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lundi 2 décembre 2019

L’épuisement


Ce n’est pas la lecture la plus évidente de Christian Bobin. C’est un peu échevelé, brut, passant du coq à l’âne. Alors, évidemment, sans Ariane, je me suis un peu perdue dans le labyrinthe des pensées de l’auteur. Cela ne les rend pas moins belles. Cela me les rend plus difficiles à relier. Car j’aime le petit fil fragile qui dessine des routes dans les livres, ce petit caillou qui lui permet de ne pas se perdre dans les pages. Mais la couleur est annoncée dès le début : on ne sait pas ce que sera ce livre.

« Les écrivains qui savent d’avance ce que sera leur livre ne sont pas des écrivains mais des créatures de Dieu atteintes par la folie du raisonnable, du sérieux, du devoir à rendre. Je n’ai pas de devoir à rendre. J’ai un livre à faire pour la lumière qu’il me donnera »
Et c’est ainsi que je m’aventure dans le livre, plein de moments ordinaires, mais dont les mots font danser la lumière. Il y est question d’écrivains, d’artistes, de films qui nourrissent l’auteur et de moments de sa vie : les premiers jours d’école, le boulevard d’une petite ville industrielle, un amour… Je l’ai refermé en me disant que je n’y avais rien compris et je l’ai rouvert pour relire toutes les pages griffonnées, les paragraphes soulignés… J’avais une récolte incomparable de mots qui me touchent. Et si finalement, c’était ça qui me nourrissait, plus qu’une histoire bien linéaire ? Car, comme Bobin l’écrit, « Et c’est quoi, la fin d’un livre. C’est quand vous avez trouvé la nourriture qu’il vous fallait, à ce jour, à cette heure, à cette page »

