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samedi 27 février 2021

Le labyrinthe de la solitude suivi de Critique de la pyramide

Cet essai d'Octavio Paz trainait dans ma PAL depuis des plombes. J'ai profité du challenge d'Ingannmic et Goran pour le sortir. Il traite du Mexique et des mexicains, du développement et de l'histoire de ce pays et surtout de ses hommes, de leur identité. Il revient sur les aspects pré-coloniaux avec l'empire aztèque mais aussi sur le suicide de cette civilisation et les crimes et apports des conquistadors, sur la Révolution et Zapata. Il s'interroge aussi sur la place du Mexique dans le monde, comme pays "en développement"... Ecrit en 1950, il a été complété par la Critique de la pyramide en 1970 suite à l'écrasement, dans le sang, de la révolte estudiantine de 1968. Là, c'est assez étonnant de lire combien il s'inspire des formes des pays pour tirer des conclusions les modes de fonctionnement ou de domination.

Ouvrage intéressant, à la langue agréable, mais qui nécessiterait d'avoir plus de connaissance sur le Mexique pour permettre un regard critique !



"Tous, tant que nous sommes, nous avons, à un certain moment, découvert notre existence comme quelque chose de singulier, d’intransférable, de précieux. Presque toujours, cette révélation se situe dans l’adolescence. La découverte de nous-mêmes, c’est tout à coup de nous savoir seuls ; entre le monde et nous s’élève soudain une barrière impalpable et transparente : celle de notre conscience. Il est certain que, dès notre naissance, nous nous sentons seuls ; mais les enfants et les adultes ont la possibilité de transcender leur solitude, de s'oublier eux-mêmes, par le jeu ou le travail. L'adolescent, lui, vacillant entre l'enfance et la jeunesse, reste interdit un temps devant l'infinie richesse du monde. L'adolescent s'effraie d'être. Puis, au saisissement succède la réflexion : penché sur le fleuve de sa conscience, il se demande si ce visage qui affleure lentement du fond, déformé par l'eau, est bien le sien. La singularité d'être - pure sensation chez l'enfant - se transforme en un problème et une interrogation, en une conscience qui interroge. Il se passe quelque chose de semblable avec les peuples en crise de croissance. Leur être se manifeste comme une interrogation : qui sommes-nous, et comment réaliserons-nous ce que nous sommes ? Très souvent, les réponses que nous donnons à ces questions sont démenties par l'histoire, peut-être parce que ce qu'on nomme "le génie des peuples" n'est qu'un ensemble de réactions dans une situation donnée ; il suffit que se modifient les circonstances, et les réponses varieront, et avec elles le caractère national qui se prétendait immuable"
"Cette mexicanité - goût nonchalant et heureux de l'ornement, négligence, passion et réserve - flotte dans l'air. Et si je dis qu'elle flotte, c'est parce qu'en vérité elle ne se mêle ni ne se fond avec l'autre monde, le monde américain, fait de précision et d'efficacité. Elle flotte mais ne s'oppose pas ; elle se balance au gré du vent, parfois déchirée comme un nuage, parfois dressée comme une fusée qui part. Elle se traine, ondule, se détend, se contracte, dort ou songe, belle guenille. Elle flotte : elle n'en finit d'être, elle n'en finit de disparaitre"
"Les Mexicains [...] Par leur dandysme grotesque et leur conduite anarchique, ils ont souligné non pas tant l'injustice et l'incapacité d'une société qui n'a pas réussi à les assimiler, que leur volonté personnelle de continuer à être distincts"
"Notre pauvreté peut se mesurer au nombre et à la somptuosité des fêtes populaires. Les pays riches en ont peu : ils n'en ont ni le temps ni le goût. Elles ne sont pas nécessaires : les gens ont d'autres choses à faire, et quand ils se divertissent, ils le font par petits groupes. Les masses modernes sont des conglomérats de solitaires. Dans les grandes occasions, à Paris ou à New York, quand le public se rassemble sur les places ou les stades, l’absence du peuple est remarquable : on voit des couples et des groupes, jamais une communauté vivante dans laquelle la personne humaine se dissout et trouve son salut en même temps. Mais un pauvre Mexicain, comment pourrait-il vivre sans ces deux ou trois fêtes annuelles, qui compensent sa détresse et sa misère ? Les fêtes sont notre unique luxe"
"La production de masse se fait à travers la confection de pièces détachées qu'on réunit ensuite dans des ateliers spécialisés. La propagande et l'action politique totalitaires - de même que la terreur et la répression - obéissent aux mêmes lois. La propagande diffuse des vérités incomplètes, en série, par pièces détachées. Plus tard, ces fragments s'organisent et deviennent des théories politiques, vérités absolues pour les masses. La terreur obéit au même principe. La persécution s'exerce d'abord contre les groupes isolés - certaines races, ou classes dissidentes, suspectes - pour finalement atteindre tout le monde. Au début, une partie du peuple contemple avec indifférence l'extermination des autres groupes sociaux, puis elle contribue à leur persécution quand les haines internes s'exaspèrent. Tout le monde se sent complice, le sentiment de culpabilité atteint toute la société. La terreur se généralise : il n'y a plus que des persécuteurs et des persécutés. Le persécuteur, du reste, se transforme aisément en persécuté. Il suffit d'un changement de la machine politique. Nul ne saurait échapper à cette dialectique féroce, pas même les dirigeants"
"Le Mexicain et la mexicanité se définissent comme rupture et négation. Et aussi, finalement, comme recherche, comme volonté de transcender ce statut d'exilé : comme conscience vivante de la solitude, personnelle et historique"
"Par la Révolution, le Mexicain tente de se réconcilier avec son Histoire et son origine. C'est pourquoi ce mouvement possède un caractère à la fois désespéré et rédempteur. Si ces mots, usés par tant de lèvres, gardent encore un sens pour nous, ils disent que le peuple refuse toute aide extérieure, tout schéma venu d'ailleurs et sans relation profonde avec son être, afin de se tourner vers lui-même"
"Il n'est pas étonnant que la société poursuive avec la même animosité l'amour et la poésie qui témoigne pour lui, et qu'elle le condamne à la clandestinité, au monde sombre et confus de l'interdit, du ridicule, de l'anormal. Et il est encore moins étonnant que l'amour et la poésie éclatent en formes extrêmes et pures : le scandale, le crime, le poème [...] Défendre l'amour a toujours été une activité antisociale et dangereuse. Et maintenant, elle commence à être véritablement révolutionnaire. La situation de l’amour à notre époque montre comment la dialectique de la solitude, dans sa plus profonde manifestation, amène à la frustration, à cause de cette société. Notre vie sociale s’oppose presque toujours à toute possibilité d’authentique communion érotique."
"Le théâtre et l'épopée sont aussi des Fêtes, des cérémonies. Dans la représentation théâtrale, comme dans la récitation poétique, le temps ordinaire cesse de couler, et cède le pas au temps originel. Grâce à la participation, ce temps mythique, originel, père de tous les temps qui masquent la réalité, coïncide avec notre temps intérieur, subjectif. L'homme, prisonnier de la succession, rompt son invisible prison de temps, et accède au temps vivant [...] Par le moyen du Mythe et de la Fête séculaire ou religieuse, l'homme brise sa solitude et redevient uni à la création. Ainsi le Mythe, déguisé, occulté, caché, réapparait dans presque tous les actes de notre vie et intervient de façon décisive dans notre histoires : il nous ouvre les portes de la communion"
"Une société plurielle, sans majorités ni minorités : dans mon utopie politique nous ne sommes pas tous heureux, mais, au moins, nous sommes tous responsables. Surtout et avant tout : nous devons concevoir des modèles de développement viables, moins inhumains, moins couteux et insensés que les modèles actuels"

