mercredi 31 mars 2021

Quatre actes de présence

Ce n'est pas un roman. Sylvie Germain nous offre ici des articles de spiritualité. Elle y parle de Dieu, du Christ et des actes de présence au monde. Présence exigeante, présence pleine et entière des êtres vivants, dans leur vulnérabilité et leur force. Présence à l'ineffable, à ce qui se dévoile dans le temps, le silence et la disponibilité. Comme souvent dans de tels textes, ce n'est pas tant des démonstrations que des thèmes à penser, ouverts au lecteur, qui y glane des phrases inspirées de Zundel, Weil ou Bataille.  

I. Acte de présence

Ici et maintenant

"Béquilles de l'alcool ou de la drogue pour les marginaux, les désespérés et les révoltés, béquilles dorées des convenances et des préjugés pour les fortunés, béquilles du jeu, de la télévision, du divertissement en tous genres pour les passifs ordinaires... La panoplie des cannes et des prothèses est variée, l'art de la fuite est multiple, chacun choisit sa défense selon ses moyens, contre la peur, l'ennui ou le dégoût que la vie lui inspire. Zorn s'arrête sur la réflexion de Sartre déclarant que ce qui importe n'est pas "ce qu'on a fait de l'homme, mais ce qu'il fait de ce qu'on a fait de lui"; une phrase qu'il peut signer, dit-il, tout en avouant son incapacité à faire de lui-même autre chose que ce que sa famille, son milieu ont fait de lui"

"L'enfer aussi est une intimité - "il est en nous, écrit Zundel, quand Dieu n'est plus en nous. [...] L'enfer, c'est l'échec de Dieu en nous." C'est l'échec de toute altérité en nous, par voie d'écrasement ou par voie d'absence."

"L'enfer, c'est quand l'Autre n'est plus en nous, qu'il n'a plus accès à notre conscience, à nos pensées, à notre cœur que sous une forme négative où se mélangent en un poison confus la méfiance, le ressentiment, la hargne, la douleur et le dégoût; c'est quand toute dimension d'altérité est perdue - tant celle du Tout-Autre que celle des autres, mes semblables, mes "prochains" devenus terriblement lointains, étrangers et hostiles. L'enfer, c'est quand il n'y a plus que "moi", mais un "moi" insulaire, abandonné de tous - et de soi-même ; un "moi" hébété de solitude, perclus d'indifférence, harassé de révoltes stériles, sinistré dans son propre vide. Un "moi" en totale déshérence. L'enfer, c'est quand il n'y a plus personne, ni autour de soi, ni au-dessus de soi, ni à l'intérieur de soi. Radicalement personne."

Comme le notait Rabbi Nahman de Bratslav; "L'homme est en grand danger ici-bas". En grand danger de se perdre de vue, de se perdre de vie. Et c'est pourquoi Rabbi Nahman disait aussi qu'"il est interdit d'être vieux", d'être oublieux de la vie, de la dynamique du devenir, et donc qu'"il faut se renouveler chaque jour, à chaque instant, pour amorcer constamment un nouveau départ.""

II. Acte de silence

La passion du silence

"Le silence, pour advenir et se déployer, a besoin d'espace, d'un vaste et calme espace intérieur, il ne supporte aucune pression. "A qui résiste, le monde n'advient pas. Et à qui comprend trop, l'éternel se dérobe.", dit Rilke dans l'un de ses poèmes. [...] "Aussi longtemps que vous avez la volonté d'accomplir la volonté de Dieu et avez le désir de l'éternité de Dieu, aussi longtemps vous n'êtes pas pauvre; celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien et ne désire rien.""

Un ange passe

"Ce sont rarement de "bons anges" qui circulent à travers nos paroles. Plus souvent s'y glissent des "démons", ceux de l'orgueil, de la jalousie et de la médisance, du mensonge, de la flatterie ou de la colère, du mépris ou de l'indifférence [...] Si nous nous méfions tant du silence et nous ingénions à le combler par toutes sortes de bruitages, dont le langage alors réduit à du bavardage, aussi raffiné puisse-t-il être en apparence, c'est parce que nous sentons qu'il recèle un pouvoir singulier, inquiétant : celui de nous dévoiler à nous-mêmes et aux autres dans notre fragilité."

