Se remettre à la philo, le temps d'une lecture, ce n'est pas forcément évident. Même si ce livre d'Hannah Arendt me tentait depuis longtemps, s'il dormait dans ma PAL, je n'arrivais pas à dépasser les premières pages. Et pourtant, c'est une lecture que je ne regrette pas !
Biard, Quatre heures au Salon, 1847 |
Ce livre, nommé Between Past and Future en VO, est composé de huit essais : La tradition et l'âge moderne, Le concept d'histoire : antique et moderne, Qu'est-ce que l'autorité ?, Qu'est-ce que la liberté ?, La crise de l'éducation, La crise de la culture : sa portée sociale et politique, Vérité et politique, La conquête de l'espace et la dimension de l'homme.
Tout commence avec la situation complexe de l'homme moderne, pris entre les forces du passé et du futur, qui a perdu toute référence à une tradition. Il ne peut agir qu'au moyen de sa pensée. A travers ses essais critiques et expérimentaux, l'auteur propose de s'interroger sur "comment penser ?" .
La tradition et l'âge moderne
H. Arendt introduit son propos en déclarant que la pensée politique naît avec Platon et s'éteint avec Marx. C'est ce monde confus de la caverne, le monde politique, dont le philosophe doit se détourner pour atteindre les idées. Ce à quoi s'oppose formellement Marx quand il déclare que la philosophie et la vérité se trouvent justement dans la société des hommes. Puis elle s'intéresse aux défis que Marx, Nietzsche et Kierkegaard ont lancés à la tradition en s'attaquant aux abstractions philosophiques. Mais bien sûr, le premier à ébranler la tradition, c'est Descartes avec son doute.
Le concept d'histoire : antique et moderne
On entre dans ce texte par la question de la mortalité humaine dans un monde immortel, de la vie comme ligne dans un univers soumis aux cycles. L'immortalité, assurée à l'homme illustre par ses hauts faits et son renom, peut également être trouvée dans la procréation pour l'homme commun, selon Platon (topos de la littérature, que l'on retrouve sous toutes les plumes, notamment celle de Shakespeare). Mais ce lien entre homme et nature a changé depuis l'Antiquité. C'est désormais un sujet d'étude et ce, depuis le choc de la découverte qu'est la rotation de la terre autour du soleil. Cela invite l'homme à se méfier de tout. Le soupçon devient l'aune du jugement. Et l'étude des sciences prend son envol : on cherche la vérité par les expériences. L'histoire est abordée d'une façon assez similaire : on explore la succession des événements dans une vision progressiste pour y trouver la vérité. On peut également y lire une nouvelle forme d'immortalité. Mais n'est-ce pas illusoire ?
Qu'est-ce que l'autorité ?
H. Arendt analyse divers régimes autoritaires. Le régime hiérarchique qui est fondé sur l'inégalité. La tyrannie qui oppresse tous les hommes de façon égalitaire. Le régime totalitaire qui fournit la fiction de la normalité, où le chef est au centre de la société et où tous lui sont liés.
Platon propose un roi philosophe. Mais Kant souligne que le jugement du philosophe sera forcément corrompu par le pouvoir. A Rome, le pouvoir repose sur la fondation. Une fondation a un caractère sacré, religieux et lié au passé qui doit être respecté dans le futur. Ce concept de fondation est intégré par l'Eglise. Et court dans les révolutions, où l'on réinterprète la fondation comme justification des moyens souvent violents utilisés pour cette fin suprême.
Qu'est-ce que la liberté ?
L'auteur examine la liberté, sujet de nombreux questionnements et la mesure à la politique. Elle revient notamment sur l'idée que la liberté politique est un moyen de se libérer de la politique.
La crise de l'éducation
Tout part de la notion de crise de l'éducation aux Etats-Unis. On pose rapidement le contexte : les USA, par leur politique d'immigration, accueillent une population diverse. C'est un pays toujours neuf, qui goûte la nouveauté et croit à la perfectibilité. La première cause de la crise de l'éducation serait l'autonomie des enfants, affranchie de l'autorité des adultes. La deuxième, c'est un intérêt porté à la manière d'enseigner plus qu'à ce que l'on enseigne. La troisième, c'est la substitution du faire à l'apprendre, qui supprime la différence entre travail et jeu. La philosophe dénonce le côté infantilisant de ces actions, qui ne préparent pas l'enfant à devenir adulte. Elle signale aussi la difficulté mais aussi l'obligation d'agir avec conservatisme dans l'éducation, de conserver cette relation entre enfant et adulte. L'autorité et la grandeur qui autrefois résidaient dans l'exemple du passé, dans l'exemplarité de la vieillesse, ne sont plus des notions de notre temps. C'est tout le problème de conserver autorité et tradition dans l'éducation quand le monde n'est plus structuré par ces principes...