jeudi 25 février 2021

L'instinct d'Inez

Sur le papier ou sur la 4e de couv', ce roman de Carlos Fuentes aurait pu me plaire. Je ne sais d'ailleurs plus qui me l'a conseillé mais ce n'était vraiment pas à mon goût !

Le plot : deux histoires parallèles à des milliers d'années d'écart autour d'un personnage féminin : la première avec l'Inez du titre, la seconde avec A-nel. 

Inez, c'est une cantatrice, repérée par Gabriel Atlan-Ferrara en 1940 alors qu'il monte La Damnation de Faust de Berlioz. Sa voix de velours tranche sur celle du chœur, sa chevelure rousse la distingue des autres. C'est Inez que Gabriel, le jeune et brillant chef d'orchestre, va croiser et recroiser. Leur relation est mystérieuse, amoureuse et défiante, autour d'un être photographié avec Gabriel, aussi blond que le chef est brun. Est-ce un rêve ou un souvenir, des images de mondes préhistoriques l'assaillent parfois.

A-nel, c'est une femme à l'époque préhistorique. Une femme amoureuse de Ne-il avec qui elle a un enfant. Elle joue avec sa voix et, sans mots, exprime ses sentiments. Tous deux vivent loin des hommes jusqu'à ce qu'une glaciation les rapproche d'autres hommes. C'est l'occasion de comprendre comment le pouvoir passe des femmes aux hommes, de l'égalité à la hiérarchie.

