Ce bouquin de Christian Salmon traînait sur ma table de nuit depuis des lustres. C'est un des must-read sur le storytelling, terme à la mode s'il en est ! J'ai souvenir des membres du groupe Muzeonum l'évoquant comme une bible. Cet ouvrage retrace l'histoire du storytelling et son application dans la vie des marques, en politique, en management... Bref, il s'introduit un peu partout dans nos vies. Et c'est à la fois fascinant et effrayant comment raconter des histoires permet de justifier beaucoup de choses.
Voilà la structure de ce livre :
Introduction. La magie du récit, ou l'art de raconter des histoires
Si vous avez lu mon billet d'hier, vous avez pu renouer avec l'univers du conte. Ces histoires que l'on nous raconte enfant et qui nous marquent pour la vie. Qu'est-ce que le storytelling ? N'est-il pas un héritier du conte, du récit oral qui rassemblait les populations pendant les veillées ? Et pourtant, ses formes apparaissent bien différentes avec le biais de la modernité : ne vont-elles pas jusqu'à l'invention de mondes virtuels scénarisés dans lesquels nous sommes immergés totalement ?
Selon l'auteur, nous sommes entrés dans un âge narratif. Les histoires sont désormais nos moyens de compréhension du monde. Elles rivalisent avec la pensée logique, scientifique et rationnelle pour expliquer l'histoire, la politique, la géographie, le droit... et bien d'autres domaines. Pourquoi le storytelling en est-il venu à dominer ? Certainement parce qu'il donne une vision rassurante et plaisante des faits. Certes, il les trie et les nettoie des contradictions et des complications éventuelles, mais n'est-ce pas ainsi qu'il les rend plus percutantes et séduisantes ? Bien sûr, les histoires peuvent être trompeuses, elles peuvent manipuler la réalité, mais ne sont-elles pas infiniment plus belles que la réalité ? E. Cornog, cité dans cette introduction affirme :"Sans bonne histoire, il n'y a ni pouvoir ni gloire".
Et pourquoi le storytelling bat-il son plein aujourd'hui ? Certainement parce qu'il répond à une crise sans précédent du sens. Il semble tout organiser et rendre compréhensible : entreprises, organisations, informations ; bref, tout ce qui est un peu complexe à appréhender. Mais il comporte aussi des dangers. Ne favorise-t-il pas la propagande et la désinformation, la confusion entre l'anecdotique et l'historique, le témoignage et la fiction ?
1. Des logos à la story
Depuis les années 2000, les entreprises constatent la volatilité toujours plus grande de leurs consommateurs. Elles se demandent comment les fidéliser et attirer leur attention sur leur propre marque. La publicité centrée sur les produits ne suffit plus au consommateur. Il a envie d'acheter autre chose qu'une paire de chaussures avec un logo. Alors, les marques inventent un autre discours que celui sur le produit : elles misent sur une image et une histoire de marque qui produisent des émotions chez le consommateur. "Les consommateurs d'aujourd'hui ont autant besoin de croire en leurs marques que les Grecs dans leurs mythes" dit G. Lewi. Et pour cela, que demande-t-on à une marque ? Qu'elle ne nous considère plus comme des consommateurs mais comme des acteurs. Qu'elle nous réinvente et participe à l'élaboration de notre personnage. Ce qui compte, c'est de mobiliser et faire participer les individus, qu'ils deviennent la marque. Intéressant, non ? Maintenant, réfléchissez à pourquoi vous achetez des boisson Innocent, du Coca-Cola et des biscuits Michel et Augustin... Certes, c'est bon. Mais leurs produits nous racontent tous une histoire et participent à notre propre image de nous-mêmes.
2. L'invention du storytelling management
L'entreprise, c'était le monde du silence. Et maintenant, chaque collaborateur a une histoire à raconter. Le silence, lu comme un frein au changement ! Car tout ce qui se raconte dans l'entreprise ne pourrait-il pas être source d'idées nouvelles, de transmission de l'information et de l'expérience ? Mais c'est surtout une mise en mots des actions du management pour légitimer leurs actions. On en revient à cette idée que le storytelling est essentiellement manipulation. On va raconter des histoires pour tout : réaliser une fusion, licencier des employés, délocaliser une entreprise, etc.
