Croisé dans un article, cet ouvrage d'Arlie Russell Hochschild a attiré mon attention. Si sa traduction est récente, sa publication aux USA date des années 80. Certains passages semblent donc un peu datés mais l'analyse est encore très intéressante.
Séparé en "vie privée" et "vie publique", l'ouvrage de sociologie traite de la gestion des émotions et du travail émotionnel. Les annexes, notamment "penser l'émotion" est assez passionnante, retraçant l'histoire de cette notion et son lien avec le corps.
"Le terme travail émotionnel désigne la manière de gérer ses émotions pour se donner une apparence physique correspondant à ce qui est attendu socialement (au niveau du visage comme du corps) ; celui-ci a lieu en échange d'un salaire"
Dans la première partie, il est question de la gestion des émotions dans la vie privée, les sentiments ressentis ou montrés lors d'événements joyeux ou tristes. L'auteure s'intéresse notamment au rôle d'indice ou de sentinelle du sentiment dans la compréhension personnelle. De plus, selon l'adéquation de ses sentiments aux attentes du groupe, la personne s'attend à être plus ou moins intégrée. Elle peut ressentir des sentiments adéquats ou inadéquats qu'elle peut choisir de contrôler ou transformer. Cette partie développe aussi beaucoup la question du jeu en surface "Le corps de l'acteur suscite la passion dans l'âme du public, mais l'acteur fait seulement semblant d'avoir ces sentiments" ou du jeu en profondeur de Stanislavski c'est-à-dire encourager l'expression du sentiment ou s'aider de son imagination pour cette expression.
"De nombreuses émotions révèlent les peurs, les attentes et les espoirs cachés avec lesquels nous recevons chaque nouvelle, vivons chaque événement. Et c'est cette fonction de signal qui est dégradée lorsque la gestion privée des sentiments commence à faire l'objet d'une ingénierie sociale, pour être transformée, contre rémunération, en un travail émotionnel [...] J'en suis arrivée à comprendre, aussi, que plus un système commercial s'approprie l'échange de "dons" privés en matière d'émotions, plus les individus - ceux qui reçoivent comme ceux qui donnent - recourent à un travail supplémentaire pour écarter ce qui est impersonnel au profit de ce qui ne l'est pas"
La seconde partie, et la plus intéressante à mes yeux, concerne l'étude sur la vie d'hôtesses de l'air - et plus rapidement, d'agents de recouvrement. Dans ces deux secteurs, les travailleurs, en lien avec des clients, doivent montrer un certain visage et travailler leurs émotions. C'est ce travail qui est décortiqué, nous permettant aussi de suivre les formations, le mode de vie des hôtesses - flippant avec les pesées et l'absence de libertés - et leur façon de gérer leurs émotions. Ce qui est assez inquiétant, c'est la valeur marchande de ce travail émotionnel - les hôtesses sont le visage d'une compagnie aérienne -, son contrôle - avant le système de notation qui nous est familier - et sa faible prise en compte comme risque psycho-social. Car nombre de ces hôtesses se disent détachées de leur émotions, ne permettant plus à celles-ci de remplir leur rôle de signal.