Si le thème musical, le mystère et les histoires parallèles me tentaient bien, la langue et la narration de ce livre ne m'ont pas du tout accrochée. Une rencontre manquée.


lundi 22 février 2021

Poésie guarani

C'est souvent à l'occasion de challenge que je redécouvre des trésors dans ma bibliothèque ! Voici un ouvrage de poésie trilingue (guarani, espagnol et français) de Ruben Bareiro Saguier et Carlos Villagra Marsal acheté et feuilleté avant d'aller vivre au Paraguay. J'imaginais m'entrainer au guarani avec ce livre... Autant dire que j'ai appris par d'autres moyens ! Mais que j'ai retrouvé avec joie des sonorités, des mots, en espagnol et guarani, à l'occasion de cette lecture. 

Après une introduction historique et culturelle (le lecteur français connait souvent mal le Paraguay et la culture guarani), l'ouvrage propose une sélection de poésies, d'abord autour d'une genèse mythologique, un récit de la création de Ñamandu, l'être divin et ses œuvres ; puis, des poésies populaires et des poésies lettrées des XIX et XXe siècles. Elles parlent de la nature, de l'amour, de la patrie mais aussi du quotidien du paysan et de sa pauvreté. 
En voici quelques extraits (en guarani voire jopara ou français).


Ferrocarril / En chemin de fer :
che gataha / je voyage

Paraguari / A Paraguari :
che vy'aha / mes plaisirs

Paraguay / Asuncion
che perdicion / ma perdition

Galopapu / La galopa (une danse):
che diversion / mon passe-temps

Cerro Leon :
che campamento / mon campement

Los veinticuatro / les Vingt-Quatre :
che batallon / mon bataillon

Ha upeva ku / voilà tout :
che elemento / mon élément

Cada mes / Et chaque mois :
che pagamento / ma récompense

Tetâ Rayhu / Exil - Rudy Torga
Bienheureux celui
qui n'a pas connu 
l'exil, et repose
au sein de sa terre.

Voyageurs perdus
en terre étrangère,
ni la nuit ni le jour
ne connaissent le repos.

Seul nous ranime parfois 
le souvenir de notre terre : 
sa sève soudain monte en nous
comme un chant d'oiseau

Au cœur de la nuit
l'angoisse chasse le sommeil,
et le jour, le souvenir
en étreint notre gorge.

Notre amour
pour cette terre
est si profond

qu'à sa source
prend naissance
notre souffle.

Au détour d'un rêve,
soudain je retrouve
les jeux et les rires
de mes compagnons.

Au matin, le chagrin
sur mon oreiller
a creusé son nid
humide de regrets.

Tereho Mboriahu / Va-t'en pauvreté - Ramon Silva
Allons, laisse moi. 
Va-t'en, caillou de mon chemin.
Libère mon bras, épine du roncier.
Sors de mes entrailles, instrument de Satan.
Va-t'en, laisse moi.
Va-t'en, pauvreté.
Va-t'en.
Va-t'en.

Laisse-moi à présent,
Laisse-moi, te dis-je.
Tu lèches ma peau et elle s'ulcère. 
Tu sautes sur mon front et m'arraches les cheveux.
Tu pèses sur mon ventre de ton poids de pierre.
Tu fermentes dans mon sang et uses mes forces.
Comme le feu tu consumes mes os.
Retire-toi, avant que n'en restent que cendres.
Va-t'en, pauvreté.
De ces parages va-t'en, va-t'en.

Cesse de me faire trébucher.
Cesse de jouer avec ma vie.
Cesse de te pendre à mon bras.
Cesse de creuser comme un termite dans ma tête. 
Assez.
Assez. 
J'en ai assez de toi, pauvreté. 
Va-t'en, pauvreté, va-t'en.
Déjà fleurit sur mon front ma sueur d'homme.
Va-t'en, lâche-moi.
Va-t'en, pauvreté.
Va-t'en.
Va-t'en.



mercredi 17 février 2021

La boutique aux miracles

Je continue de sortir de la PAL des auteurs sud-américains avec ce roman de Jorge Amado. J'ai eu moins de plaisir à le lire que Gabriela, girofle et cannelle mais j'ai retrouvé une ambiance farfelue et foisonnante sympathique. 

Dans ce roman, il y a deux temps, ou deux romans. Le roman du narrateur, qui raconte la venue du grand Levenson, prix Nobel de littérature à Bahia et le roman d'Archanjo, un obscur écrivain de Bahia que Levenson tire de l'oubli. 