La crise de la culture : sa portée sociale et politique
H. Arendt nous introduit tout d'abord à la société de masse, qui incorpore toutes les couches de la population. Plus d’échappatoire possible vers les franges, tout le monde est au même niveau.
Puis elle s’intéresse au lien entre l'homme et l'objet culturel. Cet objet se caractérise par sa durabilité et sa façon d'émouvoir. L'un des rapports tronqué avec l'objet culturel est utilitaire, c'est celui du philistin qui en fait un objet de raffinement social. "L'ennui avec le philistin cultivé n'est pas qu'il lisait les classiques, mais qu'il le faisait poussé par le motif second de perfection personnelle, sans être conscient le moins du monde que Shakespeare et Platon pourraient avoir à lui dire des choses d'une autre importance que comment s'éduquer lui-même."
Puis elle se plonge dans le rapport entre objet culturel et société de masse. Là, c'est le loisir qui prime et le bien culturel devient un bien de consommation comme les autres. La culture de masse consomme les biens culturels et les déforme (réécriture par exemple) pour leur donner une forme divertissante. "Bien de grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d'oubli et d'abandon, mais c'est encore une question pendante de savoir s'ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu'ils ont à dire".
La philosophe s'interroge ensuite sur le lien entre culture et politique et revient sur la notion de goût (Kant, youpi !). Le goût est une faculté de juger politique, à savoir qu'il lui permet de s'orienter dans le domaine public. Il n'est pas question de savoir ou de vérité ici mais de jugement. "Une personne cultivée devait être : quelqu'un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé".
Vérité et politique
La philosophe dans cet essai revient sur le lieu commun qu'est le rapport compliqué de la vérité au politique : "Est-ce l'essence de la vérité d'être impuissante et l'essence même du pouvoir d'être trompeur ?". De même, n'est-ce pas absurde de croire que la vérité puisse avoir plus d'importance que la vie même ? L'existence ne prime-t-elle pas sur tous les autres principes ? L'opposition entre vérité et pouvoir, c'est celle de la vérité et de l'opinion, du philosophe et du citoyen. Et l'opinion est une des bases du pouvoir. Qu'advient-il de la vérité en cas de monopole du pouvoir ?
La vérité même repose sur la coercition : la vérité géométrique ou mathématique n'est-elle pas despotique ? "Même Dieu ne peut pas faire que deux fois deux ne fassent pas quatre" dit Grotius. Elle n'admet pas la discussion à la différence de l'opinion qui se partage par la persuasion.
En outre, la philosophe interroge l'impartialité et la recherche de la vérité dans l'histoire. Elle prend sa source, selon elle, chez Homère qui met sur le même plan l'ami et l'ennemi, Achille et Hector. Et c'est cette objectivité première qui fonde notre désir d'intégrité intellectuelle.
La conquête de l'espace et la dimension de l'homme
Dans ce dernier essai, H. Arendt s'interroge sur la science et les techniques. Elle met en garde contre la destruction de l'homme par lui-même dans un monde entièrement façonné par la technologie.
La lecture de l'ensemble de ces essais s'est avérée très intéressante, riche et complexe. H. Arendt ne cesse de renvoyer à d'autres philosophes : Platon, bien sûr, mais aussi Kant, Marx, Hegel, etc. Et pour quelqu'un donc la culture philosophique commence à s'éloigner, il fallait souvent relire et se documenter à mesure de la lecture. Ce qui n'est pas spécialement agréable mais qui permet de retirer quelque chose de sa lecture.
J'ai été particulièrement attentive à ce qui concerne la culture, qui me semble très juste et se réalise dans notre société actuelle. Cela m'a interrogée sur ma façon de courir les expositions et de dévorer des livres. Est-ce une façon de consommer et de me divertir ? Est-ce que je cherche à en apprendre quelque chose ? Est-ce que je sais profiter simplement de la beauté des œuvres ? Et vous, comment envisagez-vous votre rapport à la culture ?
Une lecture que je conseille, qui donne envie de relire son Platon et d'enfin dépasser les premières pages des pavés de Kant...
Une lecture que je conseille, qui donne envie de relire son Platon et d'enfin dépasser les premières pages des pavés de Kant...