une peur ou une angoisse sont souvent couteux psychiquement pour les patients car ils les maintiennent dans des dilemmes douloureux. Ainsi de ce patient qui a emprunté de faux papiers, ceux de son père, pour voyager. Maintenant appelé par le prénom de son père, il ne peut plus supporter cette identité d'emprunt plusieurs mois après son arrivée, alors qu'il apprend qu'au pays son père a été emprisonné, à cause de lui, comme il dit. A l'inverse, l'entretien fait prendre de tels risques psychiques à certains en menaçant le scénario qu'ils ont construit pour supporter leur histoire, que des éléments véridiques ne pourront être rapportés ou n'apparaitront pas comme tels. Il y a des histoires rendues incohérentes par la douleur"
"En consultation, il n'est pas question de preuve mais de leur parole et de leur souffrance. Ici, il n'est pas nécessaire de parler. On peut simplement venir. Respirer. Pleurer. S'accrocher. Décider de ce qu'on va dire et de ce qu'on ne va pas dire. On retrouve certainement un positionnement propre à celui du psychanalyste, qui ne s’embarrasse pas de la question de la véracité ou de la concordance avec la réalité mais bien de ce qu'en traduit le patient, pris entre la réalité événementielle et sa réalité psychique interne. Ce n'est donc pas "l'événement traumatique" qui importe, mais bien ce que pourra en faire le patient"
5. Le risque de la victimisation
6. Pas fous

III. En consultation

Et cette partie est dédiée à tout le protocole psy et au cadre de la consultation.
7. Le pavillon de la psychiatrie
"Les patients viennent chercher des soins, certes, mais ne viennent-ils pas aussi chercher l'humanité d'une conversation, qu'ils retrouvent dans ces banales causeries, ce qui leur est refusé depuis des mois"
"Prendre trop rapidement un patient parce qu'on n'a plus de temps, c'est aussi de la maltraitance"
"Raj arrive avec son nom coupé de moitié, amputé du nom de son village et de celui de son père. Ce nom tronqué participe de sa désaffiliation et de son errance. Il y a dans ces découpages et ces inscriptions administratives hâtives le risque de priver le sujet de ses enracinements et le nom de ses résonances [...] C'est une question centrale pour des personnes issues de cultures où le groupe est un marqueur identitaire déterminant qui apparait dans le nom. Ce dernier traduit le statut, la famille élargie, la caste, le clan, l'ethnie, la tribu, le village, la communauté langagière, etc., et les positionnements sociaux et religieux. Or les demandeurs d'asile ont vécu dans la migration un bouleversement de ces appartenances et une perte de statut qui peuvent être psychiquement destructeurs. Lorsqu’on les affuble d'un nom tronqué, on les mutile. Alors que je me bats contre cet anglicisme devenu une habitude dans l'administration française de s'adresser à quelqu'un par son nom de famille, cette consultation est le seul lieu où je le fasse moi aussi : je m'adresse à eux par leur nom, tout commence par là"
8. Le cadre
"Rappeler le secret professionnel du code de déontologie, autre formalité apparemment sans incidence, est souvent un moment de soulagement pour les patients"
"La "rhétorique de l'urgence" dénoncée par l'anthropologue Miriam Ticktin dans les dispositifs de soin humanitaire vaut également pour le cadre de la prise en charge des demandeurs d'asile : ce cadre permet de soutenir et de soigner (caring) mais non de guérir (curing) sur le long terme"
"Je rappelle au patient que l'espace de la consultation psychothérapeutique n'est pas l'espace de l'assistante sociale ni du médecin. La confusion de ces espaces plongerait les patients à leur corps défendant dans la détresse, toujours insatisfaits des réponses qu'ils trouveraient. Ne pas céder à la demande sociale de la précarité pour permettre de dégager l'autre part du sujet, non aliénée à ces besoins, est ici nécessaire" 
""I like to give, I don't like to ask" [...] Je lui propose un compromis : "Acceptez de demander. Quand vous pourrez, vous donnerez à ceux qui vous demanderont, car maintenant vous savez qu'ils n'ont pas le choix de demander, mais vous aurez le choix de donner""
9. La clinique de l'effroi
"Les premières rencontres sont souvent empreintes de cette déflagration traumatique. Mon travail va consister à proposer l'intégration de cette expérience, en cherchant le sujet dans le patient asservi par le trauma. Mais d'abord, il y a un face à face proprement impossible, car le jeu du miroir, au lieu de permettre une rencontre, dédouble et renvoie chaque sujet à sa solitude"
"Lorsque la sidération empêche la parole, je cherche leur regard pour qu'ils me regardent avec eux ; c'est à cette condition qu'un travail va pouvoir commencer. Il se fera toujours en face-à-face, pour transformer le voir en regard et l'observateur en interlocuteur" 
""Vous, vous n'êtes pas mort" Réponse à double tranchant, qui fait exister le sujet à la fois dans son monde de cauchemars et dans le réel. Mon objectif est de l'arrimer progressivement au réel dégagé de l'effraction traumatique [...] "Le traumatisme lié à la torture n'est qu'une autre mise en acte de la frayeur. C'est l'effraction d'un autre en soi, autre qui vous influence et vous modifie" Il s'agira de sortir le patient de cette influence en le séparant de ce tiers effrayant"
"Pour établir ce décentrement, je cherche à inscrire la relation à travers deux mouvements. Un premier qui établit du lien, en entrant dans le tableau gelé que peint seul le patient avec son sang. Il s'agit de redonner une place au sujet grâce à ma présence désirante. Mes interventions le valorisent narcissiquement [...] Un second quand, lors des premiers entretiens, le patient explique le contexte de son exil : cela permet de ramener dans le tableau les tiers absents qui constituent son histoire [...] et tous les éléments d'étayage à partir desquels il pourra élaborer. Grâce à ces deux mouvements, un espace intersubjectif peut émerger, en même temps qu'un tiers médiateur, support culturel pour y loger les mouvements psychiques du patient. Ce tiers peut être la personne du psychologue ou celle de l’interprète, mais des références culturelles peuvent aussi jouer ce rôle d'appui, comme des sourates du Coran ou des vers de la poésie somalie. Ce tiers est ce sur quoi les pensées ravagées d'Anwar, de Landry ou d'Ibra vont pouvoir se tresser en paroles, s'étayer, se relayer, s'inscrire dans du collectif culturel, dans du sens porté par lui et par d'autres, dans une présence au monde"