Le narrateur nous montre la folie de la récupération de Pedro Archanjo Ojuoba par tous les intellectuels brésiliens, les publications, les événements et toute l'agitation autour de la valorisation de l'écrivain oublié - auteur de 4 livres dont un livre de cuisine - grâce au mot d'un américain. Chaque journal veut publier les meilleurs articles, mais personne ne sait plus qui est Archanjo, mort seul et pauvre comme Job. 

Dans le même temps, ses recherches retracent la vie d'Archanjo : d'abord sa mort, seul dans une rigole de la vieille ville puis son coup d'éclat lors de l'Afoshe (un carnaval du candomblé, religion syncrétique entre catholicisme et animisme) de 1895 puis d'autres éléments de sa vie, en pointillés : sa rencontre avec Kirsi, la finlandaise, ses amours avec Dorotéia, son amitié avec Lidio Corro, graveur de miracles, son travail d'appariteur à la fac de médecine, son plaisir d'écrire et d'apprendre, sa lutte pour la miscégénation... mais surtout son gout pour les histoires, les femmes et la cachaça !

C'est foisonnant, c'est riche, ça part un peu dans tous les sens entre Archanjo tel qu'il fut, défenseur du métissage en amour comme en religion, et tel qu'il est récupéré. C'est plein de vie !




lundi 15 février 2021

Histoire d'une jeunesse - la langue sauvée

 Je crois que c'était la première fois que je lisais Elias Canetti et j'ai beaucoup aimé son écriture. Il s'agit d'une autobiographie de ses premières années, au début du 20e siècle, de 1905 à 1921 plus précisément. C'est plaisant à lire et très bien écrit !

Notre narrateur nous plonge directement dans ses souvenirs d'enfance avec une rencontre : celle d'un homme qui menace chaque semaine de lui couper la langue. C'est l'amoureux de sa nourrice qui le terrifie ainsi à 2 ans alors qu'il vit en Bulgarie avec ses parents. 

Fils ainé d'une famille juive et bourgeoise, il grandit d'abord dans une Bulgarie ottomane, mêlant des cultures variées. Il part ensuite en Angleterre, où son père meurt, puis en Suisse, en Autriche. Dans chacun de ces pays, il apprend des langues différentes et devient le plus proche ami de sa mère. Si c'est son père qui lui fait aimer la lecture avec des classiques adaptés aux enfants, c'est surtout avec sa mère qu'il entretiendra des discussions littéraires. Celle-ci, grande amatrice de théâtre, passe ses soirée à entretenir son jeune fils à ce sujet. Quant à ses frères, ils sont à peine évoqués. 

Dans la vie du narrateur, quelques repères temporels : le naufrage du Titanic, évoqué à l'école, ou la Première Guerre mondiale, qui l'invite à choisir son camp, lui qui parle la langue des ennemis de l'Autriche. L'apprentissage de l'allemand d'ailleurs est absolument édifiant : humiliations répétées et par cœur sont l'unique méthode de sa mère. Et l'enfant y répond par du travail, encore plus de travail, pour plaire à celle qui est le centre de sa vie - d'autant plus quand elle est courtisée. Cette relation avec sa mère est tout à fait centrale dans ce livre, même lorsqu'elle l'envoie en pensionnant pendant ses cures : les lettres qu'ils échangent continuent de l'influencer furieusement et sa visite vient sonner le glas de ses études zurichoises.

Très beau roman d'apprentissage, fortement teinté d'Œdipe comme vous l'avez compris. Il m'a plu par les livres, les langues, la culture qu'évoque le narrateur, ce monde perdu dans les guerres mondiales. 

"Quand je laisse défiler devant moi mes professeurs zurichois, ce qui me frappe, c'est leur diversité, la spécificité des modes personnels, la richesse qu'il y avait en eux. Beaucoup d'entre eux m'ont appris ce qu'ils étaient censés m'apprendre ; aussi bizarre que cela puisse paraitre, la gratitude que j'éprouve envers eux, cinquante ans après, ne fait que croitre encore d'année en année. Quant à ceux qui ne m'ont appris que très peu de choses, ils sont restés si présents à mon esprit, en tant qu'hommes ou en tant que personnages, que je leur dois également beaucoup. Ils sont les premiers représentants de cette humanité qui m'apparaitra plus tard comme la substance même du monde. Chacun a gardé sa forme propre et unique, ce qui me parait absolument essentiel. Le fait qu'ils soient devenus entre-temps des personnages n'enlève rien à leur individualité. Réaliser l'osmose entre individus et types, c'est précisément l'une des taches majeurs du poète"
"Si tant est que l'avenir m'inspirât alors quelque préoccupation, ce ne fut jamais qu'une préoccupation en rapport avec le nombre de livres qui me restaient à lire. Que se passerait-il quand je les aurais tous lus ? Certes, j'adorais relire les livres que j'aimais, le plaisir que j'y prenais reposait aussi sur la certitude qu'il y en avait d'autres"
"Un second bienfait, dont je suis redevable à ma mère et qui remonte, lui aussi, à ces années Zurichoises, eut des conséquences encore plus heureuses ; elle me laissait libre de mes appréciations. Il ne me fallut jamais entendre qu'on faisait les choses dans un but pratique. La notion d'utilité n'était nullement déterminante. Tout ce qui m'intéressait avait également droit de cité. Je progressais sur cent voies différentes sans que jamais l'on me fît accroire que telle voie était plus sûre, plus gratifiante, voire plus rémunératrice que telle autre. Ce qui importait, c'était la chose elle-même, non son utilité. Il s'agissait d'être précis et consciencieux, et de se forger une opinion que l'on pût défendre sans avoir à rougir ; mais la conscience s'appliquait à la chose elle-même, non point au profit personnel que l'on pouvait éventuellement en tirer."