"Le souffle : pure expression de vie, signature à la fois si délicate et si pénétrante, infime et bouleversante, de la présence d'un vivant. Comme la lumière, il frémit à la lisière de la matière et de l'immatériel, entre mystère et merveille." 

""Toute parole est vaine qui n'est pas redite au-dedans, avec le consentement de l'amour", observe Maurice Zundel"

III. Acte de paradoxe

Fragilité de la foi

"Comme l'a noté Simone Weil : "Le temps, à proprement parler, n'existe pas (sinon le présent comme limite), et pourtant c'est à cela que nous sommes soumis. Telle est notre condition. Nous sommes soumis à ce qui n'existe pas. [...] Mais notre soumission existe. Nous sommes réellement attachés par des chaînes irréelles. Le temps, irréel, voile toute chose et nous-mêmes d'irréalité.""

"Simone Weil, dans son style lapidaire toujours aussi percutant, écrit : "Reniement de Saint Pierre. Dire au Christ : je te resterai fidèle, c'est déjà le renier, car c'était supposer en soi et non dans la grâce, la source de la fidélité. Heureusement, comme il était élu, ce reniement est devenu manifeste pour tous et pour lui. Chez combien d'autres, de telles vantardises s'accomplissent - et ils ne comprennent jamais.""

"Judas est un homme qui ne supporte la faiblesse ni chez les autres - et surtout pas chez son maître, homme rebelle à l'exercice de tout pouvoir temporel -, ni en lui-même lorsqu'il se découvre dépassé, écrasé par ce qu'il vient de commettre. Il ne la supporte pas parce qu'il la conçoit comme un aspect négatif, limitatif, comme un manque de volonté de puissance, une déficience, un ratage. Il ne l'appréhende pas dans toute son amplitude, dans l'étrangeté de son ambivalence, il n'en retient que la face étroite et terne. Que l'aspect d'insignifiance; une pente sans aspérité qui ne peut mener qu'à l'échec. L'autre face, toute en souplesse et d'une grande capacité réfléchissante, il l'ignore. C'est pourtant celle-là que son aître est venu éclairer."

L'angoisse : une chance à saisir

""Nul n'est sauvé, sinon par la grâce, rappelle Kierkegaard. Mais il est un péché qui rend impossible de l'obtenir, et c'est le manque de sincérité." On peut ajouter : le manque de générosité, le manque d'hospitalité, car il en faut pour accueillir une offrande à son juste prix. Un don négligé, repoussé, ne peut pas révéler sa valeur ni sa saveur ni sa grandeur; un héritage refusé tombe en déshérence, un titre galvaudé sonne le creux, tourne au ridicule, ou à l'imposture."

IV. Acte de mémoire

lundi 29 mars 2021

La loi du rêveur

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas lu Pennac ! Et j'ai retrouvé avec plaisir sa fantaisie et son écriture agréable. On plonge ici dans les rêves du narrateur, des rêves felliniens. Car Fellini est aussi au cœur de cet ouvrage, par ses films mais surtout par Il libro dei sogni

Tout commence par un débat sur la lumière entre deux amis. La lumière est-elle liquide ? Et si une ampoule explose, est-ce que la lumière coule et inonde le monde ? C'est dans un premier rêve que s'enfonce le lecteur autour de ces questions métaphysiques. Et il ne cesse de rebondir, de rêve en rêve, de coïncidences en coïncidences. La vie est un rêve, non ? En tous cas, les rêves du narrateur son bien vivants, nombreux, se font des signes entre eux, jusqu'au Saint Sébastien saint-sulpicien qui clôt l'ouvrage. 

Court et sympathique, je ne pense pas qu'il rejoindra mes favoris. C'était un bon divertissement autour des rêves, incitant à rêver, à noter ou dessiner ses rêves mais il reste malheureusement très léger et superficiel ! 



mercredi 24 mars 2021

Les chats de l'écrivaine

C'est un petit livre, presque un album que cette histoire contée par Muriel Barbery et illustrée par Maria Guitart. 

Dans une maison où tout est gris et orange, quatre chats assortis nous livrent leur quotidien. Les chartreux Ocha, Mizu, Petrus et Kirin nous parlent de leurs caractères respectifs mais surtout de leur maîtresse. Elle est écrivaine et ce n'est pas toujours simple d'habiter avec elle. Certes, ils peuvent lui tenir compagnie, se laisser caresser, s'installer sur les papiers. Mais ceux-là ont poussé l'amour plus loin en apprenant à lire. Ce faisant, ils peuvent désormais guider leur maîtresse, en lui faisant comprendre quelles pages conserver - ou non.

