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lundi 26 avril 2021

Puissance de la douceur

Anne Dufourmantelle et ses ouvrages sont sur ma LAL depuis des siècles. J'ai passé le cap avec ce titre que j'ai trouvé intéressant et profond, nécessitant plus de concentration que ses courts chapitres ne le laissaient entrevoir tellement il peut être bon de s'arrêter pour comprendre ce dont il est question. Car douceur, entendons nous bien, n'est pas mièvrerie ou bonheur. Ce serait la réduire que de la définir ainsi. La douceur, c'est quelque chose de très concret, sensuel même, mais aussi de spirituel. Elle est étroitement lié à l'enfance, au "care". C'est un rapport au monde et à soi. Et la puissance dont parle le titre, c'est le pouvoir de transformer, de faire advenir !

Pour la faire comprendre, elle part de l'étymologie et propose des images, des œuvres d'art, de personnages historiques ou littéraires, des actions et des mots. La douceur, c'est le contraire de l'hybris des grecs, vous savez, cette orgueilleuse démesure. C'est quelque chose de l'ordre du respect, du pardon mais qui fonctionne avec le courage. C'est quelque chose qui touche à l'innocence, au calme et à la caresse. Quelque chose qui vit d'ambiguïté plus que de pleine lumière. 

"La douceur est une énigme. Incluse dans un double mouvement d'accueil et de don, elle apparaît à la lisière des passages que naissance et mort signent. Parce qu'elle a ses degrés d'intensité, parce qu'elle a une force symbolique et un pouvoir de transformation sur les êtres et les choses, elle est une puissance"

"Un instinct au plus près de l'être, qui ne serait pas seulement affecté à la conservation de soi, mais à la relation"

"La douceur est d'abord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l'accroit [...] Elle tient compte de la cruauté, de l'injustice du monde. Etre doux avec les choses et les êtres, c'est les comprendre dans leur insuffisance, leur précarité, leur immaturité, leur bêtise" 

"La bonne distance qu'invente la douceur permet à chacun d'exister dans son propre espace ; elle est le contraire de l'effraction" 

A la dernière page, je ne suis toujours pas certaine de savoir ce qu'est la douceur, j'ai une myriade d'indices, d'exemples et de tentatives mais ai-je réellement compris ? Rien n'est moins sûr !



jeudi 22 avril 2021

Venise à double tour

Cet ouvrage de Jean-Paul Kauffmann m'a été recommandé et m'intriguait beaucoup. En effet, l'auteur se met en quêtes des églises fermées de Venise. 

Que ne se contente-t-il pas des églises ouvertes, pourtant nombreuses ? Une quête, une fixette, un souvenir, un carré noir et or qui brille dans sa mémoire. Une envie de savoir ce qui se cache derrière les portes fermées, à demi-fermées ou cadenassées. Une persévérance. Et le goût de Venise, de sa géographie, de son air, de ses odeurs et de ses peintres, Palma le Jeune notamment, de ses architectures et de ses gens, de ses écrivains, qui seront nos compagnons de voyage, Morand et Sartre en particulier. 

Alors, l'auteur, qui s'installe pour plusieurs mois dans la ville avec sa femme, nous conte ses déboires. Car faire ouvrir les églises closes, cela demande des contacts et du temps. Il faut savoir qui en a les clés. Est-ce le Grand Vicaire ? Est-ce un propriétaire privé ? Est-ce une institution ? Il faut fouiner, se renseigner, présenter des demandes, des papiers, participer à des événements où se retrouve le gratin vénitien. 

Amis qui rêvez d'entrer avec l'auteur dans ces églises, n'ayez pas trop d'attentes ! Car avec Lacan et le désir qui fait fil rouge dans l'ouvrage, le lecteur comprend petit à petit que chaque visite sera une déception - ou presque. Que c'est d'atteindre au but et de chercher qui est le plaisir plus que de trouver. Surtout que les églises fermées sont bien souvent en ruine ou en très mauvais état, dépouillées de leurs retables et de leurs ornements, souillées de fientes, violentées par le temps et l'absence de soin, d'usage. 

