lundi 27 février 2017

Intérieur nuit

Après avoir lu et apprécié La Physique des catastrophes, j'attendais avec une certaine impatience une autre parution de l'américaine Marisha Pessl. C'est donc avec beaucoup d'attentes que j'ai ouvert son dernier roman. Et je n'ai pas été déçue une seconde ! 

Galaxias Bolivia

Le journaliste Scott McGrath fait son footing dans Central Park à des heures indécentes. Il croise une femme enveloppée dans un grand manteau rouge qui semble se déplacer de façon très curieuse et dont le visage lui reste énigmatiquement dissimulé. Quelques jours plus tard, il apprend le suicide d'Ashley Cordova, pianiste virtuose et fille d'un cinéaste culte, Stanislas Cordova. Bien entendu, notre journaliste commence à enquêter. Il ne croit pas à l'hypothèse du suicide et souhaite coincer Cordova. Il faut dire que ce dernier lui a valu d'être viré de son dernier poste (mais Scott n'avait pas de sources très claires pour étayer ses dires). Bref, notre héros (qui est plus anti que héros) se lance dans la bataille, interroge, fouille et s'agite. Il est accompagné de Nora, SDF et future actrice, et de Hopper, dealer.
Sera-t-il à la hauteur du maître de l'effroi ? Car Cordova n'est pas un cinéaste comme les autres. Discret, voire terré, il suscite les rumeurs les plus folles. D'ailleurs, existe-t-il vraiment ? Se lancer à la poursuite de ce fantôme signifie entrer dans un monde d'apparences et de violence, de radicalité, de sorcellerie... Nos trois loulous étaient prévenus. Le lecteur aussi. Et si McGrath est plutôt du genre sceptique et cartésien, les événements vont bientôt le faire douter de tout. 

Un roman qui aspire le lecteur et les héros dans un tourbillon. Il y a toujours un autre niveau, une autre interprétation qui vient irriguer l'enquête. De même que dans les films de Cordova, l'horreur n'est jamais loin ; mais révèle l'être humain, lui donne la force de se contempler dans sa complétude, de vivre entièrement, sans demi-mesure. Pour donner une autre dimension au roman, des extraits de journaux, des photos, des sites web s'immiscent dans les pages et ajoutent de l'information, souvent pertinente pour nos enquêteurs et le lecteur. J'ai particulièrement aimé me faire mener en bateau par ce livre, me douter (un peu avant Scott) que nous n'étions pas loin d'un film de Cordova, douter sans cesse de la réalité qui était proposée, les allers et retours entre rationnel et irrationnel. Certes, certaines ficelles sont un peu grosses, certes les multiples fins sont peut-être trop téléphonées, mais l'ensemble reste un très bon roman, qui joue sur une ambiance à la Hitchcock, où l'on se sent manipulé psychologiquement (comme Scott), où l'on aime se faire peur... parce que cela nous entraine au-delà de l'apparence insipide de la vie quotidienne !

lundi 20 février 2017

Partage de midi

Miroir bronze erotes
Paul Claudel, je l'ai beaucoup lu en prépa. Et puis, je me suis lassée. Aujourd'hui, j'y reviens avec une pièce de théâtre que je n'avais alors pas lue, ce Partage de midi

Le drame commence sur un navire où trois hommes, Mesa, de Ciz et Amalric tournent autour de la même femme, la fascinante Ysé. De Ciz est son époux et père de ses enfants ; Amalric, son ancien amant et Mesa son futur. Ysé, c'est une femme qui trahit, qui ment, une perfide dont on ne sait trop si elle aime ou se laisse aimer. Une femme vénale et vénéneuse, que jamais je n'ai pu apprécier pendant la lecture. Après le huis-clos du paquebot, le second acte est le moment de la trahison au cimetière de Hong-Kong où notre ami Mesa tombe et trébuche tandis que le troisième acte rédempteur s'achève dans une maison coloniale assiégée. 

Écrite en vers libres, d'une beauté un peu superficielle, cette pièce s'attache à des thèmes chers à Claudel comme la passion, Dieu, le péché, l'absolu... C'est très stéréotypé, parfois sans vie. A vrai dire, j'ai trouvé les personnages maladroits, peu humains, trop représentatifs d'autre chose qu'eux-mêmes pour pouvoir croire une seule seconde à la pièce. 