mercredi 10 février 2021

Les poèmes possibles

Je ne sais pas si c'est l'état du monde qui veut ça mais j'ai besoin de poèmes en ce moment. J'ai donc allégrement pioché dans les bibliothèques pour trouver de quoi nourrir cette soif. Et j'ai découvert à cette occasion que Saramago avait écrit des poèmes. Choses vues ou créatures mythologiques, amour bien sûr, les thèmes sont divers et résonnent, en français ou brésilien !

Les recueils proposés sont : 

  • Jusqu'à la racine
  • Poème à bouche fermée
  • Mythologie
  • L'amour des autres
  • Dans ce coin du temps


Balance

Avec des poids douteux je me soumets
A la balance jusqu'à aujourd'hui refusée. 
Il est tant de savoir ce qui vaut le plus :
Si c'est juger, assister ou être jugé.
Je mets dans le plateau tout ce que je suis :
Des matières, d'autres non, qui m'ont fait,
Le rêve fuyant, le désespoir 
De prendre violemment ou négliger
L'ombre qui me mesure les jours ;
Je mets la vie si pauvre, le corps chétif,
Les trahisons naturelles et les aversions,
Je mets ce qu'il y a d'amour, son urgence,
Le goût de passer entre les étoiles,
La certitude d'être qui n'existerait
Que si tu venais à me peser, poésie.

Je découpe mon ombre…

Je découpe mon ombre sur le mur,
Je lui donne vie, chaleur et mouvement,
Deux couches de couleur et de souffrance,
Ce qu'il faut de faim, le son, la soif.

Je reste de côté à la voir répéter
Les gestes et les mots qui sont moi,
Figure dédoublée et mélange
De vérité vêtue de mensonge.

Sur la vie des autres se projette
Ce jeu à deux dimensions
Où rien ne se prouve par des raisons
Tel un arc bandé sur la flèche.

Une autre vie viendra qui m'absoudra
De la demi-humanité qui perdure
Dans cette ombre privée d'épaisseur,
Dans l'épaisseur sans forme qui la résoudra.

Taxidermie, ou poétiquement hypocrite

Puis-je parler de mort tant que je vis ?
Puis-je gémir de faim imaginée ?
Puis-je lutter caché dans la poésie ?
Puis-je tout feindre, en n'étant rien ?

Puis-je tirer des vérités de mensonges,
Ou inonder de fontaines un désert ?
Puis-je changer de cordes et de lyres,
Et faire d'une mauvaise nuit un clair soleil ?

Si tout à de vaines paroles se réduit
Et qu'avec elles je me couvre la retraite,
Du perchoir de l'ombre je nie la lumière
Comme la chanson se nie embaumée.

Yeux de verre et ailes prisonnières,
Je ne fais qu'usage de paroles
Comme trace des choses véritables.

 



Au cœur, peut-être

Au cœur, peut-être, ou dites plutôt :
Une blessure déchirée au couteau,
Par où va la vie, si mal vécue,
En pleine conscience nous met en pièces.
Le désir, le vouloir, le non suffire,
Illusoire recherche de la raison
Que le hasard d'être justifie,
Voilà ce qui fait mal, peut-être au cœur.

Passé, présent, futur

Je fus. Mais ce que je fus je ne m'en souviens déjà plus : 
Mille couches de poussière masquent, voiles,
Ces quarante visages inégaux,
Si marqués par le temps et les mascarets.

Je suis. Mais ce que je suis est si peu :
Grenouille échappée de la mare, qui a sauté,
Et lors du saut qu'elle fit, aussi haut qu'elle pouvait,
L'air d'un autre monde l'a fait éclater.

