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mercredi 10 février 2021

Les poèmes possibles

Je ne sais pas si c'est l'état du monde qui veut ça mais j'ai besoin de poèmes en ce moment. J'ai donc allégrement pioché dans les bibliothèques pour trouver de quoi nourrir cette soif. Et j'ai découvert à cette occasion que Saramago avait écrit des poèmes. Choses vues ou créatures mythologiques, amour bien sûr, les thèmes sont divers et résonnent, en français ou brésilien !

Les recueils proposés sont : 

  • Jusqu'à la racine
  • Poème à bouche fermée
  • Mythologie
  • L'amour des autres
  • Dans ce coin du temps


Balance

Avec des poids douteux je me soumets
A la balance jusqu'à aujourd'hui refusée. 
Il est tant de savoir ce qui vaut le plus :
Si c'est juger, assister ou être jugé.
Je mets dans le plateau tout ce que je suis :
Des matières, d'autres non, qui m'ont fait,
Le rêve fuyant, le désespoir 
De prendre violemment ou négliger
L'ombre qui me mesure les jours ;
Je mets la vie si pauvre, le corps chétif,
Les trahisons naturelles et les aversions,
Je mets ce qu'il y a d'amour, son urgence,
Le goût de passer entre les étoiles,
La certitude d'être qui n'existerait
Que si tu venais à me peser, poésie.

Je découpe mon ombre…

Je découpe mon ombre sur le mur,
Je lui donne vie, chaleur et mouvement,
Deux couches de couleur et de souffrance,
Ce qu'il faut de faim, le son, la soif.

Je reste de côté à la voir répéter
Les gestes et les mots qui sont moi,
Figure dédoublée et mélange
De vérité vêtue de mensonge.

Sur la vie des autres se projette
Ce jeu à deux dimensions
Où rien ne se prouve par des raisons
Tel un arc bandé sur la flèche.

Une autre vie viendra qui m'absoudra
De la demi-humanité qui perdure
Dans cette ombre privée d'épaisseur,
Dans l'épaisseur sans forme qui la résoudra.

Taxidermie, ou poétiquement hypocrite

Puis-je parler de mort tant que je vis ?
Puis-je gémir de faim imaginée ?
Puis-je lutter caché dans la poésie ?
Puis-je tout feindre, en n'étant rien ?

Puis-je tirer des vérités de mensonges,
Ou inonder de fontaines un désert ?
Puis-je changer de cordes et de lyres,
Et faire d'une mauvaise nuit un clair soleil ?

Si tout à de vaines paroles se réduit
Et qu'avec elles je me couvre la retraite,
Du perchoir de l'ombre je nie la lumière
Comme la chanson se nie embaumée.

Yeux de verre et ailes prisonnières,
Je ne fais qu'usage de paroles
Comme trace des choses véritables.

 



Au cœur, peut-être

Au cœur, peut-être, ou dites plutôt :
Une blessure déchirée au couteau,
Par où va la vie, si mal vécue,
En pleine conscience nous met en pièces.
Le désir, le vouloir, le non suffire,
Illusoire recherche de la raison
Que le hasard d'être justifie,
Voilà ce qui fait mal, peut-être au cœur.

Passé, présent, futur

Je fus. Mais ce que je fus je ne m'en souviens déjà plus : 
Mille couches de poussière masquent, voiles,
Ces quarante visages inégaux,
Si marqués par le temps et les mascarets.

Je suis. Mais ce que je suis est si peu :
Grenouille échappée de la mare, qui a sauté,
Et lors du saut qu'elle fit, aussi haut qu'elle pouvait,
L'air d'un autre monde l'a fait éclater.

Il manque de voir, si cela manque, ce que je serai :
Un visage recomposé avant la fin,
Un chant de batracien, même rauque,
Une vie qui court comme ci comme ça. 

Lieu commun du quadragénaire

Quinze mille jours secs sont passés,
Quinze mille occasions se sont perdues,
Quinze mille soleils inutiles sont nés,
Heure à heure comptés
Dans ce solennel, mais grotesque geste
De remonter les montres inventées
Pour chercher, dans les années oubliées,
La patience de continuer à vivre le reste. 

Question de mots

Je mets des mots morts sur le papier,
Tels les timbres léchés par d'autres langues
Ou les insectes percés par surprise
Par la rigueur impersonnelle des aiguilles.

De mots ainsi adjugés
Je remplis des scènes d'ébahissement et de bâillement :
Entre les portes je me montre, galonné,
Passant des fleurs séchées pour des billets.

Qui pourra savoir de quelle manière
Les mots sont des roses sur le rosier. 

Démission

Ce monde ne convient pas, qu'il en vienne un autre.
ça fait déjà trop longtemps que nous y sommes
A feindre des raison suffisantes.
Soyons plus chien que chien : nous savons l'art
De mordre les plus faibles, si nous commandons,
Et de lécher les mains, si nous sommes soumis.

Parole du vieux Restelo à l'astronaute

Ici, sur la Terre, la faim continue,
La misère, le deuil, et encore la faim.

Nous allumons des cigarettes à des feux de napalm
Et nous disons l'amour sans savoir ce que c’est.
Mais nous avons fait de toi la preuve de la richesse,
Et aussi de la pauvreté, et de la faim encore.
Et nous avons mis en toi à savoir quel désir
De plus haut que nous, et meilleur et plus pur.

Sur le journal, les yeux tendus, nous épelons
Les vertiges de l'espace et les merveilles :
Des océans salés qui encerclent
Des îles mortes de soif, où il ne pleut.