"Depuis toujours, j'ai préféré le combat à la victoire. Il y a une telle tristesse dans l'accomplissement de ce que l'on désire. La constatation que le but est atteint. Une part d'inachevé, voilà qui donne à la réussite sa vraie mesure"

Voyage dans Venise, réflexion sur les églises et leur sacralité, quête inachevée, thérapie, rencontres fortuites et amitiés naissantes, il y a un peu de tout ça dans cet ouvrage agréable mais pas inoubliable. 


lundi 19 avril 2021

Ces histoires qui nous gouvernent

Après Storytelling, Christian Salmon s'intéresse à l'usage des histoires dans le monde politique. Enfin, continue de s'y intéresser. Il suit plus particulièrement Sarkozy et Obama comme des stars de séries, imposant à la politique émotions, mises en scène et surprises à un rythme frénétique. 

A travers de courts chapitres, l'auteur analyse rapidement une vingtaine d'événements et histoires liées à des hommes politiques. Cela va de la love-story de Carla et Nicolas, à la campagne d'Obama, en passant par le régime de Hollande, la démarche d'un homme politique ou la virilisation et féminisation des discours. On découvre un peu plus les communicants de ces derniers et leurs méthodes pour mêler récits aux actes et aux discours, faisant des gouvernants des personnages. 

L'ensemble est intéressant et vif. Je regrette toutefois la brièveté des chapitres et leur côté pêle-mêle, qui ne permettent pas toujours d'entrer dans une analyse complète des procédés mis en lumière. Il est flippant sur notre monde et sur la façon dont le spectacle et les histoires le construisent. Comme l'était Storytelling dont la lecture, finalement, est plus pertinente. 

"Passé un bref état de grâce, le nouveau prince élu se voit confronté non seulement à ses ex-rivaux, tous bien identifiés, mais aussi à un ennemi insaisissable et rebelle : l'opinion. D'autres facteurs objectifs viennent lui compliquer la tache : le cadre national de la gouvernance s'effiloche par les deux bouts au bénéfice des pouvoirs régionaux d'une part et des instances supranationales de l'autre, qu'elles soient chargées de régulation économique, monétaire ou d'intervention militaire"

 

"Le secret du succès au élections se résume au triptyque : 

1. Racontez une histoire

2. Soyez bref

3. Soyez émotionnel"

"Verrait-on s'opposer alors deux façons de faire campagne, l'une, basée sur les programmes et les actes ; l'autre, sur des rêves et des mots ?"

"Les campagnes électorales sont devenues des festivals de narration au cours desquels s'affrontent des personnages plutôt que des idéologies et où l'élection sanctionne les performances d'un acteur-candidat, sa capacité à capter l'attention et à susciter l'émotion plutôt que ses compétences. [...] Une telle performance pour réussir doit respecter quatre conditions, synchroniser quatre fonctions que l'on peut qualifier de carré magique : 

1. Raconter une histoire capable de constituer l'identité narrative du candidat (storyline). 

2. Inscrire l'histoire dans le temps de la campagne, gérer les rythmes, la tension narrative tout au long de la campagne (timing).

3. Cadrer le message idéologique du candidat (framing) c'est-à-dire encadrer le débat comme le préconise le linguiste Georges Lakoff, en imposant un registre de langage cohérent et en créant des métaphores. 

4. Créer le réseau sur Internet et sur le terrain, c'est-à-dire un environnement hybride et contagieux susceptible de capter l'attention et de structurer l'audience du candidat (networking)."

jeudi 15 avril 2021

Un heureux événement

Ce roman d'Eliette Abécassis me laisse perplexe. Est-ce un heureux événement ou pas ?
La narratrice se réveille un matin, énorme et incapable de se mouvoir. À terme, elle sent combien elle est une étrangeté pour elle même, elle ne reconnaît plus la belle et libre jeune femme dans cette femme enceinte. Et de nous conter l'amour, la liberté et la folie de faire un enfant, sa vie d'avant... Puis d'après. Avec l'horreur de l'accouchement, la pesanteur d'être enceinte, le désintérêt pour ce qui faisait sa vie pour se concentrer uniquement sur le bébé. Bébé tyran, qui l'épuise, l'empêche de dormir et avec qui elle passe jour et nuit. Bébé aidant, qui lui donne un but plus grand qu'elle même, qui lui fait découvrir l'attachement, l'amour, et la fatigue extrême ! C'est aussi l'histoire de son couple, qui prend un gros coup avec ce bébé, jusqu'à la séparation.
Portrait sans filtre d'une jeune mère, image des premiers mois dans la violence de la rupture avec la vie sans enfant, c'est à décourager d'avoir des enfants !



