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lundi 24 mai 2021

Survivre à tout prix ?

Sous-titré "Essai sur la résistance, l'honneur et le salut de nos âmes", cet ouvrage de Jean-Michel Chaumont est assez étonnant puisqu'il analyse la question de la survie à travers trois livres : "Survivre à la torture", "Survivre aux camps de concentration et d'extermination" et "Survivre au viol". J'avoue que je n'aurai pas pensé mettre les trois sur le même plan. Pourtant, à travers ce livre, il s'intéresse au dilemme, trahir ou mourir, soulignant que notre temps semble avoir totalement changé de perspective, mettant la survie à tout prix au-dessus de tout honneur, vertu qui semble bien dépassée. Et pourtant, après la Deuxième Guerre mondiale, la question s'est beaucoup posée pour ceux qui avaient survécu à des traitements inhumains. Quels compromis avaient-ils dû faire ? Etaient-ils des héros ou des salauds ? "Est-il coupable celui qui dénonce sous la torture ?" disait Primo Levi. Est-ce que les réactions sociales face au viol ou à la torture ne relèvent-elles pas des mêmes logiques ? C'est à travers ces questions que nous mène l'auteur.

Survivre à la torture
Dans cette première partie, l'auteur s'appuie sur les archives du parti communiste belge concernant les militants envoyés au camp de Breendonk. Parmi eux, il y a les incorruptibles, qui ont tenu sous la torture, ont parfois rusé mais pas trahi ; les pénitents et offensés, qui ont cédé sous la torture mais demandent à être réadmis ou qui ont été considérés coupables et demandent à être réhabilités ; les déshonorés qui ont trahi alors qu'ils avaient des responsabilités ; les dévergondés et impudents qui ont trahi et ont profité d'une connivence avec l'ennemi en jouant un double jeu.

Survivre aux camps de concentration et d'extermination
Dans ce 2e livre, il est question des camps et des comportements de ceux qui ont survécu. N'est-ce pas au prix du sacrifice d'autres ? Ne sont-ils pas aussi coupables que leurs bourreaux ? C'est une des questions que rappelle l'auteur et qui s'est posé à la fin de la guerre. La question de la résistance et de la passivité s'est aussi posée : faut-il, dans les ghettos par exemple, espérer survivre et accepter les privations répétées ou lutter contre celles-ci pour sauver son honneur et risquer la mort ? Il souligne le rôle de l'affaire Treblinka qui marque un tournant dans l'approche de ces questions, défendant une morale de la survie plutôt que de l'honneur. Cela questionne le rôle des Sonderkommandos qui ont participé à la solution finale, relançant la piste du dévergondage évoquée dans la 1e partie : "l’une après l’autre, les limites éthiques sont franchies tandis que croît l’anesthésie morale : nous ne sommes plus sensibles qu’à ce qui sert ou dessert notre intérêt vital immédiat". Et ceci, aux dépens des liens sociaux. La question se pose tout de même de savoir si la morale de l'honneur, qui vise à prévenir le dévergondage et est une conduite attendue, est réellement mise en œuvre. "La volonté individuelle de survivre même au prix de la mort des siens était donnée pour la cause de la survivance miraculeuse du peuple juif à travers les âges"

Survivre au viol
A travers l'exemple de Lucrèce, qui se suicide après avoir été violée, l'auteur analyse le lien entre honneur et viol. Il demande notamment "Pourquoi fallait-il qu'elle meure ?" et propose des pistes : Lucrèce salie par une souillure indélébile et sans échappatoire, vengeresse qui lance une vendetta, héroïque pour prouver son absence de consentement, résignée et précédent le jugement social et sa condamnation à mort, honteuse devant la société, punie parce qu'elle a en partie consenti au viol, blanchie par son acte qui annulerait la violence de l'agression, martyre dont la mort efface le péché originel, traumatisée ou aliénée par la logique de domination patriarcale selon laquelle elle ne vaut plus rien. Là aussi, la question de la survie se pose et le soupçon du dévergondage est présent : est-ce que la victime a lutté ? Mais surtout, il signale que lors du viol, les victimes craignent pour leur vie que pour le viol en soi. La question de l'honneur et de la culpabilité des survivantes est étudiée à travers l'histoire de la prostitution, réservée aux femmes déshonorées ou dévergondées (?) et de la gladiature. Il montre surtout à quel point cette question est un instrument de contrôle des hommes sur les femmes et un exemple de blâme à la victime.

Ouvrage très riche et documenté sur la question de l'honneur, convoquant des sources historiques, de l'antiquité à nos jours et développant une pensée nuancée sur ces questions, il met le lecteur dans une position assez inconfortable. Les bourreaux rendent leurs victimes complices que ce soit par le viol, la privation extrême ou la torture, les culpabilisant d'être encore en vie. La question de la valeur de la vie et de la survie à tout prix interroge sur les loyautés et les causes qui pourraient rivaliser avec la survie, notamment dans des situations extrêmes. Faut-il préférer la survie du groupe à la sienne ? Faut-il imaginer un nouveau code d'honneur pour protéger la société de la la survie à tout prix ? Quel protocole sacrificiel pourrait être pensé collectivement ?

