mardi 27 décembre 2016

Le temps retrouvé

Je terminerai donc cette année avec qui je l'ai commencée, ce cher Marcel Proust. Je ne l'ai pas dévoré au rythme étonnant d'Alex mais par petites gorgées, entrecoupées d'autres lectures. Et je me sens terriblement triste de devoir déjà quitter cette compagnie. A vrai dire, j'ai déjà envie de replonger dans ce cycle. Car cet ultime tome m'a énormément plu.

Picasso, Liseuse, 1920C'est le tome de la vocation littéraire enfin questionnée, presque abandonnée pour être mieux assumée, avec la synesthésie et la mémoire involontaire comme origine et singularité. Mais avant d'en venir à la superbe matinée où le narrateur comprend enfin le phénomène de la madeleine ou des pavés et de l'étrangeté des invités des Guermantes, tous marqués par le temps, nous le suivons pendant la Première Guerre. Le baron de Charlus, germanophile, subit une transformation de tout son être qui le désigne comme inverti... et masochiste et pédophile, etc. Par contre, Saint-Loup nous réserve aussi des surprises. Gilberte, un peu moins. Et notre narrateur de nous conter tout cela !

Bien sûr, c'est le livre dans lequel on a envie de surligner la moitié des phrases. Je vous en livre quelques unes, pour ceux qui voudraient se lancer en 2017. D'abord sur la lecture et l'écriture :
"Car peut-être j’aurais pu conclure d’elles que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l’écrivain nous vante ne valait pas grand’chose ; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture, au contraire, nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n’avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande."
Sur l'art et la langue :
"Les cathédrales doivent être adorées jusqu’au jour où, pour les préserver, il faudrait renier les vérités qu’elles enseignent. Le bras levé de Saint Firmin dans un geste de commandement presque militaire disait : Que nous soyons brisés si l’honneur l’exige. Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres dont la beauté vient justement d’avoir un moment fixé des vérités humaines."
"Je savais que les pays n’étaient pas tels que leur nom me les peignait, et qui avait été le leur quand je me les représentais."

Sur la mémoire et le temps :
"La félicité que je venais d’éprouver était bien, en effet, la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé le plus bas. Chaque fois que je refaisais, rien que matériellement, ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite, je le reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ?"
"Au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours."
"Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce que, au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation — bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés — à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser — la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur."
"J’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même."
"Ainsi j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir."
"Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit."
"Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités extra-temporelles."

dimanche 25 décembre 2016

Joyeux Noël Merry Christmas

Et voilà, j'ai enfin lu mon premier Mary Higgins Clark ! Je ne sais pas si ça compte car ce sont plutôt des nouvelles. A travers quatre histoires, nous suivons Henry Parker Britland et son épouse, Sunday. Lui est ex-président des USA, elle est avocate et membre du congrès. Et bien sûr, il leur arrive plein d'aventures. 

Un crime passionnel. Shipman, grand ami du président, vient d'être accusé du meurtre de sa maîtresse, Arabella. Les circonstances sont accablantes puisque la jeune femme a été trouvée baignant dans son sang, dans le salon de son amant. Et le revolver était bourré d'empreintes de Shipman. Heureusement pour lui, Sunday et Henry décident de mener l'enquête. 

On a enlevé la femme du Président. Sunday vient d'être enlevée et la demande de rançon est élevée. Il faudrait extrader un criminel dangereux pour retrouver la belle épouse du président. 

Ohé du Colombia ! Henry vient de s'offrir un yacht sur lequel s'est déroulé un étrange crime ou suicide. Garcia del Rio, premier ministre du Costa Barria, y a disparu. Des années plus tard, Sunday relance l'enquête avec l'aide d'Henry, qui rassemble ses souvenirs pour retrouver des indices. 

Joyeux Noël, Merry Christmas. Un petit garçon est trouvé près de la maison de Sunday et Henry alors qu'ils préparent le sapin de Noël. Étrangement personne n'a donné l'alerte ! 

