mercredi 26 août 2020

Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède

 Encore un classique qui dormait sur ma PAL. De Selma Lagerlöf, je n'ai jamais rien lu et pourtant, ses titres sont bien présents sur ma LAL. Avec ce titre, j'ai l'impression d'avoir lu Le tour de la France par deux enfants en Suède !

Nils Holgersson est un sale gosse, paresseux et cruel. Alors qu'il sèche la messe, il est transformé par un tomte (un lutin suédois) en tomte. Minuscule, il ne peut plus faire grand chose pour embêter les bêtes de sa ferme mais il comprend leur langage. En essayant d’empêcher un jars de s'enfuir, il est emporté par un vol d'oies sauvages. Et le voilà parti pour un tour de la Suède, suivant la migration et les pérégrinations des oies d'abord pour l'été puis pour la période automnale. Outre la relation du garnement aux oies, à qui il devra vitre prouver son utilité s'il veut voyager, cet épais roman décrit les diverses régions de la Suède avec son relief et sa géographie, ses industries et son économie, son histoire et ses légendes. 

Roman d'apprentissage destiné à des écoliers, c'est bien sûr très moral et rempli d'anecdotes et d'adjuvants sympathiques, humais ou bêtes. Le seul ennemi, Smirre, est un renard banni par les siens qui mettra tout en oeuvre pour tuer Poucet - Nils est surnommé ainsi par les oies - et Akka, l'oie qui guide les autres. 

L'ensemble est agréable à lire, bien écrit ; il manquait peut-être une carte à mon édition pour suivre le périple et localier les lieux mais même ainsi, on se laisse porter par les histoires sur chaque région. Je me suis amusée des contes communs à d'autres pays comme la ville engloutie, les rats ensorcelés ou les géants qui modèlent le pays. Et j'ai apprécié de croiser l'auteure elle-même dans son manoir avec Nils. Seul bémol : les longueurs et les répétitions de certains motifs. 


lundi 24 août 2020

La Senora

Il est dans ma PAL des livres que j'avais complètement oublié. Celui de Catherine Clément en fait partie. C'est un roman historique qui se déroule au XVIe siècle, un siècle où tout change avec la découverte récente des Indes, la Réforme de Luther, la Renaissance, l'empire des Habsbourg et l'expansion de l'inquisition.


Notre histoire débute en 1510 à Lisbonne où Joao et Béatriz grandissent ensemble dans une famille marrane, c'est à dire de juifs contraints à la conversion qui continuent de suivre leurs rites. Les deux cousins sont fascinés par les caravelles du port où ils aiment à jouer jusqu'aux fiançailles et au mariage de Béatriz avec Francisco Mendès. Joao est formé au commerce chez sa cousine tandis qu'il brûle d'amour pour elle. Et cet amour ne cessera jusqu'à sa mort ! Béatriz semble très attachée à son mari. A la mort de celui-ci, c'est le premier bouleversement. La situation change au Portugal, il vaut mieux rejoindre Diogo, le frère de Francisco à Anvers. Ce n'est que le début du voyage car Béatriz et les siens n'aurons de cesse que de trouver un lieu accueillant et protégé pour les juifs. Le voyage les conduira de Venise à Istanbul en passant par Ferrare, Chypre, Naxos, Salonique, la Palestine et bien d'autres lieux. 

Ce roman est à la fois un roman d'aventures, où nous suivons Joao sur les mers, commis de sa cousine, banquier et chevalier - puis duc de Naxos ! - mais aussi un roman d'amour, où nous suivons les sentiments complexes que se portent les cousins et un roman historique inspiré de personnages réels. La Senora - Béatriz ou Gracia - a effectivement soutenu la fuite et l'installation de juifs dans l'empire Ottoman tandis que Joao a eu comme créanciers les Habsbourg et le royaume de France. Si Joao est assez attachant, Béatriz passe de la froideur à la colère, propose des plans étonnants, bref n'est pas rendue très sympathique. Par contre, quelle femme de tête et d'action ! 


jeudi 20 août 2020

Quand un peuple parle - ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère

Ce livre de Bruno Tardieu est une véritable bible de l'action et de l'histoire d'ATD Quart Monde. Il retrace la naissance du mouvement, l'action de Wresinski et il nous fait comprendre la richesse de l'action terrain, de proximité, qui a permis de prendre en compte une misère souvent ignorée ou niée. Il montre aussi comment cette action s'est souvent mêlée de politique - et non de caritatif - pour faire reconnaître la misère comme une atteinte aux droits de l'homme, à sa participation dans la cité. Il est aussi question des liens entre recherche et misère, de l'importance de faire sortir les chercheurs des représentations et d'entendre les réalités vécues, à travers notamment les universités populaires Quart Monde. Si vous n'avez pas le courage de tout lire, lisez au moins l'intro : elle donne les idées phares et détruit déjà quelques préjugés !

