lundi 15 mars 2021

L'arbre à poèmes

Il s'agit d'une anthologie de poèmes d'Abdellatif Laâbi, poète marocain que je ne connaissais pas. C'est le joli titre qui m'a donné envie de le lire. J'ai découvert une plume sensible et engagée, attentive à chaque mot. Une poésie lumineuse et belle, douce, même si la réalité qu'elle nomme ne l'est pas. Les poèmes de ce recueil sont tirés des écrits faits lors de son exil en France, après des années de prison. Ils sont tirés des titres suivants : 

  • Le soleil se meurt
  • L'Étreinte du monde
  • Poèmes périssables
  • L'automne promet
  • Les Fruits du corps
  • Écris la vie
  • Mon cher double
  • Tribulations d'un rêveur attitré
  • Fragments d'une genèse oubliée
  • Zone de turbulences
Voici quelques extraits qui m'ont beaucoup plu !



Les petites choses

Exemple 
L'horloge de la gare 
Donne-t-elle l'heure d'aujourd'hui
ou d'un jour
d'il y a mille ans ?

Le train s'ébranle
Connait-il son chemin ?
Et s'il ne s'arrêtait plus

Un nuage malingre
plus bas que les autres
Même au ciel
il y a des canards boiteux

La prière est préférable au sommeil
clament les muezzins
Le sommeil n'est-il pas aussi
une prière ?

L'amant brulant pour sa belle
veut lui offrir une sérénade
Mais la tant désirée
a eu la fâcheuse idée
d'habiter un rez-de-chaussée

Ami
où en sommes nous
de nos rêves de jeunesse ?
Nous voulions surprendre le monde
Il nous a surpris

Puisque le monde 
est ainsi fait
nos rêves devront être
Encore plus têtus

L'infini 
est en nous
Plus 
nous en sommes la source


En vain j'émigre

J'émigre en vain
Dans chaque ville je vois le même café
et me résigne au visage fermé du serveur
Les rires de mes voisins de table
taraudent la musique du soir
Une femme passe pour la dernière fois
En vain j'émigre
et m'assure de mon éloignement
Dans chaque ciel je retrouve un croissant de lune
et le silence têtu des étoiles
Je parle en dormant
un mélange de langues
et de cris d'animaux
La chambre où je me réveille
est celle où je suis né
J'émigre en vain
Le secret des oiseaux m'échappe
comme celui de cet aimant
qui affole à chaque étape
ma valise

Deux heures de train

En deux heures de train
je repasse le film de ma vie
Deux minutes par année en moyenne
Une demi-heure pour l'enfance
une autre pour la prison
L'amour, les livres, l'errance
se partagent le reste
La main de ma compagne
fond peu à peu dans la mienne
et sa tête sur mon épaule
est aussi légère qu'une colombe
À notre arrivée
j'aurai la cinquantaine
et il me restera à vivre
une heure environ


Une maison là-bas

Une maison là-bas
avec sa porte ouverte
et ses deux tourterelles
récitant inlassablement le nom de l’absent
Une maison là-bas
avec son puits profond
et sa terrasse aussi blanche
que le sel des constellations
Une maison là-bas
pour que l’errant se dise
j’ai lieu d’errer
tant qu’il y aura une maison là-bas

La vie

La vie
Il me suffit de m’être réveillé
le soleil dans ma droite
la lune dans ma gauche
et d’avoir marché
depuis le ventre de ma mère
jusqu’au crépuscule de ce siècle
La vie
Il me suffit d’avoir goûté à ce fruit
J’ai vu ce que j’ai dit
je n’ai rien tu de l’horreur
j’ai fait ce que j’ai pu
j’ai tout pris et donné à l’amour
La vie
ni plus ni moins que ce miracle
sans témoins
Ah corps meurtri
âme meurtrie
Avouez un peu votre bonheur
Avouez-le
rien qu’entre nous

Les convives

Ma table est mise et mes convives sont en retard.
Ont-ils oublié mon invitation, perdu mon adresse en cours de route ? Quel mal a-t-il pu leur arriver ?
Depuis des heures, j'attends, « mon oreille suspendue à la porte ». Je ne sais pas combien seront mes convives, s'ils porteront des habits d'hiver ou d'été, en quelle langue ils lanceront leur salut en entrant.
Ma table est mise. J'attendrai le temps qu'il faut et qu'il ne faut pas. Et si j'étais victime d'une illusion, je m'entêterais. J'inventerais des amitiés rares, des visages ouverts, faciles à lire comme des livres d'enfants, des voix aux accents délicieux et des bouches petites qui partageraient jusqu'au grain de couscous.
Ma table est mise. J'y ai disposé toutes mes cultures, avec amour.  La musique m'aide à supporter l'attente. Elle attendrit mes ragoûts, fait briller mes olives, libère les parfums de mes épices.
Enfin, j'entends des bruits de pas. Je me lève pour aller ouvrir. Mais la porte vole en éclats. Sont-ce là mes convives?  Des hommes sans visage font irruption, l'arme au poing. Ils ne font pas attention à moi.
Ils tirent sur la table jusqu'à la réduire en miettes et se retirent sans dire mot. La musique s'arrête.
Bon, il ne me reste plus qu'à faire le ménage et préparer un nouveau repas.