Effectivement, ça se lit bien Mary Higgins Clark. Mais c'est pas très fou. Tout se termine toujours bien pour ce petit couple parfait, inspiré à l'écrivain par une série radiophonique. Et puis, même si Sunday est débrouillarde et pas bête, c'est toujours le président qui lui sauve la mise. Bref, un peu trop happy end à l'américaine pour moi !


Joyeux Noël à tous ! 

lundi 19 décembre 2016

Dans les veines ce fleuve d'argent

Voilà un petit roman de Dario Franceschini à mettre dans toutes les mains. Je ne sais pas s'il a beaucoup couru sur la blogo, je le vois chez Hélène et Leiloona. Il vient de chez ma sœur et va courir chez moi, passer entre les mains de mes parents, de mes amis. C'est un petit livre plein de poésie et de tendresse pour le monde et la vie.


Primo Bottardi vient de se coucher et la question d'un ami d'enfance, Civolani, lui revient. Il n'a alors qu'un objectif, y répondre. Mais sans se presser, sans mail ni coup de fil. Non, il va prendre le temps de chercher cet ami, de remonter le Pô, de s'arrêter dans des villages aux histoires curieuses et oniriques. La ville où a déraillé un train de tabac, celle qui est noyée de brouillard, celle où chaque matin une femme rêve de sa famille noyée et crie son désespoir, celle où chacun oublie et réinvente sa vie chaque jour, celle où régulièrement les pêcheurs accrochent la belle Adelasia dans leurs filets... D'ailleurs, Primo remonte le fleuve, et ses souvenirs, non pas au volant d'une puissante auto mais au rythme lent de la charrette d'Artioli. Le temps d'écouter des belles histoires et de faire bien des rencontres avant les retrouvailles.

Plus que la question inconnue, ou l'histoire de Primo, c'est l'atmosphère qui compte dans ce joli roman. Une ambiance chaleureuse, nimbée de belles idées et de jolis mots.

"Il avait toujours confondu le silence avec le froid. Pendant les nuits moites d'été il regardait les lèvres de Maria qui bougeaient, sans un bruit, au rythme des mots de son livre, et il commençait à trembler sous les draps rêches de coton blanc.
"Tu me fais mélanger les lignes", disait Maria en feuilletant les pages qui la séparaient de la fin. Puis elle se remettait à lire à voix basse  et Primo, réchauffé par le bruit des paroles de sa femme, pouvait glisser dans ses rêves couleur rouille".

"Il lui arrivait souvent de glisser dans des rêves qui ne lui appartenaient pas. Lorsque cela se produisait, les personnages de ses rêves s’arrêtaient un peu, surpris, comme lorsqu'un étranger traverse le plateau d'un film en cours de tournage, certains faisaient même un petit salut de la tête [...] Il se demandait à chaque fois à qui appartenaient ces rêves rencontrés par erreur et il était toujours ennuyé, songeant que peut-être quelqu'un errait dans les siens sans les comprendre".

"Depuis des années, il m'envoie de Borrello des caisses pleines d'amour rien que pour moi et il les remplit toujours de paille pour qu'il arrive là encore intact". 

"Elle n'avait pas encore deux ans et le soir pour s'endormir ou dans les moments de tendresse, elle sortait à peine son pouce de sa bouche, murmurait "morceau", tendait la main vers le cou de sa maman, frôlait la peau comme pour saisir dans sa paume un petit morceau de corps et approchait son petit poing fermé de son visage, pour en garder jalousement le contenu. Très vite, elle avait commencé à prendre un morceau de son papa quand il partait travailler. Elle courait après lui jusqu'à la porte, le prenait derrière son oreille et le mettait dans sa poche ou dans son tee-shirt. Un peu plus tard, elle commença sans bruit à en prendre à ses grands-parents quand ils lui racontaient des histoires, à ses petites cousines pendant leurs jeux, aux amis de ses parents qui la faisaient jouer. Il était évident maintenant qu'elle n'en prenait qu'à ceux qu'elle aimait. En grandissant, le nombre de personnes envers qui elle éprouvait de l'affection ou de la sympathie augmentait et elle ne pouvait pas toujours demander un morceau. Il se rappelait que chaque année, le dernier jour de l'école, elle remplissait les poches de son tablier de petits morceaux de ses camarades et attendait le baiser d'au revoir pour en dérober un, en cachette, au cou de la maîtresse [...] Et souvent il lui arrivait, en lavant ses vêtements ou en vidant un vieux sac, de trouver des petits morceaux perdus depuis longtemps ou d'en trouver d'autres dont elle avait oublié à qui ils appartenaient". 