Il manque de voir, si cela manque, ce que je serai :
Un visage recomposé avant la fin,
Un chant de batracien, même rauque,
Une vie qui court comme ci comme ça. 

Lieu commun du quadragénaire

Quinze mille jours secs sont passés,
Quinze mille occasions se sont perdues,
Quinze mille soleils inutiles sont nés,
Heure à heure comptés
Dans ce solennel, mais grotesque geste
De remonter les montres inventées
Pour chercher, dans les années oubliées,
La patience de continuer à vivre le reste. 

Question de mots

Je mets des mots morts sur le papier,
Tels les timbres léchés par d'autres langues
Ou les insectes percés par surprise
Par la rigueur impersonnelle des aiguilles.

De mots ainsi adjugés
Je remplis des scènes d'ébahissement et de bâillement :
Entre les portes je me montre, galonné,
Passant des fleurs séchées pour des billets.

Qui pourra savoir de quelle manière
Les mots sont des roses sur le rosier. 

Démission

Ce monde ne convient pas, qu'il en vienne un autre.
ça fait déjà trop longtemps que nous y sommes
A feindre des raison suffisantes.
Soyons plus chien que chien : nous savons l'art
De mordre les plus faibles, si nous commandons,
Et de lécher les mains, si nous sommes soumis.

Parole du vieux Restelo à l'astronaute

Ici, sur la Terre, la faim continue,
La misère, le deuil, et encore la faim.

Nous allumons des cigarettes à des feux de napalm
Et nous disons l'amour sans savoir ce que c’est.
Mais nous avons fait de toi la preuve de la richesse,
Et aussi de la pauvreté, et de la faim encore.
Et nous avons mis en toi à savoir quel désir
De plus haut que nous, et meilleur et plus pur.

Sur le journal, les yeux tendus, nous épelons
Les vertiges de l'espace et les merveilles :
Des océans salés qui encerclent
Des îles mortes de soif, où il ne pleut.

Mais le monde, astronaute, est une bonne table
Où mange, en jouant, seulement la faim
Seulement la faim, astronaute, seulement la faim.
Et les jouets sont les bombes au napalm.

Règle

Si peu donnons quand seulement beaucoup
De nous au lit et à la table mettons :
Il faut donner sans mesure, comme le soleil,
Image rigoureuse de ce que nous sommes.

Devine

Qui se donne qui se refuse
Qui cherche qui trouve
Qui défend qui accuse
Qui se dépense qui se repose

Qui fait des nœuds qui les dénoue
Qui meurt qui ressuscite
Qui donne la vie qui tue
Qui doute qui croit

Qui affirme qui se dédit
Qui se repentit qui non
Qui est heureux malheureux
Qui est mon cœur qui est. 

Ballade

J'ai fait le tour du continent
Sans sortir de ce lieu
J'ai interrogé tout le monde
Comme un aveugle ou un dément
Dont le sort est de questionner

Personne n'a su me dire
Où tu étais et vivais
(Déjà fatigués d'oublier
Seulement vivant pour mourir
Ils perdaient le compte des jours)

J'ai gratté de ma guitare
Sur le seuil me suis assis
Avec la sébile du mendiant
Du pain dur dans la besace
Désabusé j'ai chanté

Peut être ai-je dit des romances
Ou des chansons de charme
Apprises dans les courses
De quelques aventures
De qui ne sut attendre

Ils marchaient loin tes pas
Même les chansons tu ne les entendis 
Tu vivais prisonnière dans les liens
Que faisaient d'autres bras
Sur ton corps dénudé

Souvenir de João Roiz de Castel'Branco

Non mes yeux, madame, mes les vôtres,
Ce sont eux qui partent vers des terres que je connais,
Où la mémoire de moi n'est jamais passée,
Où est caché mon nom de secret.

Si de ténèbres se font les distances,
Et avec elles regrets et absences,
Il me reste des yeux aveugles, et pas plus
Qu'attendre le retour de la lumière qui fut.

Analogie

Qu'est la mer ? Une étendue démesurée
De larges mouvements et marées,
Comme un corps dormant qui respire ? 

Ou ceci qui plus près nous atteint,
Un battement de bleu sur la plage éclatante,
Où l'eau devient écume aérienne ?

Est-ce amour l'ébranlement qui parcourt
Dans le rouge du sang les veines tendues
Et hérisse les nerfs comme un tranchant ?

Ou plutôt ce geste indéfini
Que mon corps transmet vers le tien
Quand le temps retrouve son commencement ?

Comme est la mer, amour est paix et guerre,
Ardente agitation, calme profond,
Frôlement léger de peau, ongle qui ferre. 