IV. Parler

10. A travers des silences de mort
"La parole est doublement atteinte : d'une part, elle ne permet plus au sujet d'émerger à travers l'ordre symbolique du langage ; d'autre part, elle n'a plus ce rôle de mise en lien social car le code langagier a été perverti par la violence. Lorsqu'il y a irruption traumatique du réel non assimilable par le langage, il n'y a plus d'outil symbolique qui permettrait de représenter le réel - le langage perd sa fonction expressive et métaphorique. Le sujet est alors écrasé par ce trou du réel. Or la rencontre psychothérapeutique fonctionne entièrement sur la parole" 
"L'échange entre l'officier de protection et le demandeur à l'OFPRA [...] Le demandeur d'asile est soit surpris par les informations demandées, soit troublé par les échos traumatiques avec d'anciens interrogatoires policiers ou militaires"
11. Traductions
""C'est comme si vous entendiez vos amis crier". Par ce processus, il travaille lui-même au décollage du réel traumatique, d'autant que le réel cesse alors d'être le réel pour en devenir sa seule représentation"
"Shabana s'empare du français seulement en consultation, car là elle "arrive à parler français" pour parler d'elle-même avec un tiers accueillant dans cette langue. L'usage du français en consultation lui donne confiance, la valorise et la soulage. Ce n'est d'ailleurs pas le français qu'on lui demande dans les administrations : ce français-là, elle ne le parle pas car il la terrifie" 
"Les flèches et l'araignée d'Ibra, la fumée et le naga constricteur de Karan : mettre en mots les esprits du trauma est effrayant. "La culture émerge de façon amplifiée quand il faut donner du sens au négatif", écrit Ernesto de Martino pour expliquer que les figurations culturelles de la magie et des mythes se manifestent lors des crises"
12. Les voix du sacré
"Les parcours bouleversés des demandeurs d'asile en quête d'affiliation pourraient-ils rendre certains plus vulnérables et plus réceptifs à des phénomènes de radicalisation ? Je remarque plutôt l'inverse, à savoir l'expression systématique d'un discours critique face aux formes d'extrémisme"
"Lorsque le sujet ne peut plus raccrocher son expérience à une épreuve collective, celui d'une minorité ethnique pourchassée, d'un groupe de militants torturés, d'un combat pour des valeurs, lorsque sa culture - ou plutôt ce qui fait sens dans sa culture - ne le soutient plus, alors il s'écroule"