vendredi 16 décembre 2016

Albertine disparue

Comme me l'annonçait Cléanthe, Proust se dévore à toute vitesse maintenant ! Mais tout de même, quel choc cette disparition d'Albertine. Autant pour le narrateur que pour moi. La douleur de la rupture. Et la souffrance de voir cette douleur s'estomper. 

Notre narrateur va donc décortiquer la souffrance qu'il ressent au départ puis suite au décès de sa bien-aimée, cherchant d'abord tous les moyens pour la faire revenir puis évoquant sa jalousie, qui persiste malgré la mort de la fugitive. Il faut dire que le narrateur cherche toujours des puces à Albertine, malgré sa mort. Il sonde, il enquête, il analyse... afin de résoudre cette question de Sodome et Gomorrhe. Et il oscille entre désespoir et consolation, entre jalousie et apaisement. Et il sent bien qu'Albertine, comme les autres femmes aimées, ne sera bientôt qu'un simple souvenir.
"Car il y a dans ce monde où tout s’use, où tout périt, une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté : c’est le Chagrin."
Ces pages sur la souffrance et le chagrin puis sur leur oubli m'ont beaucoup touchée. Un peu comme ça :
"Parfois la lecture d’un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l’habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, puisque les forces de l’habitude, l’oubli qu’elles produisent, la gaîté qu’elles ramènent par l’impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l’emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d’un beau livre qui, comme toutes les suggestions, a des effets très courts."
Rops, Mort au bal, 1875

Autre moment fort de ce tome, le voyage à Venise, que l'on attend depuis le premier tome et qui enfin, se réalise et comble le narrateur des surprises de ses places, de ses églises, de ses canaux. 
"Et ainsi les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d’une visite à un musée et d’une bordée en mer."

Albertine disparue est finalement assez court par rapport à d'autres tomes, d'autant plus qu'avec les retrouvailles de Gilberte Swann, désormais de Forcheville, on est déjà projeté dans Le temps retrouvé... que je dévore joyeusement !

"Mais ce qu’on appelle expérience n’est que la révélation à nos propres yeux d’un trait de notre caractère qui naturellement reparaît, et reparaît d’autant plus fortement que nous l’avons déjà mis en lumière pour nous-même une fois, de sorte que le mouvement spontané qui nous avait guidé la première fois se trouve renforcé par toutes les suggestions du souvenir. Le plagiat humain auquel il est le plus difficile d’échapper, pour les individus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leurs fautes et vont les aggravant), c’est le plagiat de soi-même."
"Chaque impression évoquait une impression identique mais blessée parce qu’en avait été retranchée l’existence d’Albertine, de sorte que je n’avais jamais le courage de vivre jusqu’au bout ces minutes mutilées." 
"Tout ce qui nous semble impérissable tend à la destruction ; une situation mondaine, tout comme autre chose, n’est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien que la puissance d’un empire, se reconstruit à chaque instant par une sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les anomalies apparentes de l’histoire mondaine ou politique au cours d’un demi-siècle. La création du monde n’a pas eu lieu au début, elle a lieu tous les jours."

mercredi 14 décembre 2016

Solutions locales pour un désordre global

Ce n'est pas le documentaire de Coline Serreau qui est tombé entre mes mains mais le livre. Celui présente des alternatives à notre style de vie néo-libéral, à notre société de consommation. Loin d'être un plaidoyer écologiste larmoyant, c'est bien plutôt un recueil d'expériences dans des lieux et domaines variés, qui montre que le chemin n'est pas unique. D'ailleurs, les personnes interviewées sont très diverses. Il y a des agronomes, des philosophes, des économistes, des féministes :) Un peu de tout pour penser un monde, si ce n'est meilleur, du moins différent et peut-être plus respectueux de l'autre. 

