Terminant ce deuxième livre de Proust, mon goût pour son écriture se confirme. Cette écriture pleine de peintures et d'images. Ainsi, cette vision du jour d'été momifié qui clôt ce tome est un véritable chef-d'œuvre à mes yeux :
"Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d'été qu'elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n'eut fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or"
De nouveaux thèmes se développent et parcourent le roman comme celui des jeunes filles/femmes comme autant de fleurs à butiner. De Gilberte à Albertine, il faut passer par des rencontres fugitives et toujours ratées, avec une paysanne qui pourrait trouver abri à l'ombre d'une ogive, avec des inconnues dont le visage s'est déjà effacé de la mémoire mais dont la fraîcheur demeure ou avec ce groupe de jeunes filles qui pourraient être du demi-monde, insolentes, sur les plages de Balbec... La réflexion sur le sentiment amoureux, amorcée avec Swann, se poursuit avec les propres amours du narrateur et gagne en substance tout en restant à jamais indicible.
"J'avais autrefois entrevu aux Champs-Elysées et je m'étais rendu mieux compte depuis qu'en étant amoureux d'une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme ; que par conséquent l'important n'est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l'état ; et que les émotions qu'une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-mêmes, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres"
"Si, en ce goût du divertissement, Albertine avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c'est qu'une certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de notre tempérament parce que c'est lui qui les choisit, éliminant toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et complémentaires, c'est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire souffrir notre cœur"
Le thème de la mémoire et de la connaissance, de l'autre ou de soi est aussi plus présent. Toute la difficulté à saisir, à posséder, si ce n'est l'autre, du moins une image qui lui ressemble. Tout est sujet à modifications postérieures, un brouillon sans cesse repris, ou les traits exacts restent entourés de flou.
"C'est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-mêmes ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore"
"Ainsi ce n'est qu'après avoir reconnu non sans tâtonnement les erreurs d'optique du début qu'on pourrait arriver à la connaissance exacte d'un être si cette connaissance était possible. Mais elle ne l'est pas ; car tandis que se rectifie la vision que nous avons de lui, lui-même qui n'est pas un objectif inerte change pour son compte, nous pensons le rattraper, car il se déplace, et, croyant le voir enfin plus clairement, ce n'est que les images anciennes que nous en avions prises que nous avons réussi à éclaircir, mais qui ne le représentent plus"
"Quelquefois entre le moment où ces plaisirs sont entrés en nous et le moment où nous pouvons y rentrer nous-mêmes, il s'est écoulé tant d'heures, nous avons vu tant de gens dans l'intervalle que nous craignons qu'ils ne nous aient pas attendus. Mais ils sont patients, ils ne se lassent pas et dès que tout le monde est parti nous les trouvons en face de nous"
Enfin, l'image du peintre à travers d'Estir, vient renforcer le rôle de l'art dans la Recherche, lui donnant une humanité et une contemporanéité plus forte mais aussi plus complexe.
"Si particulier qu'il soit, tout ce bruit qui s'échappe des êtres est fugitif et ne leur survit pas. Mais il n'en fut pas ainsi de la prononciation de la famille de Bergotte. Car s'il est difficile de comprendre jamais, même dans les Maîtres Chanteurs, comment un artiste peut inventer une musique en écoutant gazouiller les oiseaux, pourtant Bergotte avait transposé et fixer dans sa propre façon de traîner sur les mots qui se répètent en clameurs de joie ou qui s’égouttent en tristes soupirs."
"Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon ami comme une oeuvre d'art, c'est-à-dire à regarder le jeu de toutes les parties de son être comme harmonieusement réglées par une idée générale à laquelle elles étaient suspendues mais qu'il ne connaissait pas et qui par conséquent n'ajoutait rien à ses qualités propres, à cette valeur personnelle d'intelligence et de moralité à quoi il attachait tant de prix. Et pourtant elle était, dans une certaine mesure, leur condition."
"Mais on, me répondit-il, quand un esprit est porté au rêve, il ne faut pas l'en tenir écarter, le lui rationner. Tant que vous détournerez votre esprit de ses rêves, il ne les connaîtra pas ; vous serez le jouet de mille apparences parce que vous n'en aurez pas compris la nature. Si un peu de rêve est dangereux, ce qui en guérit, ce n'est pas moins de rêve, mais plus de rêve, mais tout le rêve. Il importe qu'on connaisse entièrement ses rêves pour n'en plus souffrir"
"Le génie artistique agit à la façon de ces températures extrêmement élevées qui ont le pouvoir de dissocier les combinaisons d'atomes et de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire, répondant à un autre type"
Petite pause dans la Recherche après ce billet pour me consacrer à quelques lectures anglaises et préparer un mois plein de surprises chez Lou et Cryssilda.