L'arbre à poèmes

Je suis l'arbre à poèmes. Les savants disent que j'appartiens à une espèce en voie de disparition. Mais personne ne s'en émeut alors que des campagnes ont été lancées récemment pour sauver le panda du Népal et l'éléphant d'Afrique.
Question d'intérêt, diront certains. Question de mémoire, dirai-je. De temps en temps, la mémoire des hommes sature. Ils se délestent alors du plus encombrant, font de la place en prévision du nouveau dont ils sont si friands.
Aujourd'hui, la mode n'est plus aux vieilles essences. On invente des arbres qui poussent vite, se contentent de l'eau et du soleil qu'on leur mesure et font leur métier d'arbre en silence, sans état d'âme.
Je suis l'arbre à poèmes. On a bien essayé sur moi des manipulations, qui n'ont rien donné. Je suis réfractaire, maître de mes mutations. Je ne m'émeus pas à de simples changements de saison, d'époque. Les fruits que je donne ne sont jamais les mêmes. J'y mets tantôt du nectar, tantôt du fiel. Et quand je vois de loin un prédateur, je les truffe d'épines.
Parfois je me dis : Suis-je réellement un arbre ? Et j'ai peur de me mettre à marcher, parler le triste langage de l'espèce menteuse, m'emparer d'une hache et m'abattre sur le tronc du plus faible de mes voisins. Alors je m'accroche de toutes mes forces à mes racines. Dans leurs veines infinies je remonte le cours de la parole jusqu'au cri primordial. Je défais l'écheveau des langues. J'attrape le bout du fil et je tire pour libérer la musique et la lumière. L'image se rend à moi. J'en fais les bourgeons qui me plaisent et donne rendez-vous aux fleurs. Tout cela nuitamment, avec la complicité des étoiles et des rares oiseaux qui ont choisi la liberté.
Je suis l'arbre à poèmes. Je me ris de l'éphémère et de l'éternel.
Je suis vivant.


Le lecteur pressé

Que viens-tu faire ici
lecteur ?
Tu as ouvert sans ménagement
ce livre
et tu remues fébrilement le sable des pages
à la recherche
de je ne sais quel trésor enfoui
Es-tu là pour pleurer
ou pour rire
N’as-tu personne d’autre
à qui parler
Ta vie
est-elle à ce point vide ?
Alors referme vite ce livre
Pose-le loin du réveille-matin
et de la boîte à médicaments
Laisse-le mûrir
au soleil du désir
sur la branche du beau silence


Plutôt que sens
donner consistance
à la vie


Du pays qui a cru m'éloigner
je voudrais enfin vous entretenir
sans lui faire
ou me faire violence
En parler "sereinement"
comme après l'amour
quand les caressent apaisent
expriment la reconnaissance
couronnent le don
et signent la promesse

Plus que de la naissance
et de la mort
la plus grande énigme
n'est-elle pas celle
de l'amour ?

La plus grande
ou la plus belle ?

Assurément la plus féconde
car l'homme
y est pour quelque chose
Il en est le tenant
et l'aboutissant
la racine
et la frondaison
la cime
et l'abime
le maitre d'œuvre inspiré
et l'édifice imprévisible

Rien ni personne
ne vous impose d'aimer

La fatalité ?
En la matière, elle doit composer
avec la liberté

Et puis l'amour
est la seule force salvatrice

Donc j'aime
sans retenue

Oriental je suis
et le demeure

A prendre
ou à laisser


Ces carnets s’achèvent
je le sens

Que ne suis-je musicien
et virtuose
pour interpréter le finale
naturellement au violoncelle
et par ma voix travaillée
déployer le chant tremblé
que voici :
Homme de l’entre-deux
qu’as-tu à chercher
le pays et la demeure
Ne vois-tu pas qu’en toi
c’est l’humanité qui se cherche
et tente l’impossible ?

Homme de l’entre-deux
sais-tu que tu es né
dans le continent que tu as découvert
Que l’amour t’a fait grandir
avant que la poésie
ne te restitue ton enfance ?

Homme de l’entre-deux
ta voile
ce sont les voiles qui se dressent encore
sur ton itinéraire
Appartenir dis-tu ?
Tu ne t’appartiens même pas
à toi-même

Homme de l’entre-deux
accepte enfin de te réjouir
de ta liberté de parole
et de mouvement
Les miracles se fêtent
surtout quand ils s’accomplissent
au détriment des tyrans

Et maintenant
quelle autre promesse
veux-tu arracher à l’automne
Juste l’énergie pour le livre suivant ?
Soit
Adjugé
et bon vent !

Ruses de vivant

Le voile
qui nous recouvre les yeux 
et le cœur
Les barricades 
que nous dressons
autour du corps suspect
La lame froide
que nous opposons au désir
Les mots 
que nous achetons et vendons
au marché florissant du mensonge
Les visions
que nous étouffons dans le berceau
La sainte folie
que nous enfermons derrière les barreaux
La panique 
que nous inspirent les hérésies
La surdité 
élevée au rang d'art consommé
La religion 
largement partagée 
de l'indifférence

Mon cher double

Au moment
où je découvre un pays
il en arpente un autre
et m'envoie des messages désobligeants
Ce qui m'émerveille
le laisse de marbre
La langue à laquelle je m'initie
n'atteint pas la cheville
de celle qu'il bredouille
Le plat national
que je m' apprête déguster
sans préjugé
manque toujours du piquant
ou de l'onctueux dont il raffole
et de la beauté
qui me renverse au passage
il cherche et trouve immanquablement
le vice caché
Voilà pourquoi je limite
depuis quelque temps
mes voyages

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