Voilà de quoi ça cause : 

Repartir de la vie du sol, Claude et Lydia Bourguignon
Agronomie : science de la gratuité, Philippe Desbrosses
Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi
Les AMAP, le lien entre le chams et l'assiette, Laurent Marbot
Autonomie alimentaire, Emmanuel Bailly
Lutter contre la confiscation du vivant, Dominique Guillet
Recettes faciles pour l'agroécologie chez soi ou dans les champs, expériences d'Inde, Stéphane Fayon
Réinventer la démocratie, Vandana Shiva
Pour un développement politiquement incorrect ! Devinder Sharma
Le microcrédit ou la renaissance de l'économie par les femmes, Muhammad Yunus
De la terre pour tous, Joao Pedro Stedile
Les acteurs du mouvement des sans-terre, Valmir Stronzake, Patricia Martins Da Silva, Amarildo Zanovello et Leci Pereira
Rompre le deal entre agriculture et industrie, Ana Primavesi
Le boycott, ou la grève des consommateurs, Chico Whitaker
Recettes faciles pour l'agroécologie chez soi ou dans les champs, expériences d'Ukraine, Semen Antoniets, Vasiliy Loubeniets et quelques villageois autonomes
Les femmes anthropocultrices, Antoinette Fouque
Petit exercice de déconstruction de la pensée libérale, grosse cure d'éthique : le don contre le donnant-donnant, Jean-Claude Michéa
Réévaluer la notion de richesse, Patrick Viveret
Repenser la croissance, Serge Latouche


lundi 12 décembre 2016

Réparer les vivants

Celui-là, on l'a vu sur tous les blogs il y a deux-trois ans. Il attendait patiemment sur un étagère que la pression retombe, que l'on l'oublie un peu. Enfin, si ça se trouve, il vient de paraître en poche et c'est sa deuxième chance...

Ce roman de Maylis de Kerangal, je ne savais même plus de quoi il parlait. J'avais oublié tout ce que j'avais lu sur lui. Ne demeurait que l'impression de l'avoir vu partout partout. Mais sans la pression de savoir si j'allais faire partie des "fans" ou des "déçues". Une approche plus tranquille des livres m'aurait-elle gagnée ? 

Ce livre, c'est celui d'un cœur. Le cœur de Simon. Un ado fan de surf qui se retrouve en réa à 19 ans. Pas à cause du surf dans l'eau glacée, à cause d'une ceinture inexistante dans un van hawaïen. Avec sa mort, commence une course contre la montre, celle de la greffe de ses organes.

Avec une écriture mitraillette, qui débite les mots comme des balles, Maylis de Kerangal nous fait galoper dans les couloirs des hôpitaux. Tantôt aux côtés de Sean et Marianne, les parents assommés, qui doivent pourtant trancher - Simon est-il, était-il donneur-, de Cordélia, l'infirmière trop sexy, de Tom, l'infirmier en charge de la procédure, ou de tous les grands pontes qui s'agitent autour des organes. Quelques moments de respiration nous font entrer dans l'intimité de l'un des personnages, mais la course reprend, inlassable. Précise, tranchante, la syntaxe de l'auteur est curieusement belle, malmenant le lecteur et l'entraînant dans ce rythme sans fin. Sans parler du vocabulaire, du choix des mots, que l'on sent pesées, maîtrisés. Rien ne dépasse, rien n'est de trop, le cœur de Simon ne nous laisse pas le temps de nous tromper ou d'hésiter. Il laisse à peine le temps des larmes et de la tristesse... 

Mantegna, Lamentations sur le Christ mort, 1480, Milan

vendredi 9 décembre 2016

Oracion y existencia cristiana

Autant vous prévenir, j'ai une bonne série de livres de réflexion et de spiritualité sur ma liste de billets en cours. On va commencer avec celui de José M. Castillo. Comme l'annonce le titre, la réflexion porte sur les liens entre la prière et l'action chrétienne.