3. La nouvelle "économie fiction"
Et si l'entreprise devenait un théâtre, employant des acteurs, des metteurs en scène et des auteurs ? C'est forcer le trait mais lorsqu'on voit le jeu que jouent les employés de call-centers indiens, formatant leurs vies sur celles des séries américaines pour la crédibilité de leur job, il y a de quoi frémir.
Ce que l'on voit surgir dans le monde néo capitaliste, l'écrivain Don DeLillo l'annonçait dans Joueurs (1977) :
- Les entreprises sont sommées de s'adapter et de changer sans cesse
- Elles doivent manipuler les consommateurs par leurs émotions
- Et inventent des histoires pour cela
Tiens, tiens, ça ne vous rappelle rien ?
4. Les entreprises mutantes du nouvel âge du capitalisme
Sur la création de mythes collectifs en entreprises. On revient ici sur la communication d'Enron et sur l'étonnement des analystes financiers devant sa faillite : hypnotisées par le discours, ils en oublient les chiffres...
5. La "mise en histoires" de la politique
Mais il n'y a pas que le monde de l'entreprise qui utilise le storytelling. Les politiques américains l'ont bien compris. La démonstration en est faite avec le spot "Ashley's story" en 2004 qui a participé à la réélection de Bush. Mais il faut remonter à l'ère Reagan pour voir les origines des spin doctors, ces conseillers en communication qui construisent l'image et le récit le plus touchant possible !
Parmi les exemples cités, il y a Reagan qui conte l'histoire de la méchante Queen welfare. Celle-ci s'achète une Cadillac grâce aux aides du gouvernement. Evidemment, voilà qui restera plus dans les mémoires que n'importe lequel bilan ou analyse. Il suffirait donc d'avoir la meilleure histoire pour être élu. Le discours politique n'est plus reçu comme une parole rationnelle mais comme un conte : le plus beau, le plus plausible gagne, même s'il n'est pas pertinent et vrai. Pas étonnant que l'on ait cette impression que la politique n'est que mensonge et désinformation !
6. Storytelling à Bagdad
La guerre est aussi un jeu. En tous cas, les officiers américains s'y forment via le JFETS (2004), un jeu vidéo qui reproduit les conditions de combat en Afghanistan de façon immersive. Là encore, c'est à qui trouvera le meilleur scénario (les scénaristes d'Hollywood participent aux créations). Au risque de provoquer la confusion sur le terrain : la guerre ne serait-elle pas un jeu, même en vrai ? Ne déshumanise-t-il pas les soldats, devenant des machines à exterminer ? C'est ce que redoutent certains psychologues, qui voient certains marines dérailler en mission et exécuter n'importe quel civil...
Et là où l'histoire est étonnante, c'est lorsqu'elle n'est pas uniquement un moyen de maquiller la réalité mais lorsqu'elle influe sur elle à des niveaux inattendus : en 2007, une "jurisprudence Jack Bauer" légitime des actes immoraux ou anticonstitutionnels comme l'usage de la torture. La raison invoquée par le juge de la Cour suprême Antonin Scalia ? Suite à des interrogatoires très musclés, "Jack Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des centaines de milliers de vies. Aller vous condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ?" Là, on croit rêver ! C'est bien une "normalisation de l'état d'exception par la fiction".
7. L'empire de la propagande
Enfin, il fallait bien parler des médias. Après tout, ne sont-ils pas nos vecteurs d'informations, ceux qui relaient les jolies fables qu'élaborent les politiques, les entreprises, et bien d'autres ? Que dire sinon que plus rien ne semble fiable : l'information diffusée est-elle fiction ou réalité ?
Ce qui accentue cette indifférenciation des informations, c'est leur diffusion en continu. Ainsi, tout devient anecdotique. Il n'y a pas de temps de recul : tout est livré de façon rapide, simplifiée et manichéenne au téléspectateur.
Aux USA, la chaîne la plus symptomatique de cette manipulation des médias est Fox News qui cadre ses sujets et ses informations selon les attentes de son auditoire. Sous une impartialité apparente, ils créent des news cohérentes et subjectives, véhiculant des valeurs conservatrices et républicaines... Pourquoi contrarier son téléspectateur alors qu'il est si facile de conforter son public ?