lundi 12 avril 2021

Ceux qui restent

Sous-titré "Faire sa vie dans les campagnes en déclin", cet ouvrage de Benoît Coquard a attiré mon attention en biblio. Le sociologue s'intéresse aux classes populaires rurales des campagnes du Grand Est, dont il est issu, et analyse ses modes de reconnaissance et de socialisation. Enquête immersive réalisée avant les Gilets jaunes - qui sont toutefois évoqués - elle s'intéresse aux 20-40 ans qui n'ont pas quitté leur région natale - l'Est -, par choix ou contraints par les circonstances. Il peut s'agir de personnes n'ayant pas accédé à des études supérieures et ayant travaillé assez jeunes, localement ; de personnes parties pour des études et revenues dans leur région, souvent à des postes moins intéressants que ceux auxquels ils pourraient prétendre ; d'autres plus précaires, chômeurs de longue durée, disqualifiés sur le marché local mais n'ayant pas la possibilité de partir. Il s'intéresse également à ceux qui sont parties, souvent "celles" et qui se trouvent de plus en plus déconnectées de "ceux qui sont restés".

Voici le sommaire :

1. La partie fluorescente de l'iceberg

2. "C'était mieux avant"

3. De "ceux qui partent" à "ceux qui restent" : la fabrique de la sédentarité

4. Les "ailleurs" possibles et impossibles

5. "Chez les uns les autres"

6. L'économie amicale, entre solidarité des collectifs et renforcement des inégalités

7. "Déjà, nous" : une conscience politique du nécessaire


De quoi ça cause ? S'il y a une idée phare, c'est celle de la réputation, que chantait déjà Brassens. Une réputation qui soude les groupes de potes contre d'autres clans et qui aide à trouver du boulot. Une réputation cruciale dans un univers où tout le monde se connait, où les personnes fonctionnent par petits groupes, souvent masculins, qui se reçoivent et partagent des idées communes. Parmi celles-ci, une nostalgie des campagnes florissantes, économiquement via des entreprises qui embauchaient, et socialement par des bals de village qui brassaient des centaines de personnes. Une nostalgie parfois construite plus que réelle, notamment sur la liberté - de boire, de se droguer, de conduire bourré - mais des contraintes réelles : éparpillement des services, des commerces, du travail et temps de voiture toujours plus longs. On découvre aussi des envies - la Suisse où l'on gagne bien sa vie - ou des repoussoirs - la ville ou Paris, où l'on ne connait personne et où l'on ne sait pas à qui on a à faire.

Pour vivre cette sociabilité, ça se passe dans les foyers ou les clubs sportifs (chasse, foot), les bistrots ayant quasiment disparus et étant plutôt du côté de la "mauvaise réputation". Univers très masculin, plutôt machiste, les apéros ont lieu plusieurs fois par semaine dans un entre soi qui permet de se livrer au groupe mais aussi d'y entretenir sa réputation - soi, bon travailleur versus les autres, les cassos, les fainéants, les tox - à l'héroïne. La bande de pote se soutient, est solidaire, peut travailler ensemble ou reprendre un club ensemble. C'est un lieu de valorisation et de reconnaissance. Mais gare à la concurrence de l'emploi dans une bande, on peut aussi en être exclu. Et les femmes là -dedans ? Parties en ville ou plus jeunes, plus précaires que leurs maris (au foyer, aide à domicile, invisibles), ne voulant pas passer pour des filles chiantes... on ne les entend pas beaucoup.  

Quant à l'aspect politique - vote RN - il n'est finalement que peu évoqué, apparaissant surtout à travers le "déjà, nous" et le conformisme des groupes. Avec les Gilets jaunes, on sent d'autres possibles.