Jusqu'à quel point la prière est nécessaire pour vivre chrétiennement ? Jusqu'à quel point, un homme qui vit sa foi a travers de l'action, est réellement sincère avec sa foi ? Est-ce que la prière est aussi indispensable que l'action, le service, l'engagement ? Quel lien entre action et prière devant les autres ? Est-il vraiment chrétien celui qui prie mais n'est pas totalement ouvert aux autres ? La chrétienté se vit-elle dans la transcendance ou entre transcendance et immanence ? Vaste programme, non ? Après, ça se divise ainsi:

1. Condicionamientos de base
2. La oracion, experiencia de la fe
3. La esencia de la oracion
4. La fe de Jesus et la oracion del creyente
5. Originalidad de la oracion cristiana
6. La oracion apostolica
7. Ensayo de sintesis


La prière nécessite isolement, retraite, silence, ordre, temps. Est-il toujours possible de prier alors que nos vies sont chargées d'occupations ? La prière est pourtant bien ce lieu d'où jaillit la vie, où peut prendre sens notre vie... La foi transforme les expériences personnelles. Il y a une grâce dans le mouvement de l'homme vers Dieu mais la prière reste difficile parce que l'on y rencontre ses propres limites et faiblesses. Le christianisme, c'est accepter le programme de Jésus par les actes. Mais qu'en est-il de la prière ? 

Notre auteur montre l'originalité de la prière chrétienne, expression de l'intensité de la foi du croyant plus qu'obligation à remplir. C'est une conversion suite à la rencontre avec Jésus, qui se nourrit d'une relation, d'un dialogue. C'est une attitude d'espérance et d'abandon à Dieu, propre des pauvres. La psychologie du pauvre, c'est de dépendre de l'autre et recevoir de l'autre. L'abandon et la confiance en Jésus permet de s'ouvrir, de recevoir... puis de mesurer la profondeur et le sens de la relation. La prière est comme l'amitié, elle n'a pas d'utilité, c'est un lien d'amour. Et comme en amour, il faut laisser sa place à l'autre : c'est bonne dose de passivité dans la prière qui permet d'atteindre l'autre. Mais si la prière est vue comme une exigence propre de la foi, la foi ne dépend pas de la prière sinon elle devient vite une série d'états d’âme que l'on déverse.  

Le fait religieux est recherche de Dieu par l'homme. Le fait chrétien est recherche de l'homme par Dieu. Et l'idéal de la vie chrétienne, c'est de participer par sa vie à la vie de Dieu !


jeudi 8 décembre 2016

10 ans de blog... ça commence à bien faire !

Les anniversaires, c'est souvent un moment de bilan et de déprime pour moi. Peut-être est-ce pour cela que je le rate systématiquement sur le blog ces dernières années ? Pourtant, après une très belle expérience à l'étranger, je me sens plus sereine vis-à-vis des anniversaires et pleine de joie à l'idée de souffler des bougies.

Le bilan ? Après 10 ans, je blogue toujours. Certainement moins. Peut-être moins bien. Peut-être mieux. Je lis toujours. Je vois moins d'expo (c'est lié à l'expérience à l'étranger) et de spectacles. Je passe moins sur les blogs. Je lis aussi sur liseuse. Et j'écris toujours deux-trois mots sur ce qui a marqué (ou non) ma lecture. Voilou, pas de grandes choses, pas de recettes magiques, pas beaucoup de visiteurs mais un petit monde où je suis bien. 

Joyeux anniversaire (en retard) à ce petit lieu !


mercredi 7 décembre 2016

La Prisonnière

Caillebotte, BalconJe dois vous l'annoncer, Proust et moi, nous sommes de nouveau amis. Avec cet opus, on a renoué après la longue période de froid qui a suivi A l'ombre des jeunes filles en fleurs. Oui, je ne suis pas très mondaine même si l'ironie de notre narrateur m'amuse. Je préfère les jalousies, les introspections, les conversations à huis-clos sur l'art... Et le jeu que jouent Albertine et Marcel. Car enfin, on peut nommer notre narrateur dont le prénom échappe dans ce tome à Albertine ! 