"Sensibles à la souffrance qu'elle a endurée, nous la verrons plutôt comme une victime en droit de recevoir les soins requis par son état : que ses plaies soient pansées, ses traumatismes psychiques traités, ses tourments moraux apaisés. Ce sens commun compatissant ne manque pas de grandeur, même s'il nous faudra comprendre par la suite pourquoi il n'est guère praticable dans le temps de l'action résistante.
Notre répugnance à juger s'alimente aussi de la claire conscience de la difficulté, voire de l'impossibilité, de réaliser concrètement l'enfer par où sont passés les rescapés de la torture. A supposer qu'un jugement des actes contraints fut possible, il convient donc de déterminer "qui" serait éventuellement en droit de juger. La question "qui suis-je pour juger ?" survient alors comme un scrupule insurmontable. Notre intuition spontanée est, au minimum, qu'à moins d'avoir vécu des expériences similaires, l'abstention est préférable.
Une troisième considération plaide en faveur de la suspension du jugement : sa vanité. A quoi bon juger en effet ? Même s'il a finalement "craqué", le rescapé de la torture n'a-t-il pas déjà suffisamment souffert ? Pourquoi donc en rajouter ? [...] il y a lieu de noter que toutes les personnes dont il sera question dans les deux premières parties de ce livre sont décédées. A supposer même que, contre toute attente, des réponses positives puissent être données aux trois questions préliminaires ("oui, il est possible de juger ; oui, n'importe qui est habilité à juger ; oui, il fait sens de juger"), le jugement porté serait pour ainsi dire sans objet dans leur cas. Ce dernier argument seul suffit à mon avis à conclure qu'il est complétement vain d'ouvrir ou de rouvrir le procès des personnes.
Cependant, il se trouve que juger in extremis peut signifier tout autre chose que de nous transformer en procureurs [...]
La conviction de pouvoir être réduit comme victime "aux instincts les plus élémentaires de la conservation : la peur, la lâcheté, la fourberie, le vol, ou la plus basse humilité" fait désormais partie de notre sens commun. En revanche, la manière de prévenir cette funeste réduction ne l'est pas parce que ce souci-là n'a jamais reçu l'attention qu'il mérite. Nous le verrons, le pire de ce que les "instincts les plus élémentaires de la conservation" sont susceptibles de nous faire faire relève d'une corrosion de nos liens les plus précieux"
"Le héros meurt incompris tandis que la victime témoigne devant des foules respectueuses de la mort des autres, ses pairs naufragés. Ce témoignage est devenu sa raison de vivre, raison rétro-projetée dans le temps de l'épreuve et qui est censée rendre compte de la volonté de survivre. Au moins ce portrait-robot de la victime donnait-il une motivation altruiste à cette volonté. L'avènement du survivant la libère de ce fardeau. Tel qu'il nous est présenté en modèle, le survivant est un héros pour l'unique raison qu'il a su trouver au plus profond de lui la force de survivre à l'adversité. Ce faisant, il "sanctifierait" la vie. Nous verrons comment, à sa suite, de pseudo-éthiques de la survie se revendiquent, en la rabotant de ses aspérité moralement les plus problématiques, de l'expérience des rescapés de l'extrême pour promouvoir un genre nouveau : le "manuel de survie en milieu extrême à l'usage des générations futures".
"Les codes d'honneur assument donc leur fonction de protection de collectifs menacés en prescrivant une indéfectible loyauté aux siens"
"J'avais voulu dépasser l'indignation et tenter de comprendre les raisons d'être de ce "blâme à la victime" qui, dans le cas du viol au moins, était une réaction sociale attestée depuis des millénaires. Dans quantité de sociétés humaines, il a été jugé que cette réaction était moralement la plus adéquate. or, quelles qu'aient été sur ce point les convictions des générations précédentes, nous n'avons plus aucune raison de nous croire supérieurs à nos ancêtres d'un point de vue moral. Je suis donc parti de l'hypothèse qu'ils avaient des raisons cohérentes de réagir comme ils le faisaient"
"Le combattant défait survivant est a priori un survivant suspect de lâcheté ou de trahison, passible dès lors des sanctions les plus sévères : la mort physique, l'exécution capitale, ou la mort sociale, le bannissement du groupe pour la défense duquel il n'a pas eu le courage de sacrifier son existence, dès lors qualifié de "misérable"."
"Mourir libre, c'est pouvoir choisir de mourir avec les siens, ce qui suppose d'avoir encore des "siens" avec qui pouvoir choisir de mourir. Or, capituler signifierait la dissolution définitives des liens sans lesquels il n'y a plus ni "mien", ni "tien""
"La seule justification valable de participation à la machine meurtrière eut été de se donner pour but l'interruption radicale du processus [...] personne n'avait jamais soutenu sérieusement qu'interrompre le massacre en cours eut été le but de la révolte"
"En survivant individuellement, non seulement ils garantissaient la survie collective mais ils garantissaient l'immortalité à leurs frères et sœurs assassinés"
"L'injonction fait honte à la victime d'avoir - lâchement - eu plus peur de mourir que d'être violée. L'hypothèse peut être faite que c'est l'intériorisation de ce message qui provoque l'enrageant sentiment de culpabilité. Enrageant, il l'est au moins à deux titres : tout d'abord précisément parce que, le ressentant, la femme lucide découvre qu'elle reste marquée, comme au fer rouge, par cette domination masculine dont elle se voudrait libérée. Ensuite parce qu'il dénature la réalité de l'expérience du viol : contrairement à ce que les hommes se figurent, le pire n'est pas l'intrusion sexuelle mais l'anticipation de la mort [...] Jean Améry, qui rapprochait spontanément la torture du viol, ne disait pas autre chose quand il affirmait que la torture "nous fait vivre notre propre mort""
"Si l'ennemi propose un marché qui vous exempte du sort commun, c'est un signal d'alerte [...] Si je me surprends à envisager l'agression physique d'un compagnon d'infortune, c'est un signal supplémentaire [...] Si je vois poindre à l'horizon le moment où ma survie dépendra de la mise à mort d'un tiers se trouvant fondamentalement dans la même situation que moi, c'est un signal d'alerte"

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