V. Sortir du trauma

13. Acter
14. Hors de la plainte
Exprimer la violence du trauma, la réduire... ce n'est parfois le fruit que d'années de suivi. Et parfois ça ne fonctionne pas. Ou d'autres mécanismes se mettent en place comme des dépendances...
"La réduction du trauma que je propose n'a toutefois rien à voir avec la banalisation de la souffrance. Il s'agit de le désamorcer pour remobiliser le sujet, qui perd alors le bénéfice secondaire de sa souffrance, cette jouissance du trauma qui le porte aux extrêmes de lui-même, aux limites de la vie et de la mort, autrement dit, qui fait de lui, qui a été un animal, un autre, différent et unique. Le sujet pense initialement ne survivre qu'habité entièrement par son trauma : le travail psychothérapeutique va lui prouver qu'il ne vivra que s'il s'en dégage"
"Dès que son quotidien devient un cadre suffisamment stable, il le détruit pour répéter la scène traumatique, revivre la violence et replonger dans l'angoisse : c'est un voisin qui, épuisé par ses provocations, finit par le battre ; ce sont ses compatriotes qui, exaspérés par ses gémissements, l'excluent de leur groupe"
""Je me dis que je ne dois pas oublier." Devant cette phrase qui salue la réussite de son travail psychothérapeutique, j'ajoute :"Souvenez vous que vous êtes arrivé ici en nous demandant de vous aider à oublier""
"Sortir de la plainte est très difficile pour les patients demandeurs d'asile, puisque certains ont bâti leur stratégie de survie sur la logique suivante : en se plaignant beaucoup, ils ont obtenu un peu. Il faut donc une dose de malheurs pour rester un éternel souffrant"
"Vivre en France et s'intégrer en France n'est pas un but en soi et ne l'a jamais été, être en France est un moyen pour survivre et poursuivre la lutte. Shabana et Karan ne déploient pas les mêmes stratégies subjectives et ne sont pas dans la même France : la première vit sa présence comme celle d'une rescapée civile; elle attend protection et aide des pouvoirs publics, et envisage son installation en France devenue son pays d'adoption. Le second pense son inscription dans la sphère politique des militants pour la cause tamoule et cherche un cadre pour poursuivre l'action"
15. Fin de partie
"La séparation d'avec le pays se réalise effectivement et psychiquement lorsque le sujet obtient son statut de réfugié. Et elle est follement douloureuse : le demandeur d'asile promu réfugié sait qu'à partir de ce moment-là il sera toujours en exil"
"Lorsque j'explique à Karan, débouté, qu'il doit disparaitre s'il ne veut pas prendre de risque, et se faire oublier des autorités, c'est un doute vertigineux qui me prend. Alors que nous avons cherché ensemble pendant des années à trouver la parole juste lui permettant d'exprimer son histoire et son nom, voilà que je lui conseille l'anonymat. Alors que nous avons cherché ensemble à lui redonner une place, il est maintenant tenu à l'invisibilité. Pour adresser une telle proposition au demandeur d'asile, ne suis-je pas, à mon corps défendant, la complice de la machine administrative ? "
"La consultation présuppose une possibilité d'échange dans l'altérité radicale. La possibilité d'une rencontre vient de ce qu'elle s'établit comme parfaitement improbable, et cet improbable est le cadre même. Cette relation repose sur le présupposé du partage d'une même humanité"
"L'écoute est un besoin aussi essentiel que ces besoins élémentaires. Aussi essentiel à la vie d'homme"
Essentiel ! Comme cette lecture.

lundi 4 juin 2018

Angel

Ce petit roman d'Elizabeth Taylor (homonyme de l'actrice), romancière britannique, est tout à fait fascinant. J'ai failli passer à côté et je ne regrette pas ce petit détour. 

Angel, c'est une adolescente mythomane, fière et égoïste. On la rencontre à l'école, d'où elle revient avec des camarades, leur contant une histoire d'enfant abandonnée, échangée... Elle-même ! Quand cela revient aux oreilles de sa mère, c'est la honte suprême pour Angel, qui n'ose plus sortir de chez elle, de peur que l'on se moque de ses prétentions. Puis lui vient l'idée d'écrire pour s'occuper... Puis pour se venger du monde. Elle noircit des pages et des pages, envoie son manuscrit et va finalement se faire éditer. Et c'est un succès de librairie. Et un ouvrage décrié par les critiques. On lui reproche des invraisemblances, un lyrisme exacerbé, des histoires romantiques et niaises... Il n'empêche qu'Angel devient un auteur très lu et qu'elle sort chaque année un nouveau roman acclamé par ses fans. Riche mais toujours aussi égocentrique, Angel réalise des rêves qui ne la satisfont pas : sa belle maison, ses donations... Rien ne vient combler ce manque (d'amour ?). Et rien ne vient changer non plus son approche du monde : elle imagine plus qu'elle n'apprend. Et si la réalité ne correspond pas à ses attentes, elle nie la réalité. Bref, elle est très très têtue et pas très agréable. 

Mais Angel est surtout une mode et son lectorat s'effrite sans qu'elle se l'explique. C'est le début d'une déchéance durant laquelle elle conserve sa fierté. Et son aveuglement.