"Il est plus facile, Mesa, de s'offrir que de se donner"

"Ah, je ne suis pas un homme fort ! ah, qui dit que je suis un homme fort ? mais j'étais un homme de désir,
Désespérément vers le bonheur, désespérément vers le bonheur et tendu, et aimant, et profond, et descellé !
Et qui dit que tu es le bonheur ? ah, tu n'es pas le bonheur ! tu es cela qui est à la place du bonheur !
J'ai frémi en te reconnaissant, et toute mon âme a cédé !
Et je suis comme un homme qui s'abat sur le visage, et je t'aime, et je dis que je t'aime, et je n'en puis plus,
Et je t'épouse avec un amour impie et avec une parole condamnée,
O chère chose qui n'est pas le bonheur !"

"C'était un brave soleil.
Il n'y a rien à dire. Il nous a fait bon service.
Et puis il n'y en a pas d'autre. C'est triste
De se quitter, et lui, le voilà comme une grande bête jaune
Qui allonge sa tête sur votre épaule et que l'on caresse doucement de la joue. Adieu mon beau soleil !
Et il est vrai que nous allons mourir, Amari ?"

samedi 18 février 2017

Le Chercheur

Merci à Flammarion pour l'envoi de cet ouvrage.

Je m'attendais à un livre de recherche de sens, de développent personnel voire spirituel. Le côté "Ne renonce jamais à celui que tu es". Il y avait de ça. Beaucoup. Mais finalement assez peu pour partager quelque chose de généralisable ou faire passer un message transférable à son lecteur. Ce livre sert plutôt à raconter une expérience personnelle qui reste assez incommunicable malgré tous les efforts de l'auteur.

Mars Muhl est musicien et chanteur, il a délaissé sa carrière pour se retirer loin du monde et étudier les langues anciennes et les spiritualités (christianisme et bouddhisme notamment). Mais au cœur de son livre, il y a une rencontre (ouf, on était moyennement inspirés par ces études de misanthrope). La rencontre du Voyant, un type avec des super pouvoirs, qui gère les forces et les énergies et te remet le monde en place. Cool, non ? Et notre auteur est son patient puis son élève. L'initiation se fait à Montségur, chez nos amis les Cathares. Une histoire de pureté, comme toujours. Bon, il se passe des trucs pas très clairs. Et ça continue plus tard en Espagne où notre voyant passe la main au narrateur.

L'ouvrage m'est tombé des mains. Je n'ai pas adhéré un instant aux histoires de flux et d'énergies. J'ai aussi trouve l'histoire poussive, floue, bavarde mais à quoi ça rime ce truc ? Et le narrateur très "et moi et moi" sous une pseudo humilité. Et je m'attendais à quelque chose plus proche de l'essai, pas à un roman. Bref, ce n'était pas un livre pour moi !
Gallen Kallela, Ad astram, 1907

mercredi 15 février 2017

La La Land

Nous avions entendu tellement de bien de ce film ! "Léger et profond", "comédie musicale pas gnan gnan", "Tu sors du ciné en ayant envie de danser !"... Bon, le film nous a plu mais nous ne sommes pas non plus en extase.

Le plot ? Elle rêve de devenir actrice. Il rêve de monter son club de jazz. Au milieu des studios hollywoodiens, il y a plus de rêves frustrés que de rêves exaucés... Mais Mia et Seb s'accrochent. Et ne tardent pas à se rencontrer, se poussant mutuellement à poursuivre leurs rêves. Et pourtant, la vie (et l'absence de communication) les rattrape. Mais bon, si c'est pour vivre leur rêve, ça vaut bien quelques sacrifices !

Si le film débute sur les chapeaux de roues avec une choré au top et une bonne humeur décoiffante, on regrette que l'aspect comédie musicale demeure ensuite plus anecdotique. Un petit air, quelques pas de danse et c'est plié. C'est en effet l'histoire d'amour qui prend le pas avec ses réflexions sur le sens de la vie, l'amour ou mon rêve, s'adapter ou renoncer, blablabla. Avec des acteurs peu convaincants, il faut bien l'avouer. Certes, c'est coloré, rétro et très bien filmé mais le scénario et le jeu des acteurs ne semble pas à la hauteur. On est loin de la vitalité des musical américains !