Alors dans la récolte abondante, arbitraire, je choisis cette petite phrase évocatrice : « J’aime les miroirs, les icônes et les livres. J’aime ce qui retient sur soi de la lumière avant de nous la rendre, augmentée d’une secrète beauté » et celle-ci qui me parle : « L’intelligence ce n’est rien d’autre : une manière personnelle de se tenir devant soi et devant le monde, une manière propre à la personne de se laisser altérer par ce qui vient et de chercher son bien à elle, rien qu’à elle, dans ce qui la traverse et parfois la tue. Lire par exemple c’est une des manifestations les plus simples de l’intelligence, cela n’a rien à voir, absolument rien à voir avec la culture. Lire c’est faire l’épreuve de soi dans la parole d’un autre, faire venir de l’encre par voie de sang jusqu’au fond de l’âme et que cette âme en soit imprégnée, manger ce qu’on lit, le transformer en soi et se transformer en lui. Toute lecture qui ne bouleverse pas la vie n’est rien, n’a pas lieu, n’est pas même du temps perdu, est moins que rien. Toute vie qui n’est pas bouleversée par la vie et qui ne va pas, seule, sans le réconfort d’aucune leçon, trouver son bien dans ce bouleversement, est morte. Ce qui est le bien d’une personne c’est à la personne seule d’en décider, en ne s’appuyant que sur la lumière suffisante de sa propre solitude, au plus loin des convenances de pensée ou de morale »
« Un événement dans la vie, c’est une maison avec trois portes séparées – mourir, aimer, naître. On ne peut y entrer qu’en franchissant les trois portes simultanément, dans le même temps. C’est impossible et cela arrive »
« Le mort en nous c’est le maître, celui qui sait. Le vif en nous, c’est l’enfant, celui qui aime, qui joue à aimer »
« C’est le premier apprentissage du mensonge collectif : faire semblant d’être là où nous ne sommes pas »
« L’amour c’est quand quelqu’un vous ramène à la maison, quand l’âme revient au corps, épuisée par des années d’absence »
« Aucune vraie rencontre ne peut se faire sans aussitôt nous défaire. Aucune rencontre hors de l’amour, aucun amour qui ne commence par nous tuer »
« Je n’ai jamais vécu en couple, par gout profond de la solitude. Ce qui fait le désespoir de tant de couples c’est un irrespect de la solitude native de l’autre »
« L’enfance avait choisi ce qu’elle choisit toujours : la vie, quand bien même la mort jouirait des services du meilleur attaché commercial qui soit. Je crois que l’enfance est pour beaucoup dans ces refus dont nous ressentons la nécessité sans savoir les justifier. Je crois qu’il n’y a qu’elle à écouter »
« La solitude est une maladie dont on ne guérit qu’à condition de la laisser prendre ses aises et de ne surtout pas en chercher le remède, nulle part. J'ai toujours craint ceux qui ne supportent pas d'être seuls et demandent au couple, au travail, à l'amitié voire, même au diable ce que ni le couple, ni le travail, ni l'amitié ni le diable ne peuvent donner : une protection contre soi-même, une assurance de ne jamais avoir affaire à la vérité solitaire de sa propre vie. Ces gens-là sont infréquentables. Leur incapacité d'être seuls fait d'eux les personnes les plus seules au monde »
« Je crois que c'est ça, un artiste. Je crois que c'est quelqu'un qui a son corps ici et son âme là-bas, et qui cherche à remplir l'espace entre les deux en y jetant de la peinture, de l'encre ou même du silence. Dans ce sens, artistes nous le sommes tous, exerçant le même art de vivre avec plus ou moins de talent, je précise : avec plus ou moins d’amour »
« La maison de mon oncle, une incroyable bâtisse tout en fenêtres et en escaliers, on se sent bien rien qu'à la voir. De sa cuisine, il peut entendre chaque jour le chant d'un oiseau en cage chez le voisin du dessous. Et un jour, plus de chant. Il se penche à la fenêtre, regarde, comprend : l'oiseau chantait quand il était pris dans un rayon de lumière, et ce rayon lui arrivait du soleil en ricochant sur la fenêtre de la cuisine. Alors il pousse doucement la fenêtre, il la remet à sa bonne place, jusqu'à entendre le chant ressuscité. C'est une scène du film. Elle dure, quoi, cinq secondes. Vous n'avez jamais trouvé, nulle part dans aucun livre, une plus juste description de la lecture, de sa magie intime : les livres sont comme la maison de mon oncle. Les phrases y sont autant de fenêtres. Suivant leur inclination, leur ouverture, elles attrapent la lumière et la renvoient sur le cœur en cage, jusqu'à le faire chanter. C'est une opération délicate. Il y faut beaucoup de doigté et d'attention »
« Proust a écrit des milliers de pages pour apprivoiser un sommeil qui se refusait à lui enfant, lorsque sa mère n’entrait pas dans sa chambre pour l’embrasser. Sur un plateau de la balance, un seul baiser manquant. Sur l’autre plateau, des nuits blanchies à l’encre, tous les écrits du monde. Il est évident que le premier plateau est plus lourd que le second. La littérature insomniaque ne consolera jamais de l’absence d’un amour donnant à notre visage lumière de repos »
« Les mots qu’il écrit ne sont là que pour donner le temps à d’autres mots de se faire entendre. Il y a toujours deux livres dans un vrai livre. Le premier seulement est écrit. C’est le second qui est lu, c’est dans le livre du dessous que le lecteur reconnait ce qui, de l’auteur et de lui, témoigne de l’appartenance à une même communauté silencieuse »
« Les beaux nuages qui vont là-bas au ciel. Je n’ai pas d’autre amour que celui-là, pas les nuages mais la liberté d’aller qu’ils montrent et disent, la liberté de se métamorphoser sans cesse, d’être infidèle à soi-même pour mieux rester fidèle à la vie dans notre vie »
« Dans la logique du monde, on ne peut faire sa place sans aussitôt prendre la place d’un autre. Mais on ne fait pas plus sa place qu’on ne fait sa vie : on trouve l’une et l’autre, et le sentiment de cette trouvaille inespérée c’est la joie même »
« On dit des anorexiques qu’il refusent de se nourrir alors qu’ils refusent simplement, sainement, d’avaler de mauvaises nourritures. On les dit malades quand ils ne font que rejeter l’amour avarié qu’on les invite à goûter »
« Ceux que j’aime, je ne leur demande rien. Ceux que j’aime, je ne leur demande que d’être libres de moi et ne jamais me rendre compte de ce qu’ils font ou de ce qu’ils ne font pas, et, bien sûr, de ne jamais exiger une telle chose de moi. L’amour ne va qu’avec la liberté. La liberté ne va qu’avec l’amour »


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