Lever du jour

Je navigue dans le cristal de l'aube,
Dans la dureté du froid réfléchi,
Où la voix s'endurcit, laminée,
Sous le poids de la nuit et du gémissement. 

Le cristal s'ouvre en nuage pâmé,
Fuient l'ombre, le silence et le sens
De la mémoire nocturne suffoquée
Par le murmure du jour levé. 

Couchant

Que peux-tu me dire de plus que je ne sache,
Veine du soleil saignant sur la terre,
Douce éraflure de brouillard réfracté
Entre le bleu de la mer et le ciel rouge ? 
Il y a déjà tant de couchants dans ma mémoire,
Tant de doigts de feu sur les eaux,
Que tous se confondent quand, la nuit, 
Le soleil couché, se ferment tes yeux. 

Intégral

Pour une seconde, à peine, ne pas être moi :
Etre bête, pierre, soleil ou autre homme,
Cesser de voir le monde de cette hauteur,
Peser le plus et le moins d'une autre vie.

Pour une seconde, à peine, d'autres yeux,
Une autre façon d'être et de penser,
Oublier ce que je connais, et de la mémoire
Ne rien garder, pas même la mémoire perdue.

Pour une seconde, à peine, une autre ombre,
Une autre silhouette sur le mur qui sépare,
Crier avec une autre voix une autre amertume,
Echanger contre une mort la mort promise.

Pour une seconde, à peine, trouver
Changé dans ton corps mon corps,
Pour une seconde, à peine, et pas plus :
Pour te désirer plus, toi déjà connue.

"Car le temps ne s'arrête pas..."

Car le temps ne s'arrête pas, et il n'importe
Que les jours vécus approchent
Le verre d'eau amère placé
Là où la soif de la vie s'exaspère. 

Ne comptons pas les jours qui sont passés : 
Ce fut aujourd'hui que nous naissons. Maintenant seulement
La vie a commencé, et, lointaine encore,
La mort peut fatiguer à nous attendre. 

"J'élève une rose..."

J'élève une rose, et tout s'illumine
Comme ne le fait la lune, ni ne le peut le soleil :
Serpent de lumière ardente et enroulée
Ou vent de cheveux qui secoue. 

J'élève une rose, et je crie vers les oiseaux
Qui ponctuent le ciel de nids et de chants. 
Je bats sur le sol l'ordre qui décide
L'union des démons et des saints.

J'élève une rose, un corps et un destin
Contre le froid de la nuit qui se hasarde,
Et de la sève de la nuit et de mon sang
Je construis de la pérennité dans la vie brève.

J'élève une rose, et je laisse, et j'abandonne
Tout ce qui est douloureux de blessures et de frayeurs.
J'élève une rose, oui, et j'écoute la vie
Dans le chant des oiseaux sur mes épaules. 

lundi 8 février 2021

Yoga

Si ma collègue ne m'avait pas prêté ce roman d'Emmanuel Carrère, j'aurais raté une rencontre. Si j'avais beaucoup aimé Le Royaume, ça n'ait pas été le cas d'Un roman russe. J'ai attribué cela à la place de l'ego dans le roman. Eh bien, ça ne doit pas être ça. Parce que dans ce roman, E. Carrère ne parle qu'à la première personne et je me suis régalée. 

Ce roman est un livre qui aurait dû parler du yoga, du Tai-chi et de la méditation, que pratique assidument notre narrateur. D'ailleurs, il s'ouvre sur un stage de yoga et sur des définitions de la méditation. C'est un livre qui aurait dû s'appeler L'Expiration mais qui n'est pas le livre prévu. Parce que le stage de yoga est coupé par les événements du monde ? parce que ça allait trop bien depuis 10 ans ? En tous cas, notre narrateur est diagnostiqué bipolaire suite à sa plongée dans une lourde dépression, qu'il nous explique par le menu jusqu'aux électrochocs et à la lente rémission, sur une ile grecque, avec des migrants (comme c'est mignon), puis sur une ile française où il apprend à taper avec ses 10 doigts. 

C'est un livre auto-centré certes... même si on ne sait jamais bien si E. Carrère parle de lui ou d'un proche. Il est bien écrit, convoque Montaigne ou Weil, regarde les hommes et son nombril avec ce regard doux, désespéré parfois et ironique, rarement cynique. Il a un côté un peu décousu parfois mais rien de bien gênant - pour moi. Bref, une belle lecture !

mardi 2 février 2021

Tours et détours de la vilaine fille

Je continue à découvrir les œuvres de Vargas Llosa avec ce titre. Moins puissant que son chef d'œuvre La ville et les chiens, il s'agit d'une belle histoire d'amour.