Chouette lecture sur le quotidien sans concession d'un être enfermé dans son égoïsme et ses certitudes, d'un écrivain raté mais à succès... Le tout porté par un plume fine qui n'a rien à voir avec celle d'Angel. Et une belle préface, qui en dit certes un peu trop, mais qui explique d'où vient historiquement le personnage d'Angel même s'il est transposable à chaque époque.

 

samedi 2 juin 2018

Un brin de verdure

Je crois que c'est le dernier Barbara Pym de ma PAL. Ouf, car c'est à chaque fois une déception pour moi. La campagne anglaise et les voisins qui s'observent derrière leurs fenêtres, très peu pour moi. Et le soi-disant côté anthropologique ou psychologique de ces romans reste tout de même bien léger.

Emma vient de s'installer à Robin Cottage, une maison familiale à la campagne. Anthropologue, elle travaillait sur les comportements humains dans les villes nouvelles et se met au vert pour trouver un autre sujet de recherche. Dans le village, tout le monde se connait et se croise aux événements tels que la brocante paroissiale et autres oeuvres de charité. On prend le thé. Il ne se passe pas grand chose. Les personnages disent ce qui leur passe par la tête, c'est souvent absurde, ou plat.
Ce qui constitue un événement est surtout l'arrivée ou le départ des personnes... Sinon, elles dinent, vont chez le médecin, se promènent, et voilà. Et se cherchent, peut-être, un compagnon.


Vous l'avez compris, la campagne anglaise de Barbara Pym n'est pas ma tasse de thé. Je trouve ça lent, long et inintéressant. Par contre, ce n'est pas trop mal écrit, avec une bonne dose d'ironie et d'absurde.


vendredi 1 juin 2018

Testament à l'anglaise

Ville City
Republié pour le blogoclub de lecture mais lu il y a 4 ans !

Décidément, j'ai du mal à être à l'heure pour les LC du mois anglais. Je viens seulement de finir ce titre de Jonathan Coe... Et c'est une excellente pioche ! Figurez-vous qu'il patientait depuis plusieurs années dans ma PAL, depuis la lecture de La Maison du sommeil, il me semble. Je n'avais donc pas ouvert de Coe depuis un bail et cette redécouverte m'a donné envie de piocher plus souvent des idées de lectures dans ses titres. 

Testament à l'anglaise, c'est bien sûr une histoire de famille. Anglaise. Dans les années Thatcher. 
Les Winshaw sont une grande famille anglaise. On les rencontre une première fois en 1961. On apprend que Godfrey, frère de Lawrence, Tabitha et Mortimer, est décédé en 1942. Tabitha imagine que Lawrence a transmis des informations aux Allemands, qui ont permis d'abattre l'avion de son frère. Elle a été enfermée à l'asile. En 1961, tout le monde se réunit pour les 50 ans de Mortimer. Et l'on a un premier aperçu de cette famille que chaque chapitre nous aidera à mieux connaitre.
Comment entrer chez eux ? Par le biais d'un jeune écrivain engagé pour écrire l'histoire de cette famille.
Notre roman se déroule sur quelques mois de l'année 1990. La vie de Michael alterne avec des portraits de chaque membre de la famille Winshaw. Chacun est riche et puissant dans un domaine particulier. Hilary est la reine du petit écran et de la presse. Henry est un politique sans foi ni loi. Roddy est un galeriste renommé. Dorothy est à la tête d'un groupe alimentaire, prônant l'élevage intensif. Thomas est financier et Mark, marchand d'armes. Chacun nous permet de découvrir un pan de la société anglaise, complètement manipulée par ces quelques personnages sans scrupules. Ils n'ont qu'un idéal, devenir chaque jour plus riche et puissant. Cela se fait aux dépens de la sécurité sociale anglaise, de sa santé intellectuelle et physique, de ses économies, et même de sa sécurité ! Bref, chacun est une plaie pour la société.

Sous des allures de roman policier, avec un enquêteur et écrivain presque raté qu'est Michael, ce roman est aussi très politique. Il signale les dommages collatéraux de la politique de Thatcher. Mais jamais cela n'est pesant, c'est bien souvent drôle (même si on rit un peu jaune) ou émouvant. Enfin, ce roman s'interroge aussi sur le travail de l'écrivain, et plus largement de l'artiste, ainsi que sur celui des éditeurs et marchands d'art. Sa construction sous forme d'enquête et de personnalités qui se répondent est très agréable. Et l'on trouve des références à Agatha Christie comme au roman gothique. Alors certes, c'est parfois excessif et caricatural mais ça reste délicieusement british et très second degré. Au total, c'est un roman très complet et en cela très plaisant.

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