Un livre sympathique, aux chouettes illustrations des chats facétieux et de l'intérieur japonisant de l'écrivaine. 



samedi 20 mars 2021

Rendez-vous nomades

Un petit livre de Sylvie Germain qui n'est pas un roman mais plutôt un essai, une exploration nomade entre des pensées intimes, intérieures, existentielles. On y croise des questions sur Dieu et sur le lien de l'homme à Dieu, à travers la Bible. On se questionne avec elle autour de foi et raison, de l'innommable et de la shoah. Questions existentielles et humaines qui nous conduisent à l'écriture et à la lecture, guidés par Paul Celan, Simone Weil, Maurice Zundel et quelques autres. Si les premières parties traitent de là où elle vient à travers l'exploration du hasard, de l'extraordinaire, de l'invention, de l'inquiétude et révolution puis des mots qui font problème comme ceux de foi et croyance, de Dieu, de grandeur, d'imagination, de pourquoi, la dernière est sur l'écriture. C'est celle qui m'a le plus intéressé et que j'ai trouvé aussi la plus accessible.



L'ouvrage se termine par une nouvelle, L'astrologue, qui joue justement avec la marelle et le monde.

"La Bible est pareille à cet "abri de fortune" (au sens aussi de "trésor"), en tant qu'objet déplaçable et maniable, bien sûr, mais plus essentiellement en tant que lieu d'habitation migrante et de lieux de rendez-vous toujours renouvelé avec la part tout autre de soi même, la part d'inconnu, d'insoupçonné du temps, du monde, de la vie"
"La foi : une aventure de la pensée troublée par l'étrange gout de ce manque qui prend saveur de désir, et mue par les confus remuements du vide en elle."
"Ecrire est le plus sérieux des jeux. dans le territoire du roman, on écrit un peu à la façon dont on joue à la marelle, on pousse les mots de ligne en ligne, de page en page, on avance à cloche-main, et les espaces traversés ne sont pas sans danger. Mais on ne vise aucun "paradis", aucun "ciel" ; c'est vers le silence que l'on tend, que l'on conspire, en écrivant. Vers ce silence qu'on devine ouvert en amont du langage, que l'on pressent béant en son aval, et que l'on sent bruire autour, et tout au fond de chaque mot"
""Le romancier n'est ni historien ni prophète : il est explorateur d'existence" dit Kundera. Le romancier n'est rien de précis, il ne possède aucun savoir particulier, il est juste, et passionnément, en quête d'un peu de compréhension de ce qu'est l'humain. Il tourne autour, il lance de sondes, fines ou brutales, il fouille et touille, il hasarde des conjectures, il bricole des possibles par voie d'inférence et d'imagination, il extrapole."
"En écriture : on veille sur du sens imprécis, insaisissable, innommable, sur le passage d'un souffle - inspiration ; on témoigne de la présence de quelque chose qui ne se manifeste toujours qu'à fleur d'absence - expiration. On assume une fonction de lieutenance"
"Ce qui importe, c'est l'assomption par l'écrivain de cette "voix" (bruit, souffle, murmure, cri, chant, appel...) montée il ne sait d'où, qu'il fasse l'effort de s'en faire la bouche/main suppléante, l'effort de tenir lieu de locuteur quand la voix inaugurale s'est déjà retirée, partie ailleurs semer son trouble"

mercredi 17 mars 2021

Les histoires de la nuit

Ce roman de Laurent Mauvignier fait partie de ces pavés qui se dévorent en quelques soirées, accrochant le lecteur à une histoire qu'il est impossible d'abandonner. Le tout est porté par une écriture originale et agréable, qui utilise beaucoup de dialogues dans leur inachevé, leur côté un peu brut mais pourtant travaillé.