Et à l'extérieur des US ? On utilise d'autres moyens pour valoriser la marque "US", diffusant son image et la polissant comme on le ferait d'un produit ou d'une marque. Au niveau d'un état, c'est ce qu'on appelle la propagande : "Il ne s'agit pas de transmettre une connaissance objective accessible à tous par la raison, mais de convertir à des vérités cachées qui relèvent de la foi et non de la raison"
Conclusion. Le nouvel ordre narratif
Lorsque C. Salmon concluait son ouvrage en 2007, il signalait que le storytelling n'était pas encore très installé en France. Certes, le général De Gaulle a favorisé une narration collective après guerre, autour de la rencontre d'un homme et de son peuple. Mais depuis, la politique semblait épargnée... jusqu'aux élections de 2007 que notre auteur analyse comme la mise en pratique du storytelling en politique.
Postface à l'édition de 2008. La saison 1 du storytelling
Après les élections, le changement d'ère est consommé : le Président Sarkozy fait de sa vie politique et privée un feuilleton télé que la presse relaie béatement, avant de dénoncer férocement. De même, on observe un glissement dans son auto-représentation : chacun met en scène sa vie, cherche à faire envie, à s'exhiber... Chacun élabore son propre storytelling.
Et si cette histoire du storytelling était une façon de nous manipuler, de montrer de cette technique tous les aspects négatifs, en nous racontant sa légende noire ? Et si...? Voilà ce qu'introduit cette lecture : le doute. C'est pas le genre de bouquin qui va calmer les tenants de la théorie du complot. Un peu comme si Les Falsificateurs opéraient dans notre monde.
On le savait bien qu'ils n'étaient pas très nets ces politiques. On se doutait que les marques nous manipulaient. Mais l'on sous-estimait peut-être la puissance de ces discours. Ils sont forts parce qu'ils s'adressent à nos émotions, qu'ils jouent sur un timing parfait, qu'ils sont simples à appréhender. Et pourtant, on devait bien se douter qu'ils relevaient de réalités plus complexes. Mais on perd de vue le rationnel et la logique avec de telles techniques. La "jurisprudence Jack Bauer" en est à mes yeux le meilleur (parce que le plus effrayant) exemple.
A se laisser bercer de contes, que gagne-t-on ? N'est-on pas en train de pervertir notre démocratie ? Ne risque-t-on pas de s'endormir ? De perdre tout esprit critique ? Ne fait-on pas des hommes des êtres frustrés de ne pouvoir insuffler la même cohérence à leur vie ? Qu'est-ce d'ailleurs que l'image que vous donnez de vous en ligne sinon cette version aseptisée et cohérente, riante et lisse, de votre vie ? Eh oui, on fait tous un peu de storytelling !
D'ailleurs, c'est certainement le meilleur moyen de s'opposer à la propagande que dénonce C. Salmon : défaire les discours, créer des contre-discours aussi puissants en utilisant aussi le storytelling. Ce n'est pas l'apanage des puissants.
Pour prolonger la réflexion sur les moyens de nous distraire et de nous manipuler, il y a aussi Se distraire à en mourir de N. Postman !
Un sujet intéressant.
RépondreSupprimerTrès
SupprimerJe note ces deux références... car ton billet donne vraiment envie de se pencher sur ce phénomène de société...
RépondreSupprimerC'est un peu inquiétant, tu vas voir !
SupprimerOn a quasiment un cas d'école actuellement avec le FN : papa -qui n'a plus rien à prouver ni à défendre- déconne, la fille le recadre pour se racheter une virginité aux yeux des électeurs qui pourraient encore hésiter à voter extrême droite, mais Marine n'est plus d'extrême droite, elle le dit elle-même et le prouve donc (?) en désavouant papa, et la petite fille reste discrète, elle préserve ainsi l'électorat le plus dur, le plus traditionaliste. Un cas d'école disais-je....
RépondreSupprimerLa politique a très bien compris le storytelling... mais les électeurs n'en sont pas dupes ! Ou pas tous.
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