D.R.

lundi 13 février 2017

Les fleurs bleues

Si vous cherchez un classique qui joue sur les mots, qui délire et se moque, ce Raymond Queneau est pour vous ! 

Dès que le duc d'Auge dort, il rêve de Cidrolin. Dès que Cidrolin s'endort, il rêve du duc d'Auge. Qui rêve et qui vit ? Dès que l'un s'assoupit, on retrouve le quotidien de l'autre. Le duc d'Auge, père de triplettes, bon vivant, entouré de Sthène, son cheval parlant, et d'Onésiphore Biroton, son abbé, questionne. Que sont ces houatures, ces campignes et ces tévé dont-il rêve ? Partageant la passion de Cidrolin pour l'essence de fenouil, notre duc avance allégrement du règne de Louis IX à celui de Charles VII à la Révolution. Sans morale, esprit libre et autoritaire, il ne fait pas bon croiser son chemin. Quant à Cidrolin, il vit sur sa péniche, l'Arche. Il y reçoit parfois ses triplettes et ses gendres. Il n'aime pas les conversations qui tournent en rond. Et il repeint sans cesse son portillon, couvert de graffitis. 

Autant que l'histoire délirante, c'est la langue qui fait tout le charme de ce livre. Les néologismes foisonnent, l'orthographe s'en donne à cœur joie, l'humour et le surréalisme des dialogues ne peuvent que séduire et amuser le lecteur attentif ! 

vendredi 10 février 2017

Le Musée du Dr. Moses

C'est un recueil de nouvelles. Et celle du titre est la dernière. Je ne pense pas qu'il s'agisse de la pire, de la plus effrayante ou malsaine. Mais Joyce Carol Oates nous offre dans cet ouvrage une bonne dose de rencontres bizarres, d'histoires de mystère et de suspense.

Salut ! Comment va ! 

Vaut-il mieux saluer ceux que l'on croise pendant son jogging ou les ignorer ? A vous de voir.

Surveillance antisuicide.

Seth est en prison. Sa compagne et son fils ont disparu. Son père tente de découvrir la vérité, de mettre son fils en confiance. L'histoire qu'il écoute fait froid dans le dos !

L'homme qui a combattu Roland LaStarza. 

Une nouvelle un peu plus longue sur l'univers de la boxe, après la guerre du Vietnam.

Gage d'amour, canicule de juillet. 

Elle a osé le quitter. Lui, le génie de la philo de l'esprit. Elle revient chercher ses affaires, sans imaginer la surprise que lui réserve son mari.

Mauvaises Habitudes. 

Ils sont enlevés de l'école sans préavis. Ils fuient avec leur oncle et leur tante. Puis leur mère. Ils ne reverront plus leur père, ils ne sauront pas pourquoi, enfermés sans des maisons aux volets tirés. Puis il découvriront les raisons dans la presse. Leur père est maintenant Mauvaises Habitudes. Et eux-mêmes développent ces mauvaises habitudes.

Fauve. 

Derek est un enfant charmant, aimant, la fierté de sa maman. Jusqu'à ce qu'il survive à une noyade plus ou moins accidentelle. A partir de là, il n'est plus jamais le même.

Le chasseur. 

Un homme qui passe de femme en femme. Sorti récemment de prison.

Les jumeaux : un mystère. 

Le Dr. A a eu des jumeaux B. et C. Il les observe comme des cobayes. Jusqu'au drame ?

Dépouillement. 

Douche d'un criminel.

Provins muséeLa Musée du Dr Moses. 

La mère d'Ellen vient d'épouser en secondes noces le Dr. Moses. La jeune femme, pourtant en froid avec sa mère, ne peut s’empêcher de croire que celle-ci est en danger. Elle vient leur rendre une visite et découvre l'étonnant musée de sciences médicales du Dr.