Un narrateur omniscient, qui va jouer de sa connaissance des faits pour nous inquiéter ou nous rassurer sur ce qui attend les personnages, nous invite dans un hameau perdu, à la Bassée, dans le Centre. Patrice y vit avec sa famille, Marion et Ida, ainsi que sa voisine, Christine. Patrice élève des vaches, Marion travaille dans une imprimerie, Ida va à l'école et Christine peint, après avoir quitté les galeries parisiennes. La vie est simple et monotone, ne seraient les lettres anonymes que reçoit Christine. C'est même un peu triste une soirée entre Marion et Patrice, qui se parlent à peine. Lui est fou amoureux, elle semble lasse. Mais demain, c'est son 40e anniversaire et Patrice lui prépare une soirée de fête. Il a un cadeau, un menu, des invitées... Ida a préparé deux dessins. Christine s'occupe des desserts. Sauf que cette journée ne se passe pas comme prévu : gros rendez vous pour Marion, tentation et dégoût pour Patrice... Et un type louche traine autour du hameau des trois filles seules. Il demande à visiter la maison à louer à côté de chez Patrice. Mais surtout, quand Ida rentre de l'école, elle découvre le chien de Christine mort dans l'étable et Christine prise en otage par deux hommes. C'est une très longue nuit qui commence. Trois hommes en veulent visiblement à Marion et lui préparent une sacré surprise. Ce sera l'occasion pour le lecteur et pour les proches de Marion d'en découvrir un peu plus sur un passé dont jamais elle n'a parlé.

Passionnant par les points de vue successifs des personnages, le jeu entre leurs actes, leurs paroles et leurs ressentis, jeu sur le passé et le présent, sur ce que le lecteur seul apprend et ce que les invités découvrent, jeu sur les lieux, les temps. Les temps qui s'étirent infiniment, la tension qui monte, le silence. Bref, c'est admirablement bien construit et consistant, les personnages ont de la profondeur et du champ de progression. Une belle façon de sublimer ce qui pourrait n'être qu'un fait divers.



lundi 15 mars 2021

L'arbre à poèmes

Il s'agit d'une anthologie de poèmes d'Abdellatif Laâbi, poète marocain que je ne connaissais pas. C'est le joli titre qui m'a donné envie de le lire. J'ai découvert une plume sensible et engagée, attentive à chaque mot. Une poésie lumineuse et belle, douce, même si la réalité qu'elle nomme ne l'est pas. Les poèmes de ce recueil sont tirés des écrits faits lors de son exil en France, après des années de prison. Ils sont tirés des titres suivants : 

  • Le soleil se meurt
  • L'Étreinte du monde
  • Poèmes périssables
  • L'automne promet
  • Les Fruits du corps
  • Écris la vie
  • Mon cher double
  • Tribulations d'un rêveur attitré
  • Fragments d'une genèse oubliée
  • Zone de turbulences
Voici quelques extraits qui m'ont beaucoup plu !



Les petites choses

Exemple 
L'horloge de la gare 
Donne-t-elle l'heure d'aujourd'hui
ou d'un jour
d'il y a mille ans ?

Le train s'ébranle
Connait-il son chemin ?
Et s'il ne s'arrêtait plus

Un nuage malingre
plus bas que les autres
Même au ciel
il y a des canards boiteux

La prière est préférable au sommeil
clament les muezzins
Le sommeil n'est-il pas aussi
une prière ?

L'amant brulant pour sa belle
veut lui offrir une sérénade
Mais la tant désirée
a eu la fâcheuse idée
d'habiter un rez-de-chaussée

Ami
où en sommes nous
de nos rêves de jeunesse ?
Nous voulions surprendre le monde
Il nous a surpris

Puisque le monde 
est ainsi fait
nos rêves devront être
Encore plus têtus

L'infini 
est en nous
Plus 
nous en sommes la source


En vain j'émigre

J'émigre en vain
Dans chaque ville je vois le même café
et me résigne au visage fermé du serveur
Les rires de mes voisins de table
taraudent la musique du soir
Une femme passe pour la dernière fois
En vain j'émigre
et m'assure de mon éloignement
Dans chaque ciel je retrouve un croissant de lune
et le silence têtu des étoiles
Je parle en dormant
un mélange de langues
et de cris d'animaux
La chambre où je me réveille
est celle où je suis né
J'émigre en vain
Le secret des oiseaux m'échappe
comme celui de cet aimant
qui affole à chaque étape
ma valise

Deux heures de train

En deux heures de train
je repasse le film de ma vie
Deux minutes par année en moyenne
Une demi-heure pour l'enfance
une autre pour la prison
L'amour, les livres, l'errance
se partagent le reste
La main de ma compagne
fond peu à peu dans la mienne
et sa tête sur mon épaule
est aussi légère qu'une colombe
À notre arrivée
j'aurai la cinquantaine
et il me restera à vivre
une heure environ