C'est tellement riche que j'ai souligné des pages entières. Je vous en livre quelques unes, j'espère ne pas vous noyer !

"ATD Quart Monde n'est pas seulement ce qu'on appelle aujourd'hui une ONG avec un programme d'action, mais un Mouvement, à la fois intérieur, collectif et politique, un mouvement de libération : libération des sentiments d'infériorité et de supériorité, libération pour que les humiliés par la misère puissent reprendre leur juste place dans l'histoire des hommes et leur avenir"

"Venir voir, vivre la rencontre effective et non plus la théorie, est la clé"

"Eux, ils accueillent les pauvres chez eux, toi, tu essayes de te faire accueillir par les pauvres, c'est une tout autre affaire"

"L'exclusion sociale est un concept utile, pertinent pour l'action, opératoire. Il dénonce la mort sociale des plus démunis. Il appelle non seulement à une meilleure répartition des revenus, mais aussi à une transformation des relations sociales, à un engagement de tous les citoyens et des pouvoirs publics [...] Il décèle dans la nature dysfonctionnelle de la relation sociale qui s'établit entre les plus démunis, les autres citoyens et leurs organisations à la fois la cause et la conséquence de la misère, éclairant ainsi sa persistance. N'étant ni un état de fatalité, ni une loi de la nature ou de l'économie, ni un caractère inné, il permet aux personnes et aux institutions de reprendre leurs responsabilités : si la misère est à la fois cause et conséquence de l'exclusion sociale, agir contre l'exclusion sociale fera reculer la misère"

"Mieux que tout autre, nous savons réellement ce qu’est la liberté, nous qui avons toujours vécu sous la tutelle et la dépendance d’autrui. L’égalité, nous en connaissons le manque, nous qui sommes traités en inférieurs, en parasites inutiles. L’honneur d’être homme, nous en connaissons le prix, nous qui supportons le poids du mépris."

"Dans ces relations contre-nature, non libres, non réciproques et de dépendance que sont les relations exploitants-exploités, colonisateurs-colonisés, exclus-inclus, bienfaiteurs-obligés, les deux parties de la relation entrent dans un processus de déshumanisation qui nourrit un mépris de l'homme pour l'homme. Si depuis si longtemps je poursuis ce combat qui me colle à la peau, c'est peut-être pour cela : je me libère moi aussi, petit à petit, d'une idée qu'il existerait des hommes sans valeur, idée qui me déshumanise"

"Je compris aussi que sans cesse le savoir officiel nie l'expérience des pauvres. Il se crée une dissonance, une discontinuité cognitive dès la petite enfance entre l'expérience, réelle, observée, et la connaissance légitime pour décrire cette expérience. Les gens finissent par penser que le savoir ne peut pas venir d'eux, qu'il ne se construit pas par l'expérience"

""Une veille de Noel, je n’avais vraiment rien pour les enfants, j’y suis allée. Et là, la dame m’a proposé une peluche. Je n'en voulais pas, je lui ai dit que ce n’était pas ça que voudrait ma fille. Elle m’a répondu que quand on est pauvre, qu'on n'a rien, on ne peut pas être dans l'exigence de choisir. J’ai pris la table, j’ai renversé ce qui était dessus et je l’ai traitée de tous les noms." La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit, dit-on en Afrique. Ce refus du caritatif est certainement une des raisons pour lesquelles ATD Quart Monde a eu tant de mal à percer dans les médias et le grand public, mais aussi une des raisons pour lesquelles les gens en situation de pauvreté ont eu confiance en ce Mouvement : il dit tout haut ce que chacun d’eux ressent au plus profond de lui, sans oser ni pouvoir le dire. Cette expérience du refus de la dépendance du bon vouloir de l’autre est au fondement de l’action d’ATD Quart Monde auprès des populations défavorisées. Il s’agit non pas de donner, mais de permettre de donner en recherchant la contribution de chacun. Selon la philosophe Simone Weil, le plus fondamental dans l’humain, c'est l'aspiration à faire le bien, pouvoir donner, de pouvoir aimer, et si c'est empêché "il y a sacrilège envers ce que l'homme enferme de sacré". Or c’est ce qui est souvent dénié aux plus démunis. Ces derniers ne sont rencontrés qu’à partir de leurs besoins et de leurs manques, ou bien à partir de la gêne des non-pauvres. Et quand la société leur demande de contribuer, c’est elle qui décide ce que sera cette contribution"