"Ce travail requiert d'un individu qu'il déclenche ou refoule une émotion dans le but de maintenir extérieurement l'apparence attendue, apparence qui doit produire sur les autres l'état d'esprit adéquat (en l'occurrence, le sentiment d'être pris en charge dans un lieu convivial et sûr). Ce genre de travail demande la coordination de l'esprit et des sentiments ; il puise parfois au plus profond de nous-mêmes, dans ce que nous considérons comme constitutif de l'essence même de notre individualité [...] Ils peuvent rendre celui-ci étranger à la partie de lui-même qui est utilisée pour accomplir la tâche - soit son corps, soit une partie de son esprit -, voire l'aliéner complétement"
"L'exploit de réussir à refouler ces émotions est bien ce que l'on peut appeler du travail émotionnel"
"Par cette expression grandiloquente, "transmutation d'un système émotionnel", j'entends donc exprimer que ce que nous faisons à nos sentiments en privé - et généralement de manière inconsciente - tombe souvent, de nos jours, sous la coupe de grandes entreprises et est l'objet d'une ingénierie sociale et d'une course au profit [...] Ce qui est nouveau, à notre époque, c'est le rapport de plus en plus instrumental que nous avons à notre capacité naturelle à jouer volontairement et activement sur une gamme de sentiments, et ce dans un but privé, ainsi que la façon dont cette posture est façonnée et gérée par de grandes entreprises"
"Lorsque la transmutation fonctionne, le travailleur risque de perdre la fonction de signal du sentiment"
Par ailleurs, l'ouvrage questionne aussi l'approche très genré de ce milieu - qu'elle met en lien avec le secteur du care - enfermant les femmes dans des métiers de la gestion de l'émotion. Où la leur est dévalorisée.
"On croit que les femmes sont plus émotives, et cette simple croyance est utilisée pour invalider leurs émotions. Autrement dit, les sentiments des femmes ne sont pas considérés comme une réponse à des évènements réels, mais comme des reflets d'elles-mêmes témoignant de leur caractère "émotif".Nous découvrons ici un corollaire à la "théorie des sentiments" : plus notre statut social est bas, plus notre manière de voir et de ressentir est susceptible d'être discréditée, et moins elle devient susceptible de convaincre.[...] Afin de compenser le fait qu'une importance inégale soit accordée aux sentiments des deux sexes, de nombreuses femmes essaient de les rendre plus intenses, de les exprimer avec plus de force, de sorte qu'ils obtiennent d'être traités avec sérieux. Mais on entre à partir de là dans un cercle vicieux, car plus les femmes essaient de s'opposer à la "théorie des sentiments" en exprimant plus fortement ces derniers, plus elles correspondent à l'image que l'on attend d'elles, celle de personnes "émotives""
Passionnant et certainement révolutionnaire à sa sortie, cet ouvrage mérite le détour. Il est toujours d'actualité car le travail émotionnel prend toujours plus de place dans notre société, notamment pour ce qui est de l'authenticité dans des relations marchandes.
"Cette réussite est rendue possible par la transmutation de trois éléments fondamentaux de la vie émotionnelle : le travail émotionnel, les règles de sentiments et les échanges sociaux.Premièrement, le travail émotionnel n'est plus un acte privé mais un acte public, acheté d'un côté et vendu de l'autre. Ce ne sont dorénavant plus les individus eux-mêmes qui dirigent le travail émotionnel mais des metteurs en scène payés qui sélectionnent, forment et supervisent les autres.Deuxièmement, les règles de sentiments ne sont plus simplement laissées à la discrétion personnelle de chacun et négociées en privé avec les autres, mais elles sont énoncés publiquement - dans le guide édité par Delta à l'intention des futures hôtesses de l'air et des futurs stewards, dans le manuel de vol de World Airways, dans les programmes de formation et dans le discours des responsables à tous les niveauxTroisièmement, les échanges sociaux sont orientées de force vers d'étroits canaux ; les individus peuvent essayer d'y échapper, mais leur marge de manœuvre demeure réduite.Dans la vie privée, l'ensemble du système de l'échange émotionnel a comme objectif apparent le bien-être et le plaisir des personnes impliquées dans cet échange. Lorsque ce système émotionnel est brutalement placé dans un contexte marchand, il est transmuté. La recherche de profits se glisse sous les actes de gestion des émotions, sous les règles qui les gouvernent, sous l'échange de don""La spontanéité est maintenant considérée comme quelque chose devant être retrouvé ; l'individu apprend comment traiter l'émotion comme un objet que l'on peut retrouver, le Moi étant l'instrument de cette récupération"
De l'authenticité dans les relations marchandes : ça existe ?!
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