Bien entendu, tout est très bien mené, certaines nouvelles se terminent sur des doutes, des incertitudes tandis que d'autres sur la simple et nue horreur. Pour explorer la noirceur de l'âme humaine ou jouer à se faire peur.

mercredi 8 février 2017

Peter Pan

Voici un classique de la littérature enfantine auquel je ne m'étais pas encore frottée. Mais cela faisait pourtant un bout de temps que ce roman de James Matthew Barrie trainait sur ma liseuse. J'avais voulu l'ouvrir l'an dernier pour le mois anglais avant de réaliser que James était écossais ! 
Peter Pan Rackham

L'histoire, j'imagine que beaucoup la connaissent. 
Une nuit, Peter perd son ombre. Et la jeune Wendy la lui recoud. Séduit par ses histoires, il l'invite dans son pays, Neverland avec ses deux frères, John et Michel. Bien entendu, cette fugue n'aurait pas eu lieu si Nana, la chienne et nurse des enfants, n'avait pas été attachée loin de ses protégés. La fratrie découvre donc ce pays imaginaire où se suivent sans discontinuer, dans une ronde éternelle, enfants perdus, pirates, peaux-rouges et bêtes sauvages, dont le fameux crocodile qui a dévoré la main du capitaine Hook... et un réveil. Course sans fin sur une île figée dans le temps. Nos trois londoniens s'intègrent facilement à la bande de Peter, en viennent à oublier leurs parents. Seule Wendy veille, tout en commençant à oublier également, à en maintenir le souvenir. Bien sûr, ils vivent de belles et dangereuses aventures, avec des sirènes, des peaux-rouges et des pirates. Wendy, leur petite maman, est certainement celle qui dérègle ou règle le rythme de la bande. Et Peter reste leur chef à tous, le fascinant enfant qui refuse de grandir, de se compromettre, qui ne vit que pour ses plaisirs, ses jeux, pour lui.

Au delà du conte et des aventures, l'adulte y trouvera une réflexion sur le temps et sur l'enfance subtile et à différents niveaux.


lundi 6 février 2017

Méditations quotidiennes du pape François

Croix procession, Abyssinie, fin 14es, bze et dorure, Florence Bargello
Sous-titré les Fioretti du pape, cet ouvrage rassemble des extraits des homélies du pape en 2013 à la chapelle de la Maison Sainte-Marthe. Elles ont été rassemblées par l'Osservatore Romano. Selon les jours, c'est plus ou moins long, ça cause des lectures ou de l'événement du moment. Ce sont des homélies qui remuent les puces, qui appellent à la conversion, à ne pas être des chrétiens tièdes. Cela n'est toutefois pas dingue tous les jours. Il y a des jours plus ou moins inspirants. Et c'est agaçant qu'il n'y ait pas de façon systématique les lectures du jour en question mais qu'elles soient évoquées au hasard du texte...