"Tout a commencé par une rencontre effective, non pas au plan des manques ou des besoins, mais dans toute la dimension de la rencontre humaine, libre, non prévisible, vivante. Ainsi, toutes les actions d'ATD Quart Monde ont en commun d'inciter chacun à aller à la rencontre de ceux qui manquent encore [...] Si nous n'allons pas la rechercher, une telle contribution manquera à l'humanité pour se comprendre elle-même [...] "C'est comme l'apprivoisement. Créer des liens nous introduit dans le mystère de la relation humaine... Cela nous conduit vers une responsabilité que l'on a les uns envers les autres. C'est ce qui m'a fait revenir, ne pas lâcher malgré toutes les raisons qui auraient pu me faire fuir." Pour que l'autre émerge comme sujet, il est essentiel d'accepter l'incertitude de la rencontre, le côté non programmé, non contrôlé, si difficile à faire comprendre aujourd'hui"

"Lors des séances, les gens apprennent à argumenter, à débattre, à ne plus s'énerver ni à se retirer à la première contradiction. Et pour que les gens osent prendre la parole, la qualité de la relation, l'amitié même, et la convivialité sont essentielles"

""Le sentiment de vivre, c'est d'être reconnu par notre société. Si on n'a pas de reconnaissance, on ne vit pas. C'est ça s’approprier sa vie"

"ATD Quart Monde s'est toujours élevé contre toutes les tentatives d'élaborer des droits basiques, des droits minima, dont le message serait "C'est déjà ça" ou "C'est mieux que rien". Ces droits-là réduisent l'être humain à ses besoins biologiques et inévitablement amènent à accepter pour les autres des conditions de vie médiocres que l'on n'accepterait pas pour soi-même"

jeudi 13 août 2020

La ville et les chiens

Sortie de LAL pour ce livre de Mario Vargas Llosa que j'ai mis du temps à ouvrir. Le pitch ne me tentait pas du tout : une histoire d'ados violents dans un collège militaire, entre humiliations et discipline... Mais c'est bien plus que ça !

Au collège militaire Leoncio Prado de Lima, les "chiens" ou cadets subissent bizutage et humiliations diverses de la part des aînés. Ils décident d'agir ensemble contre les années supérieures. En grandissant, ne reste du cercle que son centre : le Jaguar, un garçon violent, qui vient des quartiers populaires et sait se défendre, avec autour de lui le Boa, le Frisé et Cava. 

Le roman commence avec le vol des sujets d'examens de chimie par Cava et la découverte du cercle. On rencontre immédiatement les protagonistes, l'Esclave et le Poète, qui sont de garde ce soir-là. La violence, physique ou verbale, est présente aussi. C'est la loi du plus fort qui règne et la corruption sous les dehors de la discipline et de l'honneur militaire. Des uns et des autres, on suivra la vie au collège, autour de ce fameux vol et de la mort d'un des protagonistes. 

Mais surtout, on apprendra quelques bribes de vie, en dehors du collège. Car sous l'uniforme, tous ne viennent pas des mêmes lieux, n'ont pas les mêmes histoires. Le Poète - qui tient son surnom des lettres et romans pornographiques qu'il vend à ses camarades -, Alberto, est issu de la bonne société de Lima tandis que l'Esclave, incapable de se faire à la violence, soumis, élevé par des femmes, est de la classe moyenne. Du Jaguar, je préfère ne rien dire et vous laisser découvrir son identité. Et autour d'eux, c'est aussi leurs parents, les amis et la société péruvienne qui est décrite. 
En dehors du collège, il y a aussi les femmes, surtout Tere, la voisine de l'Esclave, qui devient la petite amie du Poète mais connait aussi le Jaguar. Tere, dont on ne sait pas grand chose sinon qu'elle est travailleuse, douce, honnête... idéalisée quoi !


