mercredi 7 décembre 2016

La Prisonnière

Caillebotte, BalconJe dois vous l'annoncer, Proust et moi, nous sommes de nouveau amis. Avec cet opus, on a renoué après la longue période de froid qui a suivi A l'ombre des jeunes filles en fleurs. Oui, je ne suis pas très mondaine même si l'ironie de notre narrateur m'amuse. Je préfère les jalousies, les introspections, les conversations à huis-clos sur l'art... Et le jeu que jouent Albertine et Marcel. Car enfin, on peut nommer notre narrateur dont le prénom échappe dans ce tome à Albertine ! 

Cloîtrée chez lui, Albertine n'a de cesse que de sortir. Elle s'ennuie. Mais notre narrateur, très soupçonneux, la fait surveiller. Il espère échapper ainsi à la jalousie et au doute alors qu'il ne fait que les nourrir. Et si Albertine est effectivement prisonnière de Marcel, au sens physique, Marcel est lui aussi prisonnier de ses sentiments excessifs. On continue dans la lignée de Sodome et Gomorrhe puisqu'il se méfie plus des jeunes femmes que des jeunes gens...

Outre l'intéressant rapport à l'amour et à la jalousie, qui doivent lasser certains lecteurs par leur répétition, mais qui m'ont bien plu, j'ai noté plus spécialement quelques thèmes. D'abord, le miroir d'Un Amour de Swann. Marcel est aussi jaloux que l'était Swann (oui, c'est aussi un tome de morts) et bien des réactions nous rappellent le très beau premier tome. 

"C’est ainsi qu’est interminable la jalousie, car même si l’être aimé, étant mort par exemple, ne peut plus la provoquer par ses actes, il arrive que des souvenirs postérieurement à tout événement se comportent tout à coup dans notre mémoire comme des événements eux aussi, souvenirs que nous n’avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient paru insignifiants, et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et terrible. On n’a pas besoin d’être deux, il suffit d’être seul dans sa chambre, à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans l’amour, comme dans la vie habituelle, que l’avenir, mais même le passé, qui ne se réalise pour nous souvent qu’après l’avenir, et nous ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout à coup nous apprenons à lire."

"L’amour c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur."

Ensuite le thème de la famille. Alors qu'il n'a jamais été aussi seul, aussi loin des siens, Marcel retrouve dans ses gestes la mémoire des autres membres de sa famille, notamment de sa grand-mère ou de sa mère, ce qui est définitivement touchant !

"Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes, et par delà celles-ci, le passé de mes parents, mêlaient à mon impur amour pour Albertine la douceur d’une tendresse à la fois filiale et maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous."

"C’est la trop grande ressemblance qui fait que, malgré l’affection, et parfois plus l’affection est grande, la division règne dans les familles."

Bon, la procrastination est toujours présente...

"La vie a pris en effet soudain, à ses yeux, une valeur plus grande, parce qu’il met dans la vie tout ce qu’il semble qu’elle peut donner, et non pas le peu qu’il lui fait donner habituellement. Il la voit selon son désir, non telle que son expérience lui a appris qu’il savait la rendre, c’est-à-dire si médiocre ! Elle s’est, à l’instant, remplie des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles choses qu’il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre impossibles, alors qu’elles l’étaient avant qu’il fût question de duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages, à tout ce dont il avait craint un instant d’être à jamais dépouillé par la mort ; il suffit pour cela de la vie."

Et puis, il y a ces rares moments qui nous ancrent un peu dans le temps, dans sa modernité mais aussi dans son intemporalité. Avec le téléphone, l'aéroplane et la voiture, on quitte l'atmosphère bourgeoise du XIXe pour entrer dans le grouillement du XXe siècle. Mais la ronde des petits métiers, découverte par l’ouïe d'Albertine, et maudite par le narrateur, nous replonge dans un Paris plus ancien, quasi médiéval !

"Alors, je me rappelai d’autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes ralenties par la précision d’une question et l’attention de l’esprit, d’autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce qu’elles racontent ; je me rappelai une à une la voix de chacune des jeunes filles que j’avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de ma grand’mère, puis de Mme de Guermantes ; je les trouvai toutes dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux peintres, quand je voyais s’élever vers Dieu, par dizaines, par centaines, par milliers, l’harmonieuse et multisonore salutation de toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en quelques mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons, d’avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d’un pouvoir qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions de grâce restèrent sans autre réponse que d’être coupées."

Enfin, l'art est toujours présent, mais il est d'autant plus mis en avant par les discussions des deux amants, par les évocations de Vinteuil, Elstir, Wagner, Dostoievski, Hugo, Vermeer, etc. Ah, le petit pan de mur jaune est enfin arrivé ! C'est un extrait que j'attendais avec impatience, fan de Vermeer que je suis, et que je souhaitais rencontrer dans son contexte (dramatique).  

"La vie pouvait-elle me consoler de l’art ? y avait-il dans l’art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l’individualité que nous cherchons en vain dans l’existence quotidienne." 

Un tome qui me donne un nouveau dynamisme pour poursuivre la Recherche !


4 commentaires:

  1. Je suis un puriste. Je n'aime pas trop nommer le Narrateur Marcel. :-)
    Ceci dit, merci pour ton billet qui nous replonge dans ce merveilleux roman.La suite, tu vas voir, glisse tout seul.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est pas moi, c'est Albertine ;) ! Mais je comprends ton purisme, moi non plus je ne voulais pas le nommer Marcel :) Oui, j'ai déjà fini Albertine disparue et je commence le temps retrouvé, ça file !

      Supprimer
  2. Je ne suis pas aussi avancée que toi dans ma lecture, mais cela me rassure que tu ne sois pas adepte non plus de mondanités très 19e.

    RépondreSupprimer

Pour laisser un petit mot, donner votre avis et poser des questions, c'est ici !