Une maison là-bas

Une maison là-bas
avec sa porte ouverte
et ses deux tourterelles
récitant inlassablement le nom de l’absent
Une maison là-bas
avec son puits profond
et sa terrasse aussi blanche
que le sel des constellations
Une maison là-bas
pour que l’errant se dise
j’ai lieu d’errer
tant qu’il y aura une maison là-bas

La vie

La vie
Il me suffit de m’être réveillé
le soleil dans ma droite
la lune dans ma gauche
et d’avoir marché
depuis le ventre de ma mère
jusqu’au crépuscule de ce siècle
La vie
Il me suffit d’avoir goûté à ce fruit
J’ai vu ce que j’ai dit
je n’ai rien tu de l’horreur
j’ai fait ce que j’ai pu
j’ai tout pris et donné à l’amour
La vie
ni plus ni moins que ce miracle
sans témoins
Ah corps meurtri
âme meurtrie
Avouez un peu votre bonheur
Avouez-le
rien qu’entre nous

Les convives

Ma table est mise et mes convives sont en retard.
Ont-ils oublié mon invitation, perdu mon adresse en cours de route ? Quel mal a-t-il pu leur arriver ?
Depuis des heures, j'attends, « mon oreille suspendue à la porte ». Je ne sais pas combien seront mes convives, s'ils porteront des habits d'hiver ou d'été, en quelle langue ils lanceront leur salut en entrant.
Ma table est mise. J'attendrai le temps qu'il faut et qu'il ne faut pas. Et si j'étais victime d'une illusion, je m'entêterais. J'inventerais des amitiés rares, des visages ouverts, faciles à lire comme des livres d'enfants, des voix aux accents délicieux et des bouches petites qui partageraient jusqu'au grain de couscous.
Ma table est mise. J'y ai disposé toutes mes cultures, avec amour.  La musique m'aide à supporter l'attente. Elle attendrit mes ragoûts, fait briller mes olives, libère les parfums de mes épices.
Enfin, j'entends des bruits de pas. Je me lève pour aller ouvrir. Mais la porte vole en éclats. Sont-ce là mes convives?  Des hommes sans visage font irruption, l'arme au poing. Ils ne font pas attention à moi.
Ils tirent sur la table jusqu'à la réduire en miettes et se retirent sans dire mot. La musique s'arrête.
Bon, il ne me reste plus qu'à faire le ménage et préparer un nouveau repas.

L'arbre à poèmes

Je suis l'arbre à poèmes. Les savants disent que j'appartiens à une espèce en voie de disparition. Mais personne ne s'en émeut alors que des campagnes ont été lancées récemment pour sauver le panda du Népal et l'éléphant d'Afrique.
Question d'intérêt, diront certains. Question de mémoire, dirai-je. De temps en temps, la mémoire des hommes sature. Ils se délestent alors du plus encombrant, font de la place en prévision du nouveau dont ils sont si friands.
Aujourd'hui, la mode n'est plus aux vieilles essences. On invente des arbres qui poussent vite, se contentent de l'eau et du soleil qu'on leur mesure et font leur métier d'arbre en silence, sans état d'âme.
Je suis l'arbre à poèmes. On a bien essayé sur moi des manipulations, qui n'ont rien donné. Je suis réfractaire, maître de mes mutations. Je ne m'émeus pas à de simples changements de saison, d'époque. Les fruits que je donne ne sont jamais les mêmes. J'y mets tantôt du nectar, tantôt du fiel. Et quand je vois de loin un prédateur, je les truffe d'épines.
Parfois je me dis : Suis-je réellement un arbre ? Et j'ai peur de me mettre à marcher, parler le triste langage de l'espèce menteuse, m'emparer d'une hache et m'abattre sur le tronc du plus faible de mes voisins. Alors je m'accroche de toutes mes forces à mes racines. Dans leurs veines infinies je remonte le cours de la parole jusqu'au cri primordial. Je défais l'écheveau des langues. J'attrape le bout du fil et je tire pour libérer la musique et la lumière. L'image se rend à moi. J'en fais les bourgeons qui me plaisent et donne rendez-vous aux fleurs. Tout cela nuitamment, avec la complicité des étoiles et des rares oiseaux qui ont choisi la liberté.
Je suis l'arbre à poèmes. Je me ris de l'éphémère et de l'éternel.
Je suis vivant.