Ce que j'ai aimé dans ce roman, c'est d'abord sa construction autour de personnages que l'on n'identifie pas immédiatement, notamment dans les flash-back ou lorsque le point de vue devient très subjectif. J'ai apprécié l'intrigue qui en découle. Et puis, la langue qui change selon les personnages. Enfin, les thématiques abordées autour de la discipline, l'honneur et la vérité qui sont bien mises à mal à travers l'exemple de Gamboa, lieutenant responsable de la section. Roman d'apprentissage, roman fataliste sur l'évolution d'une société et de ses membres, il est riche et sombre. 

lundi 10 août 2020

Une Passion. Entre ciel et chair

Ce roman de Christiane Singer explore un thème qui lui est cher, l'amour. L'amour du ciel et de la terre. L'amour charnel et spirituel. Par la voix d’Héloïse, âgée de 60 ans, elle retrace l'histoire d'amour mythique d'Abélard et Héloïse.


La femme déjà âgée qu'est Héloïse revient sur son histoire. Elle a compris que l'amour divin et l'amour humain n'étaient pas si éloignés que son amant ne le croyait. 

"Plus j’ose voir et plus il m’apparait que ce tourbillon de l’Eros qui nous arrache à ce que nous croyons être pour nous précipiter dans un autre ordre est sacré. Ne demeurent RÉELS dans mon existence que ces instants où les trappes se sont ouvertes sous mes pieds - où les identités apprises se sont désagrégées pour laisser affleurer l’ÊTRE"

Elle remonte à sa vie de jeune fille, chez son oncle Fulbert. Elle est instruite, curieuse et son oncle lui donne pour progresser un maître que beaucoup lui envient, Abélard, maître de didactique et philosophe. Mais le jeune clerc et la demoiselle tombent amoureux. Héloïse est enceinte, Abélard est chassé, puis castré... Bref, vous connaissez cette partie de l'histoire. Abandonnée dans un monastère, Héloïse dépérit sans nouvelles de son amant jusqu'à la dissolution du lieu et à l'accueil par Abelard d'une communauté de femmes. Là, on découvre le chemin intellectuel du théologien, les luttes avec Bernard de Clairvaux, les dogmes qui assoient l'Eglise. Et l'éloignement des femmes de celle-ci - alors que c'est aux femmes qu’apparaît d'abord le ressuscité !

Un chant d'amour qui se poursuit dans l'abbesse du Paraclet jusqu'à son dernier jour. Au-delà de l'histoire, c'est sa compréhension et son interprétation par Héloïse qui nous intéresse. Il y a tellement de jolies illuminations que je vous les confie !



"Dieu n'a que nos mains pour faire sur terre tout ce qu'il y a à faire"

"Tout le brouhaha de la vie - les mots chuchotés - les portes claquées - le rire des femmes au lavoir - le vent dans les branches - les pépiements d'oiseaux - les aboiements des chiens - les cris des femmes en gésine - les crissements des roues - empêchait d'entendre l'essentiel. Il croyait de bonne foi que lorsque ce désordre serait dominé, jugulé, maîtrisé, châtié, réduit au silence, alors monterait claire, audible à tous - la voix de Dieu. Je savais pour ma part que ce ne serait pas la voix de Dieu mais celle des bourreaux"

"Deux amants sont deux pièces de bois aux mains d'un maître ébéniste qui s'entend à imbriquer les tenons et les mortaises avec tant de perfection que les deux pièces n'en font qu'une. Puis l'atmosphère change et les pièces issues d'abattages divers commencent de travailler chacune de son côté, jusqu'à craquer, jusqu'à se soulever, jusqu'à se fendre dans les adents. Voilà ce qui était en train d'avoir lieu - nos visions divergeaient soudain"

"Non que l'amour soit aveugle comme on le prétend. Il est visionnaire. Il voit la perfection de l'être aimé au-delà des apparences auxquelles le regard des autres s'arrête"

"J'ai constaté que ce ne sont pas les ronces qui nous blessent mais nous qui nous blessons à elles. La souffrance morale que nous infligent les autres vient aussi du pouvoir que nous leur accordons sur nous-mêmes - et qu'à l'occasion nous avons exercé sur eux."

"Quel aveuglement de chercher dehors ce qui est dedans ! Comment feindre d'ignorer que le tombeau à arracher aux infidèles n'est pas à Jérusalem mais en nous ? Christ, plus de mille ans après sa mort, est toujours le captif, non d'un lointain sépulcre, mais de nos cœurs de pierre !"