Cloîtrée chez lui, Albertine n'a de cesse que de sortir. Elle s'ennuie. Mais notre narrateur, très soupçonneux, la fait surveiller. Il espère échapper ainsi à la jalousie et au doute alors qu'il ne fait que les nourrir. Et si Albertine est effectivement prisonnière de Marcel, au sens physique, Marcel est lui aussi prisonnier de ses sentiments excessifs. On continue dans la lignée de Sodome et Gomorrhe puisqu'il se méfie plus des jeunes femmes que des jeunes gens...

Outre l'intéressant rapport à l'amour et à la jalousie, qui doivent lasser certains lecteurs par leur répétition, mais qui m'ont bien plu, j'ai noté plus spécialement quelques thèmes. D'abord, le miroir d'Un Amour de Swann. Marcel est aussi jaloux que l'était Swann (oui, c'est aussi un tome de morts) et bien des réactions nous rappellent le très beau premier tome. 

"C’est ainsi qu’est interminable la jalousie, car même si l’être aimé, étant mort par exemple, ne peut plus la provoquer par ses actes, il arrive que des souvenirs postérieurement à tout événement se comportent tout à coup dans notre mémoire comme des événements eux aussi, souvenirs que nous n’avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient paru insignifiants, et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et terrible. On n’a pas besoin d’être deux, il suffit d’être seul dans sa chambre, à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans l’amour, comme dans la vie habituelle, que l’avenir, mais même le passé, qui ne se réalise pour nous souvent qu’après l’avenir, et nous ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout à coup nous apprenons à lire."

"L’amour c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur."

Ensuite le thème de la famille. Alors qu'il n'a jamais été aussi seul, aussi loin des siens, Marcel retrouve dans ses gestes la mémoire des autres membres de sa famille, notamment de sa grand-mère ou de sa mère, ce qui est définitivement touchant !

"Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes, et par delà celles-ci, le passé de mes parents, mêlaient à mon impur amour pour Albertine la douceur d’une tendresse à la fois filiale et maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous."

"C’est la trop grande ressemblance qui fait que, malgré l’affection, et parfois plus l’affection est grande, la division règne dans les familles."

Bon, la procrastination est toujours présente...

"La vie a pris en effet soudain, à ses yeux, une valeur plus grande, parce qu’il met dans la vie tout ce qu’il semble qu’elle peut donner, et non pas le peu qu’il lui fait donner habituellement. Il la voit selon son désir, non telle que son expérience lui a appris qu’il savait la rendre, c’est-à-dire si médiocre ! Elle s’est, à l’instant, remplie des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles choses qu’il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre impossibles, alors qu’elles l’étaient avant qu’il fût question de duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages, à tout ce dont il avait craint un instant d’être à jamais dépouillé par la mort ; il suffit pour cela de la vie."

Et puis, il y a ces rares moments qui nous ancrent un peu dans le temps, dans sa modernité mais aussi dans son intemporalité. Avec le téléphone, l'aéroplane et la voiture, on quitte l'atmosphère bourgeoise du XIXe pour entrer dans le grouillement du XXe siècle. Mais la ronde des petits métiers, découverte par l’ouïe d'Albertine, et maudite par le narrateur, nous replonge dans un Paris plus ancien, quasi médiéval !

"Alors, je me rappelai d’autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes ralenties par la précision d’une question et l’attention de l’esprit, d’autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce qu’elles racontent ; je me rappelai une à une la voix de chacune des jeunes filles que j’avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de ma grand’mère, puis de Mme de Guermantes ; je les trouvai toutes dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux peintres, quand je voyais s’élever vers Dieu, par dizaines, par centaines, par milliers, l’harmonieuse et multisonore salutation de toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en quelques mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons, d’avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d’un pouvoir qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions de grâce restèrent sans autre réponse que d’être coupées."

Enfin, l'art est toujours présent, mais il est d'autant plus mis en avant par les discussions des deux amants, par les évocations de Vinteuil, Elstir, Wagner, Dostoievski, Hugo, Vermeer, etc. Ah, le petit pan de mur jaune est enfin arrivé ! C'est un extrait que j'attendais avec impatience, fan de Vermeer que je suis, et que je souhaitais rencontrer dans son contexte (dramatique).  