Le lecteur pressé

Que viens-tu faire ici
lecteur ?
Tu as ouvert sans ménagement
ce livre
et tu remues fébrilement le sable des pages
à la recherche
de je ne sais quel trésor enfoui
Es-tu là pour pleurer
ou pour rire
N’as-tu personne d’autre
à qui parler
Ta vie
est-elle à ce point vide ?
Alors referme vite ce livre
Pose-le loin du réveille-matin
et de la boîte à médicaments
Laisse-le mûrir
au soleil du désir
sur la branche du beau silence


Plutôt que sens
donner consistance
à la vie


Du pays qui a cru m'éloigner
je voudrais enfin vous entretenir
sans lui faire
ou me faire violence
En parler "sereinement"
comme après l'amour
quand les caressent apaisent
expriment la reconnaissance
couronnent le don
et signent la promesse

Plus que de la naissance
et de la mort
la plus grande énigme
n'est-elle pas celle
de l'amour ?

La plus grande
ou la plus belle ?

Assurément la plus féconde
car l'homme
y est pour quelque chose
Il en est le tenant
et l'aboutissant
la racine
et la frondaison
la cime
et l'abime
le maitre d'œuvre inspiré
et l'édifice imprévisible

Rien ni personne
ne vous impose d'aimer

La fatalité ?
En la matière, elle doit composer
avec la liberté

Et puis l'amour
est la seule force salvatrice

Donc j'aime
sans retenue

Oriental je suis
et le demeure

A prendre
ou à laisser


Ces carnets s’achèvent
je le sens

Que ne suis-je musicien
et virtuose
pour interpréter le finale
naturellement au violoncelle
et par ma voix travaillée
déployer le chant tremblé
que voici :
Homme de l’entre-deux
qu’as-tu à chercher
le pays et la demeure
Ne vois-tu pas qu’en toi
c’est l’humanité qui se cherche
et tente l’impossible ?

Homme de l’entre-deux
sais-tu que tu es né
dans le continent que tu as découvert
Que l’amour t’a fait grandir
avant que la poésie
ne te restitue ton enfance ?

Homme de l’entre-deux
ta voile
ce sont les voiles qui se dressent encore
sur ton itinéraire
Appartenir dis-tu ?
Tu ne t’appartiens même pas
à toi-même

Homme de l’entre-deux
accepte enfin de te réjouir
de ta liberté de parole
et de mouvement
Les miracles se fêtent
surtout quand ils s’accomplissent
au détriment des tyrans

Et maintenant
quelle autre promesse
veux-tu arracher à l’automne
Juste l’énergie pour le livre suivant ?
Soit
Adjugé
et bon vent !

Ruses de vivant

Le voile
qui nous recouvre les yeux 
et le cœur
Les barricades 
que nous dressons
autour du corps suspect
La lame froide
que nous opposons au désir
Les mots 
que nous achetons et vendons
au marché florissant du mensonge
Les visions
que nous étouffons dans le berceau
La sainte folie
que nous enfermons derrière les barreaux
La panique 
que nous inspirent les hérésies
La surdité 
élevée au rang d'art consommé
La religion 
largement partagée 
de l'indifférence

Mon cher double

Au moment
où je découvre un pays
il en arpente un autre
et m'envoie des messages désobligeants
Ce qui m'émerveille
le laisse de marbre
La langue à laquelle je m'initie
n'atteint pas la cheville
de celle qu'il bredouille
Le plat national
que je m' apprête déguster
sans préjugé
manque toujours du piquant
ou de l'onctueux dont il raffole
et de la beauté
qui me renverse au passage
il cherche et trouve immanquablement
le vice caché
Voilà pourquoi je limite
depuis quelque temps
mes voyages

lundi 8 mars 2021

Le ciel par-dessus le toit

Ce roman de Nathacha Appanah m'a été conseillé par une amie. Il patientait dans ma PAL depuis une bonne année.

C'est l'histoire de Loup, qui dort en prison. Loup dont on découvrira l'histoire par petites touches, notamment à travers l'histoire de sa mère, Phénix. Phénix, baptisée Eliette par ses parents, est une petite fille charmante. Si jolie qu'il faut la montrer, l'exhiber : elle chante et danse dès que ses parents reçoivent et surtout, tous les ans pour le spectacle de fin d'année de l'usine. Jusqu'à l'âge où elle explose et tout change de rails. Elle ne cesse alors de faire des grosses bêtises. Elle est en colère, Eliette-Phénix. Et puis, elle a des enfants, Paloma et Loup, qu'elle élève tant bien que mal. Loup est un peu étrange. Paloma a peur d'elle et fuit dès qu'elle le peut. Alors ce n'est pas étonnant que Loup ait fini par vouloir la rejoindre, depuis le temps qu'il voulait voir Paloma.