"Qu'importe à Dieu par quelle voie nous parvenons à lui ! Et de quel bois nous alimentons le feu qui nous consume ! L'ardeur du désir compte seul."

jeudi 6 août 2020

La défaite de la pensée

C'est la première fois que je lis Finkielkraut, dont cet ouvrage traînait dans ma PAL, souvenir de mes études d'histoire de l'art et des débats sur la démocratisation culturelle. Interrogeant la notion de culture, d'exercice de la pensée à l'esprit d'un peuple, le volkgeist, au tout culturel, notre auteur propose une analyse de cette évolution dans le monde occidental. Vous le comprenez par le titre, il n'est pas très heureux de cette évolution, qui tend à mettre la mode au même niveau que Shakespeare !
Il oppose initialement les Lumières, qui proposent un universalisme comme absolu dans lequel l'homme adhère à des principes, et le volkgeist du romantisme où l'homme est régi par ses racines et ses origines. C'est cette opposition qui va nourrir tout le livre. Puis, il s'intéresse à cette notion avec la colonisation et la décolonisation ainsi que le regard ethnologique porté sur les cultures non occidentales. Là, ça devient un peu plus tendu. L'occident aurait renoncé à son universalisme, synonyme de prééminence, et renoncé à différencier civilisation et barbarie. C'est la porte ouverte au relativisme. Et quand on passe à la question de la culture dans le monde contemporain, le tout-culturel, le jeunisme et le relativisme absolu sont examinés avec plus d'ironie que d'objectivité. Ce qui discrédite un peu l'auteur qui semble s'enferrer dans une lecture réactionnaire du monde. Mais il a le mérite de questionner sur ce que signifie culture, sur ce qu'on attend de la culture aujourd'hui : être un lieu de consommation ou d'élévation ? De questionner ce qui définit l'humanité peut-être.
L'ouvrage est composé de 4 parties et d'une conclusion "le zombie et le fanatique". Quelques citations pour vous mettre dans le sujet : 

I. L'enracinement de l'esprit

"Au lieu de soumettre les faits à des normes idéales, il montre que ces normes elle-mêmes ont une genèse et un contexte, bref qu'elles ne sont rien d'autre que des faits [...] Il n'y a pas d'absolu, proclame Herder, il n'y a que des valeurs régionales et des principes advenus [...] S'il met tant de fougue à constituer les principes transcendants en objets historiques, c'est pour leur faire perdre, une fois pour toutes, le pouvoir d'intimidation qu'ils tirent de leur position suréminente"
"Une tolérance généralisée sera atteinte le plus surement si on laisse en paix ce qui fait la particularité des différents individus humains et des différents peuples, tout en restant convaincu que le trait distinctif de ce qui est réellement méritoire réside dans son appartenance à toute l'humanité" Goethe

II. La trahison généreuse

"L’ignorance sera vaincue le jour où, plutôt que de vouloir étendre à tous les hommes la culture dont on est dépositaire, on saura faire le deuil de son universalité ; où, en d’autres termes, les hommes dits civilisés descendront de leur promontoire imaginaire et reconnaîtront avec une humble lucidité qu’ils sont eux-mêmes une variété d’indigènes [...] Le barbare, ce n’est pas le négatif du civilisé, « c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », et la pensée des Lumières est coupable d’avoir installé cette croyance au cœur de l’Occident en confiant à ses représentants l’exorbitante mission d’assurer la promotion intellectuelle et le développement moral de tous les peuples de la terre."
"Cultiver la plèbe, c'est l'empailler, la purger de son être authentique pour la remplir aussitôt avec une identité d'emprunt, exactement comme les tribus africaines se retrouvent affublées d'ancêtres gaulois, par la grâce du colonialisme. Et le lieu où s'exerce cette "violence symbolique" est celui-là même que les philosophes des Lumières ont érigé en instrument par excellence de libération des hommes : l'école."

III. Vers une société pluriculturelle ?

"Autre caractéristique des temps modernes européens : la priorité de l'individu sur la société dont il est membre. Les collectivités humaines ne sont plus conçues comme des totalités qui assignent aux êtres une identité immuable, mais comme des associations de personnes indépendantes"
"Dans notre monde déserté par la transcendance, l'identité culturelle cautionne les traditions barbares que Dieu n'est plus en mesure de justifier. Indéfendable quand il évoque le ciel, le fanatisme est incritiquable lorsqu’il se prévaut de son ancienneté, et de sa différence. Dieu est mort, mais le Volksgeist est fort. C'est pourtant contre le droit d’aînesse, coutume fortement enracinée dans le sol du Vieux Continent, que les droits de l'homme ont été institués, c'est aux dépens de sa culture que l'individu européen a conquis, une à une, toutes ses libertés, c'est enfin, et plus généralement, la critique de la tradition qui constitue le fondement spirituel de l'Europe, mais cela, la philosophie de la décolonisation nous l'a fait oublier en nous persuadant que l'individu n'est rien de plus qu'un phénomène culturel"