Bref, j'en ai gardé quelques extraits et le message général mais je ne sors pas complétement emballée. Rien à voir avec quelque chose de construit comme Laudato Si'.
"Pour le chrétien "progresser" signifie "s'abaisser""
"Obéir vient du latin, et signifie écouter, entendre l'autre. Obéir à Dieu signifie écouter Dieu, avoir le coeur ouvert pour aller sur la voie que Dieu nous indique. L'obéissance à Dieu signifie écouter Dieu. Et cela nous rend libres."
"Le don le plus beau que Dieu a donné à l'homme : la capacité de créer, de travailler, d'en faire sa dignité"
"La mémoire qui vient du coeur est une grâce de l'Esprit saint"
"Vivre sa vie comme un don, un don à donner. Non pas un trésor à conserver"
"Par son témoignage de vérité, le chrétien doit géner nos structures confortables, même s'il doit récolter des problèmes, parce qu'animé par une saine folie spirituelle pour toutes les périphéries existentielles"
"Découvrir le commandement que nous recevons tous : fais le bien, ne fais pas le mal, et travailler sur cette manière de nous rencontrer en faisant le bien. Une route que chacun peut parcourir"
"L'originalité chrétienne n'est pas l'uniformité. Elle prend chacun comme il est, avec sa personnalité, avec ses caractéristiques, avec sa culture, et le laisse tel qu'elle l'a trouvé, parce qu'il est une richesse ; mais elle lui donne quelque chose de plus, elle lui donne de la saveur"
"Pensez à Mère Teresa qui a fait tant de belles choses pour les autres. L'esprit du monde ne dit jamais que la bienheureuse Teresa, tous les jours, pendant de nombreuses heures, était en adoration ; jamais. Il réduit l'activité chrétienne à faire le bien social. Comme si l'existence chrétienne était un vernis, une patine de christianisme. Mais l'annonce de Jésus n'est pas une patine, elle pénètre dans les os, elle va droit au coeur ; elle va à l'intérieur et nous transforme. Et cela, l'esprit du monde ne le tolère pas ; il ne le tolère pas et c'est pourquoi les persécutions ont lieu"
"Dans l'histoire aussi, nous avons vu que, très souvent, les problèmes locaux, les problèmes économiques, les crises économiques, dans le monde entier, les grands de la terre veulent les résoudre avec une guerre. Pour quelle raison ? Parce que pour eux l'argent est plus important que les personnes ; et la guerre c'est cela : c'est un acte de foi en l'argent ; de foi dans les idoles, dans les idoles de la haine ; dans l'idole qui te conduit à tuer ton frère ; qui te conduit à tuer l'amour"
"Dieu nous connait ainsi : il ne nous connait pas en groupe, mais un par un. Car l'amour n'est pas un amour abstrait, ou général pour tous ; c'est un amour pour chacun. Et Dieu nous aime ainsi"
"Je n'ai jamais vu un camion de déménagement derrière un enterrement [...] Tu peux emporter ce que tu as donné, uniquement cela. Mais ce que tu as économisé pour toi ne peut pas être emporté. Ce sont des choses qui peuvent être dérobées par des voleurs, ou bien des choses qui s'abiment, ou bien des choses qui seront prises par les héritiers. Alors que ce trésor que nous avons donné aux autres aux cours de notre vie, nous l'emporterons avec nous après la mort et celui-ci sera notre mérite ; ou mieux, le mérite de Jésus-Christ en nous"
"La vie chrétienne, par conséquent, consiste toujours à suivre le Seigneur. Mais pour le suivre, il faut d'abord écouter ce qu'il dit, puis il faut laisser ce qu'à ce moment là on doit laisser et le suivre. Enfin, il y a la mission que Jésus nous confie. En effet il ne dit jamais : "Suis-moi !" sans ensuite préciser la mission. Il dit toujours : "Laisse cela et suis-moi pour cette raison". Donc, si nous allons sur le chemin de Jésus, c'est pour quelque chose. C'est cela la mission"
"Suis-je un chrétien de la culture du bien-être ou suis-je un chrétien qui accompagne le Seigneur jusqu'à la croix ? Pour comprendre si nous sommes ceux qui accompagnent Jésus jusqu'à la croix, le juste signal est la capacité de supporter les humiliations"
"Un peuple qui ne prend pas soin de ses personnes âgées et de ses enfants n'a pas d'avenir, parce qu'il n'aura pas de mémoire et il n'aura pas de promesse. Les personnes âgées et les enfants sont l'avenir d'un peuple"

jeudi 2 février 2017

Les cercueils de zinc

Depuis que j'ai découvert Svetlana Alexievitch, je n'ai eu de cesse que de lire d'autres de ses textes. Mais vous connaissez la faiblesse du lecteur compulsif : déjà trop de livres attendent, le nouvel auteur et ses livres s'ajoutent à la file... Bref, la salle d'attente est bondée, quelle que soit l'heure ! Et chaque livre de patienter.
Gerhard Richter, Crâne, 1983

Les Cercueils de zinc, c'est de la littérature documentaire, comme La fin de l'homme rouge. L'auteur y rassemble et y ordonne des témoignages. Le sujet en est la guerre en Afghanistan. Les Russes en Afghanistan, ça ne vous parle pas trop ? C'est une guerre des années 80. En gros, l'élection d'un régime communiste à Kaboul suscite des grosses tensions en Afghanistan et les Russes débarquent en sauveurs du communisme, contre les islamistes réticents. Et ça ne se passe pas très bien.