Le narrateur, Ricardo, jeune homme des quartiers aisés de Lima, se souvient de sa première rencontre avec la niña mala, encore jeune fille, lors d'un été de joie. Avec sa sœur, la petite chilienne séduit tous les garçons du quartier Miraflores même si les filles les trouvent trop osées. Pourtant, lors d'une soirée de fin d'été, les deux filles sont démasquées, elles ne sont pas chiliennes mais péruviennes comme tous les autres ; et de plus basse extraction. 

Cette belle va hanter notre narrateur toute sa vie. Il la croise d'abord à Paris où elle part rejoindre la révolution à Cuba, puis il la retrouve aux bras d'un diplomate à Paris alors qu'il travaille à l'UNESCO. Puis elle disparaît du jour au lendemain avec les économies de son mari. Ricardo la recroise à Londres, à Tokyo, à Paris et à Madrid, aux bras d'hommes divers, au cours d'une vie qu'elle bouleverse sans cesse. Entichée de vieux riches et puissants, chaque fois sous un nom différent, la belle cherche une vie intense - bien souvent compliquée.
Outre l'amour fou du narrateur, on évolue avec lui dans le Lima des années 50 et 80, le Paris d'après-guerre, dans le Londres des années 70 - la partie que j'ai préféré avec les hippies, la grande amitié et le sida - , puis de passage dans bien d'autres villes et pays où le mène son job d'interprète. Bon bougre, prêt à tout pour elle, il est trop bourgeois, trop rangé pour son aventurière mais reste lié à elle, malgré tous ses efforts pour s'en détacher.

Une histoire d'amour rocambolesque et sado-masochiste, où la niña mala ne cesse de jouer à cache-cache, tentant de conquérir le monde sans jamais fuir complètement ses attaches, son pitchounet, son petit péruvien qui lui conte des cucuteries. Au-delà de l'histoire d'amour, de belles histoires d'amitiés, qui se finissent mal, font aussi vibrer l'honnête, le simple et économe Ricardo. C'est certainement ces histoires-là que j'ai le plus aimées. Sympathique et bien écrit quoi que répétitif et moins captivant que son chef-d'œuvre !



lundi 1 février 2021

La joie

Etrange que ce roman de Charles Pépin ! Je m'attendais à un essai, c'est certainement ce qui a d'abord perturbé ma lecture. Ensuite, ce sont les similitudes avec l'Etranger de Camus qui m'ont dérangée. J'ai eu l'impression de relire ce livre avec un autre point de vue. Alors, de quoi s'agit-il ?

Monsieur Solaro a de quoi se plaindre : une mère malade, des problèmes financiers, un papa dépressif... et pourtant, il est habité par la joie. La joie d'être en vie, de sentir la vie couler en lui ; il voit le côté positif des choses même quand ça va mal. Et puis, suite à une rixe, sa vie bascule : il est jugé pour avoir tué un homme. Mais c'est un autre procès qui se joue, le procès de sa joie, de son amour de la vie qui passe pour de l'insensibilité, de l'indifférence. Pour lui, ce qui se passe est dans l'ordre des choses, il n'y a pas de remord ou de regret à avoir, ils ne servent à rien et ne changent rien. Pour les jurés et juge, c'est un crime à condamner, une sociabilité à réformer. 

Un étrange roman, certainement philosophique avec cette faculté à vivre du présent et de la joie d'être, dont la fin m'a pas mal questionnée. Pourquoi ce geste finalement ? Qu'est-ce qui s'est passé à ce moment ? Car si l'on comprend l'accident du premier crime, le second reste incompréhensible !

"Soudain j'ai eu envie de lui répondre que non, je n'avais rien à ajouter tant il me semblait que tout avait été dit, tout avait été dit de leurs préjugés et de leurs œillères. Chaque prise de parole avait eu pour fonction de conforter celui qui parlait dans ce qu'il pensait, chaque phrase m'avait semblé un effort pénible et vain pour justifier une position : c'était bien la preuve qu'elle n'était pas bonne, cette position [...] Il m'a semblé que c'était bien là ce qui me distinguait d'eux : ce qui était me suffisait amplement, je n'avais rien à ajouter. J'ai pensé qu'elle était là, l'injustice, la vraie. Il y avait ceux qui toute leur vie souffriraient, incapable d'aimer ce qui est, et il y avait les autres, les autres dont j'étais"

"Il ne comprend pas qu'ici, les déceptions n'ont pas le même poids : ici, on peut mourir d'espérer. Je lui dis que c'est le réel qui compte, c'est lui et lui seul qui peut nous rendre heureux"