IV. Nous sommes le monde, nous sommes ses enfants

"Ce n'est plus la grande culture qui est désacralisée, implacablement ramenée au niveau des gestes quotidiens accomplis dans l'ombre par le commun des hommes - ce sont le sport, la mode, le loisir qui forcent les portes de la grande culture. L’absorption vengeresse ou masochiste du cultivé (la vie de l’esprit) dans le culturel (l’existence coutumière) est remplacé par une sorte de confusion joyeuse qui élève la totalité des pratiques culturelles au rang des grandes créations de l’humanité"
"Nulle valeur transcendante ne doit pouvoir freiner ou même conditionner l'exploitation des loisirs et le développement de la consommation"

Le zombie et le fanatique

"La barbarie a donc fini par s'emparer de la culture. A l'ombre de ce grand mot, l'intolérance croit, en même temps que l'infantilisme. Quand ce n'est pas l'identité culturelle qui enferme l'individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l'accès au doute, à l'ironie, à la raison - à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice collective, c'est l'industrie du loisir, cette création de l'âge technique qui réduit les œuvres de l'esprit à l'état de pacotille (ou, comme on le dit en Amérique, d'entertainment). Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie"


lundi 3 août 2020

La couronne de plumes et autres nouvelles

Voilà plus de cinq ans que cet épais recueil de nouvelles d'Isaac Bashevis Singer est à mon chevet. J'en lis une de temps en temps, plusieurs le même soir, je fais des pauses de plusieurs semaines, mois, je lis une autre nouvelle... Bref, j'ai pris mon temps pour lire ce pavé de 1600 pages qui regroupe plus d'une cinquantaine de nouvelles des recueils suivants : Yentl, Le beau Monsieur de Cracovie, La couronne de plumes, Le fantôme, Le Blasphémateur, Amour tardif, Passions, Le Fantôme.

Elles se déroulent à New-York ou en Pologne mais ont souvent des juifs pour acteurs. Elles se passent après-guerre ou avant guerre. Elles mettent souvent des femmes à l'honneur, comme une tante, une inconnue ou une ancienne amoureuse. Elles parlent un peu yiddish. Les éléments de la culture juive sont souvent présents avec des étudiants de yeshivas ou des événements qui arrivent durant le shabbat ou Kippour. 


Les nouvelles sont souvent courtes et marquantes. Elles peuvent être très naturelles ou surnaturelles. Elles présentent tous les visages humains, de l'étudiant à l'idiot, des rabbins presque saints et des pécheurs invétérés. Parfois, elles se ressemblent un peu. 
Il y est beaucoup question d'amour, d'émotions, de jalousie, de folie - ce n'est pas pour rien qu'un des recueils se nomme Passions. On lit par exemple Fort comme l'amour est la mort : jusqu'où peut-on aller quand on est fou d'amour, qu'on a attendu pour épouser son aimée qui dépérit ? ou Un coup de téléphone le jour de Kippour d'une maîtresse morte ?

Il y est aussi question d'écrivains ou de journalistes, à New-York, de conférences, de lettres d'admiratrices, de club des écrivains, de courrier des lecteurs et de rencontres impromptues qui donnent lieu à des histoires. 

On est parfois dans la superstition et le fantastique avec les démons et le diable comme acteurs : que penser par exemple de Deux cadavres s'en vont danser où le diable s'amuse avec des morts pour terrifier les vivants ou des liens de l’héroïne de La couronne de plume avec ce même protagoniste.

Le motif de double est aussi intéressant, notamment avec les sœurs qui se ressemblent ou qui sont l'opposé l'une de l'autre. Voire les filles et les mères ou les couples mal assortis...

La vie après la mort est aussi un sujet. Mais "De toutes les déceptions que j'ai connues, l'immortalité est la plus grande" dit l'un des protagonistes dans Les retrouvailles.

Bref, c'est varié et prenant. Le style est vif et simple, Isaac Bashevis Singer est un conteur expert. Pas un mot de trop, l'histoire se déroule et se clôt par une morale, induite ou non. C'est un monde qui nous est ouvert, entre Pologne rurale et l'urbaine New-York, tout peut devenir surprenant voire fantastique !