Svetlana va interroger des soldats, des infirmières, des administratifs, tous ceux qui sont allés à la guerre. Mais aussi des mères et des épouses restées à attendre. Et qui n'ont parfois pu serrer dans leurs bras qu'un cercueil plombé, un cercueil de zinc, sans jamais revoir le visage aimé. Plus que celle de la guerre, c'est encore l'histoire d'une désillusion. Car de retour d'Afghanistan, les soldats sont ignorés, méprisés d'avoir participé à une sale guerre. S'ils ont conté sans tabous les horreurs de l'Afghanistan, des mines, de la tuerie au quotidien, certains se retournent contre l'auteur à la publication du livre. Il existe donc, outre les témoignages, les éléments du procès de Svetlana Alexievitch.

Un livre très fort, où les voix meurtries des hommes pleurent la fin de l'URSS, pleurent leurs amis disparus, pleurent leur humanité en miettes. 

Comme souvent maintenant, j'ai retenu quelques passages pour vous :
 "On court, on guette sa cible... Devant soi... Avec sa vision périphérique... Je n'a pas compté tous ceux que j'ai tués... Mais je courais... Je cherchais ma cible... Ici... Là-bas... Une cible vivante et mobile... Moi aussi j'étais une cible... Un objectif... Non, on ne revient pas d'une guerre en héros... On ne peut pas devenir un héros là-bas..."
"A l'école, c'est la classe qui décidait, à l'institut c'était le groupe d'étudiants, à l'usine c'était le collectif de travail. Partout on décidait pour moi. On m'a appris qu'un homme seul ne peut rien"
"Les médecins m'ont dit que la mémoire pourrait me revenir... Alors j'aurais deux vies... Celle qu'on m'a racontée... Et celle que j'ai vécue..."
"On a ramené plus de cercueils que de magnétophones d'Afghanistan. Mais ça, on l'a oublié..."
"Je me suis mise à craindre le temps, parce qu'il me prenait ma fille, parce qu'il effaçait le souvenir qu'on avait d'elle... Certains détails disparaissent... Ses paroles, ses sourires..."
"Que dois-je préserver maintenant ? Mon droit d'écrivain à voir le monde comme je le vois. Mon droit de dire que je hais la guerre. Ou alors devrais-je démontrer qu'il y a vérité et vraisemblance, qu'un document dans l'art, ça n'est pas une fiche d'état civil, une photocopie ? Les livres que j'écris sont à la fois des documents et l'image que j'ai de mon époque. Je rassemble des détails, des sentiments que je puise dans une vie humaine, mais aussi dans l'air du temps, dans ses voix, dans son espace. Je n'invente pas, je n'extrapole pas, j'organise la matière que me fournit la réalité. Mes livres ce sont les gens qui me parlent et c'est moi avec ma façon de voir le monde, de sentir les choses. J'écris, je note l'histoire contemporaine au quotidien. Des paroles vivantes, des vies. Avant de devenir de l'histoire, elles sont encore la douleur, le cri de quelqu'un, un sacrifice ou un crime. Mille fois je me suis posé la question : comment traverser le mal sans ajouter au mal dans le monde, surtout aujourd'hui quand il prend des dimensions cosmiques ? A chaque nouveau livre, je m'interroge. C'est mon fardeau. C'est mon destin. Le métier d'écrire, c'est une profession et c'est un destin ; dans notre malheureux pays, c'est davantage un destin qu'une profession. Pourquoi le tribunal a-t-il rejeté par deux reprises la demande d'expertise littéraire ? Parce qu'il serait devenu évident qu'il n'y a pas matière à procès. On juge un livre en pensant que puisqu'il s'agit de littérature documentaire, on peut le réécrire, le remanier pour satisfaire aux exigences du moment. Mais si les œuvres documentaires étaient régentées par des censeurs, elles ne seraient plus que le reflet de luttes partisanes et de préjugés au lieu d'être de l'histoire vivante ! Sans tenir compte des lois de la littérature, des lois du genre, on sévit politiquement de la façon la plus primaire, la plus mesquine. En écoutant la salle, je me suis souvent dit : qui donc aujourd'hui peut se résoudre à descendre la foule dans la la rue, une foule qui ne croit plus en personne, que ce soient prêtres, écrivains ou hommes politiques? Elle ne veut que répression et violence... Elle ne se soumet qu'aux hommes en armes... Ceux qui se servent d'un stylo l'irritent plus que les porteurs de kalachnikov. On m'a donné ici des leçons sur la façon d'écrire. La foule chez nous est toute-puissante..."