Un ouvrage bien écrit, intéressant, plein de chouettes exemples, qui permettent de comprendre les stratégies de sociabilité à l'œuvre chez "ceux qui restent". 

mardi 6 avril 2021

Le prix des sentiments - Au cœur du travail émotionnel

Croisé dans un article, cet ouvrage d'Arlie Russell Hochschild a attiré mon attention. Si sa traduction est récente, sa publication aux USA date des années 80. Certains passages semblent donc un peu datés mais l'analyse est encore très intéressante. 

Séparé en "vie privée" et "vie publique", l'ouvrage de sociologie traite de la gestion des émotions et du travail émotionnel. Les annexes, notamment "penser l'émotion" est assez passionnante, retraçant l'histoire de cette notion et son lien avec le corps.

"Le terme travail émotionnel désigne la manière de gérer ses émotions pour se donner une apparence physique correspondant à ce qui est attendu socialement (au niveau du visage comme du corps) ; celui-ci a lieu en échange d'un salaire"

Dans la première partie, il est question de la gestion des émotions dans la vie privée, les sentiments ressentis ou montrés lors d'événements joyeux ou tristes. L'auteure s'intéresse notamment au rôle d'indice ou de sentinelle du sentiment dans la compréhension personnelle. De plus, selon l'adéquation de ses sentiments aux attentes du groupe, la personne s'attend à être plus ou moins intégrée. Elle peut ressentir des sentiments adéquats ou inadéquats qu'elle peut choisir de contrôler ou transformer. Cette partie développe aussi beaucoup la question du jeu en surface "Le corps de l'acteur suscite la passion dans l'âme du public, mais l'acteur fait seulement semblant d'avoir ces sentiments" ou du jeu en profondeur de Stanislavski c'est-à-dire encourager l'expression du sentiment ou s'aider de son imagination pour cette expression.

"De nombreuses émotions révèlent les peurs, les attentes et les espoirs cachés avec lesquels nous recevons chaque nouvelle, vivons chaque événement. Et c'est cette fonction de signal qui est dégradée lorsque la gestion privée des sentiments commence à faire l'objet d'une ingénierie sociale, pour être transformée, contre rémunération, en un travail émotionnel [...] J'en suis arrivée à comprendre, aussi, que plus un système commercial s'approprie l'échange de "dons" privés en matière d'émotions, plus les individus - ceux qui reçoivent comme ceux qui donnent - recourent à un travail supplémentaire pour écarter ce qui est impersonnel au profit de ce qui ne l'est pas"

La seconde partie, et la plus intéressante à mes yeux, concerne l'étude sur la vie d'hôtesses de l'air - et plus rapidement, d'agents de recouvrement. Dans ces deux secteurs, les travailleurs, en lien avec des clients, doivent montrer un certain visage et travailler leurs émotions. C'est ce travail qui est décortiqué, nous permettant aussi de suivre les formations, le mode de vie des hôtesses - flippant avec les pesées et l'absence de libertés - et leur façon de gérer leurs émotions. Ce qui est assez inquiétant, c'est la valeur marchande de ce travail émotionnel - les hôtesses sont le visage d'une compagnie aérienne -, son contrôle - avant le système de notation qui nous est familier - et sa faible prise en compte comme risque psycho-social. Car nombre de ces hôtesses se disent détachées de leur émotions, ne permettant plus à celles-ci de remplir leur rôle de signal. 

"Ce travail requiert d'un individu qu'il déclenche ou refoule une émotion dans le but de maintenir extérieurement l'apparence attendue, apparence qui doit produire sur les autres l'état d'esprit adéquat (en l'occurrence, le sentiment d'être pris en charge dans un lieu convivial et sûr). Ce genre de travail demande la coordination de l'esprit et des sentiments ; il puise parfois au plus profond de nous-mêmes, dans ce que nous considérons comme constitutif de l'essence même de notre individualité [...] Ils peuvent rendre celui-ci étranger à la partie de lui-même qui est utilisée pour accomplir la tâche - soit son corps, soit une partie de son esprit -, voire l'aliéner complétement"

"L'exploit de réussir à refouler ces émotions est bien ce que l'on peut appeler du travail émotionnel"