Mais le monde, astronaute, est une bonne table
Où mange, en jouant, seulement la faim
Seulement la faim, astronaute, seulement la faim.
Et les jouets sont les bombes au napalm.

Règle

Si peu donnons quand seulement beaucoup
De nous au lit et à la table mettons :
Il faut donner sans mesure, comme le soleil,
Image rigoureuse de ce que nous sommes.

Devine

Qui se donne qui se refuse
Qui cherche qui trouve
Qui défend qui accuse
Qui se dépense qui se repose

Qui fait des nœuds qui les dénoue
Qui meurt qui ressuscite
Qui donne la vie qui tue
Qui doute qui croit

Qui affirme qui se dédit
Qui se repentit qui non
Qui est heureux malheureux
Qui est mon cœur qui est. 

Ballade

J'ai fait le tour du continent
Sans sortir de ce lieu
J'ai interrogé tout le monde
Comme un aveugle ou un dément
Dont le sort est de questionner

Personne n'a su me dire
Où tu étais et vivais
(Déjà fatigués d'oublier
Seulement vivant pour mourir
Ils perdaient le compte des jours)

J'ai gratté de ma guitare
Sur le seuil me suis assis
Avec la sébile du mendiant
Du pain dur dans la besace
Désabusé j'ai chanté

Peut être ai-je dit des romances
Ou des chansons de charme
Apprises dans les courses
De quelques aventures
De qui ne sut attendre

Ils marchaient loin tes pas
Même les chansons tu ne les entendis 
Tu vivais prisonnière dans les liens
Que faisaient d'autres bras
Sur ton corps dénudé

Souvenir de João Roiz de Castel'Branco

Non mes yeux, madame, mes les vôtres,
Ce sont eux qui partent vers des terres que je connais,
Où la mémoire de moi n'est jamais passée,
Où est caché mon nom de secret.

Si de ténèbres se font les distances,
Et avec elles regrets et absences,
Il me reste des yeux aveugles, et pas plus
Qu'attendre le retour de la lumière qui fut.

Analogie

Qu'est la mer ? Une étendue démesurée
De larges mouvements et marées,
Comme un corps dormant qui respire ? 

Ou ceci qui plus près nous atteint,
Un battement de bleu sur la plage éclatante,
Où l'eau devient écume aérienne ?

Est-ce amour l'ébranlement qui parcourt
Dans le rouge du sang les veines tendues
Et hérisse les nerfs comme un tranchant ?

Ou plutôt ce geste indéfini
Que mon corps transmet vers le tien
Quand le temps retrouve son commencement ?

Comme est la mer, amour est paix et guerre,
Ardente agitation, calme profond,
Frôlement léger de peau, ongle qui ferre. 

Lever du jour

Je navigue dans le cristal de l'aube,
Dans la dureté du froid réfléchi,
Où la voix s'endurcit, laminée,
Sous le poids de la nuit et du gémissement. 

Le cristal s'ouvre en nuage pâmé,
Fuient l'ombre, le silence et le sens
De la mémoire nocturne suffoquée
Par le murmure du jour levé. 

Couchant

Que peux-tu me dire de plus que je ne sache,
Veine du soleil saignant sur la terre,
Douce éraflure de brouillard réfracté
Entre le bleu de la mer et le ciel rouge ? 
Il y a déjà tant de couchants dans ma mémoire,
Tant de doigts de feu sur les eaux,
Que tous se confondent quand, la nuit, 
Le soleil couché, se ferment tes yeux. 

Intégral

Pour une seconde, à peine, ne pas être moi :
Etre bête, pierre, soleil ou autre homme,
Cesser de voir le monde de cette hauteur,
Peser le plus et le moins d'une autre vie.

Pour une seconde, à peine, d'autres yeux,
Une autre façon d'être et de penser,
Oublier ce que je connais, et de la mémoire
Ne rien garder, pas même la mémoire perdue.

Pour une seconde, à peine, une autre ombre,
Une autre silhouette sur le mur qui sépare,
Crier avec une autre voix une autre amertume,
Echanger contre une mort la mort promise.

Pour une seconde, à peine, trouver
Changé dans ton corps mon corps,
Pour une seconde, à peine, et pas plus :
Pour te désirer plus, toi déjà connue.

"Car le temps ne s'arrête pas..."

Car le temps ne s'arrête pas, et il n'importe
Que les jours vécus approchent
Le verre d'eau amère placé
Là où la soif de la vie s'exaspère. 

Ne comptons pas les jours qui sont passés : 
Ce fut aujourd'hui que nous naissons. Maintenant seulement
La vie a commencé, et, lointaine encore,
La mort peut fatiguer à nous attendre. 

"J'élève une rose..."

J'élève une rose, et tout s'illumine
Comme ne le fait la lune, ni ne le peut le soleil :
Serpent de lumière ardente et enroulée
Ou vent de cheveux qui secoue. 

J'élève une rose, et je crie vers les oiseaux
Qui ponctuent le ciel de nids et de chants. 
Je bats sur le sol l'ordre qui décide
L'union des démons et des saints.

J'élève une rose, un corps et un destin
Contre le froid de la nuit qui se hasarde,
Et de la sève de la nuit et de mon sang
Je construis de la pérennité dans la vie brève.

J'élève une rose, et je laisse, et j'abandonne
Tout ce qui est douloureux de blessures et de frayeurs.
J'élève une rose, oui, et j'écoute la vie
Dans le chant des oiseaux sur mes épaules. 

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