"La vie pouvait-elle me consoler de l’art ? y avait-il dans l’art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l’individualité que nous cherchons en vain dans l’existence quotidienne." 

Un tome qui me donne un nouveau dynamisme pour poursuivre la Recherche !


lundi 5 décembre 2016

Amérique latine. Introduction à l’extrême occident

Cet ouvrage d'Alain Rouquié est un peu plus qu'une intro à ce qu'est, du point de vue historique, social, géographique, politique, économique, l'Amérique latine des années 90. En tous cas, je l'ai trouvé hyper riche d'informations !

Il se divise en quatre parties :

1. Caractères généraux des Etats latino-américains

2. Pouvoirs et sociétés : acteurs et mécanismes de la vie politique et sociale

3. Les problèmes du développement

4. L'Amérique Latine dans le monde



Parmi ce que je retiens, il y a ce processus de concentration de la propriété des terres, toujours d'actualité aujourd'hui, qui crée des inégalités abyssales entre les plus riches et les plus pauvres. Et le pire est que ces terres ne servent pas à nourrir l'Amérique du Sud. Car la majorité de l'agriculture et de l'élevage est destiné à l'exportation. En outre, le clientélisme et les relations de patronage semblent un trait toujours très marqué. Et sont bien souvent liées au pouvoir des propriétaires de latifundia. Aujourd'hui, on pourrait ajouter celui des cartels de drogue.


D'un point de vue culturel, le mépris des indigènes et des sociétés indiennes traditionnelles conduit à leur dépossession, donc à leur affaiblissement et à leur régression sociale... jusqu'à la disparition. Il est aussi question du rôle important de l'Eglise sur ce continent catholique par excellence. Elle oscille au fil de son histoire et de ses personnalités entre liens forts avec les dirigeants et option préférentielle pour les pauvres à travers la théologie de la libération.

Enfin, l'histoire économique globale du continent pourrait s'écrire ainsi :
1860-1930 : croissance économique
1930-60 : développement des industries nationales
1960 : internationalisation du marché pour la production des biens de consommation
1980 : plus d'importations que de production industrielle propre et intégration dans l’économie mondiale
Aujourd'hui, l'Amérique Latine s'intéresse plus à la grande spéculation plutôt qu'au marche local. Ce qui conduit à une très faible sécurité et souveraineté alimentaire. Quant à l'urbanisation, elle est totalement indépendante du développement industriel, elle est bien plutôt liée au manque de travail de terres et/ou de reconnaissance dans les zones rurales.

Un aperçu très schématique d'une lecture déjà ancienne, qui donne de vraies clés de compréhension de la situation actuelle de l'Amérique Latine. 

Guayaki, Paraguay

vendredi 2 décembre 2016

Juste avant le bonheur

Quand j'ai demandé à mon papa le livre qu'il avait trouvé le plus sympa cette année, il m'a tendu ce roman d'Agnès Ledig en me disant : "C'est une belle histoire pas prise de tête". Bon, ça voulait dire à la sauce Levy pour moi. Du coup, pas sûre que ça devienne ma lecture de l'année. Et en tournant la dernière page, je confirme. Ce n'est pas trop mon style mais c'est le genre de bouquin "sympa", qui change les idées, et ne s'encombre pas trop d'efforts d'écriture.

Paul vient de se faire planter par Marlène. Il galère dans un supermarché. 
Julie, caissière, vient de se faire menacer par son boss. 
Les deux arrivent un peu perdus à la caisse. Ému par Julie, Paul revient. Et l'invite à passer les vacances avec lui et avec son fils. Flanquée de Lulu, son fils de trois ans, Julie accepte. Quant à Jérôme, le fils de Paul, il fait la tête mais il n'a pas le choix ! C'est le début d'une histoire de guérison, un peu pour tout le monde. Enfin, avant qu'un drame ne touche de plein fouet notre joyeuse bande...

Voilà un roman qui entre certainement dans la catégorie "livre doudou" pour quelques lecteurs. Pour ma part, je pense que j'oublierai assez vite ces personnages mais ils m'auront permis de me changer les idées le temps d'une soirée.