"Par cette expression grandiloquente, "transmutation d'un système émotionnel", j'entends donc exprimer que ce que nous faisons à nos sentiments en privé - et généralement de manière inconsciente - tombe souvent, de nos jours, sous la coupe de grandes entreprises et est l'objet d'une ingénierie sociale et d'une course au profit [...] Ce qui est nouveau, à notre époque, c'est le rapport de plus en plus instrumental que nous avons à notre capacité naturelle à jouer volontairement et activement sur une gamme de sentiments, et ce dans un but privé, ainsi que la façon dont cette posture est façonnée et gérée par de grandes entreprises"

"Lorsque la transmutation fonctionne, le travailleur risque de perdre la fonction de signal du sentiment"

Par ailleurs, l'ouvrage questionne aussi l'approche très genré de ce milieu - qu'elle met en lien avec le secteur du care - enfermant les femmes dans des métiers de la gestion de l'émotion. Où la leur est dévalorisée.

"On croit que les femmes sont plus émotives, et cette simple croyance est utilisée pour invalider leurs émotions. Autrement dit, les sentiments des femmes ne sont pas considérés comme une réponse à des évènements réels, mais comme des reflets d'elles-mêmes témoignant de leur caractère "émotif".
Nous découvrons ici un corollaire à la "théorie des sentiments" : plus notre statut social est bas, plus notre manière de voir et de ressentir est susceptible d'être discréditée, et moins elle devient susceptible de convaincre.[...] Afin de compenser le fait qu'une importance inégale soit accordée aux sentiments des deux sexes, de nombreuses femmes essaient de les rendre plus intenses, de les exprimer avec plus de force, de sorte qu'ils obtiennent d'être traités avec sérieux. Mais on entre à partir de là dans un cercle vicieux, car plus les femmes essaient de s'opposer à la "théorie des sentiments" en exprimant plus fortement ces derniers, plus elles correspondent à l'image que l'on attend d'elles, celle de personnes "émotives""

Passionnant et certainement révolutionnaire à sa sortie, cet ouvrage mérite le détour. Il est toujours d'actualité car le travail émotionnel prend toujours plus de place dans notre société, notamment pour ce qui est de l'authenticité dans des relations marchandes.

Hopper, Office at night

"Cette réussite est rendue possible par la transmutation de trois éléments fondamentaux de la vie émotionnelle : le travail émotionnel, les règles de sentiments et les échanges sociaux.
Premièrement, le travail émotionnel n'est plus un acte privé mais un acte public, acheté d'un côté et vendu de l'autre. Ce ne sont dorénavant plus les individus eux-mêmes qui dirigent le travail émotionnel mais des metteurs en scène payés qui sélectionnent, forment et supervisent les autres. 
Deuxièmement, les règles de sentiments ne sont plus simplement laissées à la discrétion personnelle de chacun et négociées en privé avec les autres, mais elles sont énoncés publiquement - dans le guide édité par Delta à l'intention des futures hôtesses de l'air et des futurs stewards, dans le manuel de vol de World Airways, dans les programmes de formation et dans le discours des responsables à tous les niveaux
Troisièmement, les échanges sociaux sont orientées de force vers d'étroits canaux ; les individus peuvent essayer d'y échapper, mais leur marge de manœuvre demeure réduite.
Dans la vie privée, l'ensemble du système de l'échange émotionnel a comme objectif apparent le bien-être et le plaisir des personnes impliquées dans cet échange. Lorsque ce système émotionnel est brutalement placé dans un contexte marchand, il est transmuté. La recherche de profits se glisse sous les actes de gestion des émotions, sous les règles qui les gouvernent, sous l'échange de don"

"La spontanéité est maintenant considérée comme quelque chose devant être retrouvé ; l'individu apprend comment traiter l'émotion comme un objet que l'on peut retrouver, le Moi étant l'instrument de cette récupération"

dimanche 4 avril 2021

Sous l'imperturbable clarté

Je relis de la poésie. Vraiment, je redécouvre un genre négligé et je me régale. Je pioche au hasard dans les rayons des bibliothèques, je picore, je lis in extenso, je note des vers. C'est ce qui s'est passé avec ce recueil de Jean-Marie Barnaud dont je ne connaissais même pas le nom. Il y a dans cet ouvrage, des poèmes de 1983 à 2014, issus d'une dizaine de ses publications. J'ai découvert une voix discrète, tournée vers le ciel, vers la nature, vers l'autre. Et des vers courts, où chaque mot compte, choisi. J'en ai noté quelques extraits que je vous livre :

"Passante inespérée :

la pluie,

sous l'arc-en-ciel"


"Passe l'écureuil,

ce risque-tout. 