Joli conte, qui joue des oxymores entre poésie et violence, amour et absence. L'écriture est sensible, agréable, parfois un peu trop travaillée mais toujours belle pour un fait divers qui cache la complexité de relations familiales, la difficulté à vivre de ses héritages, de l'amour tu. Belle découverte !

jeudi 4 mars 2021

La civilisation du poisson rouge

Cet essai de Bruno Patino m'intéressait depuis sa sortie pour ses thèmes et son titre. En effet, le marché de l'attention, du scroll et de la publicité m'interpelle ! Pourtant, je ressors déçue de ce livre, n'ayant finalement pas découvert grand chose et même croisé quelques raccourcis agaçants. Il y a très peu de détail des sources utilisées, elles sont peu détaillées ou analysées et parfois collées les unes aux autres, provoquant une impression de causalité. J'attendais plus de profondeur, de chiffres avec des études analysées et comparées.

Je vous en parle malgré tout. L'auteur s'intéresse ici à l'histoire d'Internet et aux possibilités qu'il laissait entrevoir de diffusion de l'information, de liberté d'expression, d'économie du partage etc. Et montre combien on en est loin avec des GAFAM qui monétisent notre attention. Il décortique les mécanismes qui nourrissent notre addiction aux réseaux, en décrivant certains. Là dessus, il y avait aussi les épisodes de Dopamine que je conseille ! Il montre aussi combien la captologie est née dans les labo de Stanford avec cet objectif que l'utilisateur passe le plus de temps possible sur des outils sensés lui faire gagner du temps. Il rappelle les bulles dans lesquelles nous enferment les algorithmes, risquant de mettre en péril un faire société pour ne fonctionner que par affinités ou polarités. Il souligne aussi le passage d'un capitalisme industriel (exploitation des matières premières de la planète, jusqu'à menacer la vie) à un capitalisme numérique tout aussi dévastateur (exploitation des données identitaires et comportementales des individus). Et enfin, il s'intéresse au rôle de la presse et de l'information, dans un monde où chacun peut en produire et ou info et infox s'entremêlent. J'ai découvert avec étonnement Spurious Correlations, qui vaut le détour ! C'est là notamment qu'interviennent trois biais cognitifs : celui de confirmation, de représentativité et d'exposition qui nourrissent les croyances et l'absence de nuance. 

Alors, que faire pour retrouver sa liberté ? Sanctuariser et préserver des espaces et des temps déconnectés, expliquer les fonctionnement et ralentir notre mode de vie nous propose l'auteur. Et peut-être proposer des modèles alternatifs. Superficiel !

lundi 1 mars 2021

La nuit tombée

Qui m'a parlé de ce livre d'Antoine Choplin pour que je mette sur ma LAL ? Merci à elle ou lui, c'était une belle recommandation !


Un homme à mobylette, dépasse les faubourgs de Kiev et cherche à rejoindre Pripiat qu'il a quitté précipitamment avec sa famille quelques années plus tôt. Ce poète, Gouri, s'est donné une étrange mission qui le mène jusqu'à la maison d'amis, Vera et Iakov. Elle n'a pas changé. Lui, si. Il est allongé, souffre, perd sa peau par lambeaux, a le visage déformé. C'est un des liquidateurs de la centrale de Tchernobyl. Il raconte ce à quoi Gouri a échappé : les arbres qui se consument, qui rougeoient sans bruler, les champs à enterrer, les maisons aussi, les flaques de cesium dans les jardins, la pluie noire, les récalcitrants au départ, ceux qui sont restés... 

Gouri écoute et dine avec ses amis et leurs voisins avant de poursuivre sa quête, en pleine nuit, pour récupérer chez lui un souvenir de sa fille gravement malade. 


Un roman court, poignant, sans un mot de trop. C'est économe, juste, sans pathos ou effets spéciaux mais avec des dialogues très doux, une empathie pour les personnages sous cette drôle de nuit de pèlerinage.