"Et celui-là,

soupire le chien, 

où sont ses ailes""


"La mer en fête

tend l'arc

de ses dauphins"


"Comment dire seulement

Douceur

Quand l'air partout

Autour de nous

Eclate

Et puis retombe en cendres

 

Quand c'est du sable qu'on déverse

En charretées

Sur les visages et sur les mains

De suppliants

 

Quand les soins du labour

Que la mort

Sous son masque d'acier

Quand on n'avance que pour creuser

Des tombes"


"Alors tu t'étais perdue

Les chemins pour te rejoindre

avaient sombré

Tu t'éloignais toujours plus

dans cette campagne vive

Tu me hélais de là-bas

sans me voir

Et dans ce rêve dont j'étais le naufragé

je te voyais qui te penchais souvent

pour une poignée d'asperges sauvages" 


"Qui sait combien de pages

droit devant

il reste à écrire

et dans quelle langue


Et donc 

voici bien ma supplique : 

que tu descendes

jusqu'à ce livre

qui témoigne aussi de nous


Que tu fasses lever 

l'éclat demain

de la page blanche" 

"Le don furtif


C'est à nouveau

dans le ciel d'hiver

le grand soleil

Témoin terrible qui enchantait

les Grecs et dessinait pour eux

les routes de l'éternel 


Le même 

faisait aussi flamber au désert

les armes d'Alexandre


Vrai que maintenant

les drones et les missiles

sont les yeux et la foudre

des nouvelles puissances du ciel

qui toucheraient plus surement

Achille au talon

que la flèche de Pâris


Les dieux à présent

travaillent au scalpel


D'un seul élan

comme le vent nous porte

nous rentrons au pays

La mer nous est fidèle

L'écume fume et sauve

Ce sont les dieux qui jouent


Sur les nantis aux chagrins ordinaires

la beauté passe et se donne

sans preuve et sans raison


Assauts et clameurs

les vagues se brisent

contre la muraille

On a le droit ici

d'avoir les yeux comblés 

et le corps sourd"

jeudi 1 avril 2021

American Darling

Je découvre enfin ce "classique" de Russel Banks. Evidemment sur ma PAL depuis des siècles, il n'a jamais été urgent pour moi de le lire. Et là, le déclic, si je l'empruntais ?

J'ai ainsi pu suivre Hannah Musgrave, une femme de 58 ans, qui revient sur sa vie. Quand on la rencontre, elle gère une ferme avec d'autres femmes, aux Etats-Unis. Née dans une famille bourgeoise dont elle est un peu le cobaye - son père est un pédiatre renommé - elle s'engage à l'adolescence dans des actions contre le racisme. Etudiante en médecine, elle s'engage dans les weathermen, un collectif anti impérialiste, antiraciste, communiste et entre dans la clandestinité. C'est presque par hasard qu'elle se retrouve en Afrique, fuyant des représailles. Là, elle s'installe au Libéria où elle fonde une famille. Petit à petit, c'est sur cette partie de sa vie qu'elle revient, à l'occasion d'un retour au pays. On suit son travail auprès des chimpanzés, ses relations avec son mari, ses enfants... C'est assez curieux car elle semble comme anesthésiée, ses sentiments éteints, enfouis. A mesure que son histoire se déroule, on commence à comprendre pourquoi !

Un roman politique, qui nous entraine dans les contradictions et les compromis des idéalistes déçus. Qui nous fait découvrir le Libéria et l'étrange relation de ce pays avec les USA. Qui nous invite dans les identités multiples d'une femme engagée. Qui nous laisse pensif devant cette densité de la vie.