vendredi 24 août 2018

Oeuvres

Quand tu es fan des ouvrages de Svetlana Alexievitch et que tu découvres qu'Acte Sud a publié un thésaurus de 3 de ceux-ci, tu sautilles de joie ! Plutôt compact pour ses 700 pages, il est parfait pour les vacances. Enfin, en terme de format plus que de contenu, car c'est loin d'être léger léger.
Au programme, trois œuvres : La guerre n'a pas un visage de femme, Derniers témoins et La Supplication. Avec une micro interview en intro qui donne quelques clés sur le travail de l'auteur...
"Quelle vérité voulez-vous atteindre avec votre manière d'écrire, si particulière ?
Je ne cherche pas à produire un document mais à sculpter l'image d'une époque. C'est pourquoi je mets entre sept et dix ans pour rédiger chaque livre. J'enregistre des centaines de personnes. Je reviens voir la même personne plusieurs fois. Il faut d'abord, en effet, la libérer de la banalité qu'elle a en elle. Au début, nous avons tous tendance à répéter ce que nous avons lu dans les journaux ou les livres. Mais, peu à peu, on va vers le fond de soi-même et on prononce des phrases tirées de notre expérience vivante et singulière. Finalement, sur cinquante ou soixante-dix pages, je ne garde souvent qu'une demi-page, cinq au plus. Bien sûr, je nettoie un peu ce qu'on me dit, je supprime les répétitions. Mais je ne stylise pas et je tâche de conserver la langue qu'emploient les gens. Et si l'on a l'impression qu'ils parlent bien, c'est que je guette le moment où ils sont en état de choc, quand ils évoquent la mort ou l'amour.


Quelles questions vous obsèdent ?
Celles qui torturaient déjà Dostoïevski. Pourquoi sommes nous prêts à sacrifier notre liberté ? Comment le désir de faire le bien peut-il déboucher sur le mal le plus absolu ? Comment expliquer la noirceur de l'âme humaine ? Quand j'étais jeune, j'ai lu les journaux intimes des grands acteurs de la révolution russe. J'avais envie de savoir qui étaient ces gens, par exemple, Dzerjinski, le futur chef de la police politique. Eh bien, c'était un jeune homme très lumineux, qui rêvait de la régénération de l'être humain. Par quel mystère ces jeunes gens idéalistes se sont-ils transformés en leaders sanguinaires ? C'était ce que je voulais comprendre. C'est pourquoi j'ai placé cette phrase du philosophe Friedrich Steppuhn en exergue de La fin de l'homme rouge : "En tous cas, nous ne devons pas oublier que ceux qui sont responsables du triomphe du mal dans le monde, ce ne sont pas ses exécutants aveugles, mais les esprits clairvoyants qui servent le bien". C'est mon traumatisme enfantin, et cela reste ma grande question"
Comme toujours avec Svetlana, difficile de résumer des compilations de témoignages, je vais donc vous assommer de citations. Sachez simplement que son objectif est de retrouver la vérité du vécu des personnes. Elle ne souhaite pas écrire un énième livre d'histoire mais un livre d'histoires et de ressentis. De petites histoires qui ne sont pas si anecdotiques.

La guerre n'a pas un visage de femme regroupe des témoignages de femmes russes qui ont participé à la 2nde Guerre mondiale (avec en prime, quelques passages initialement interdits par les censeurs). Beaucoup d'entre elles ont couru au bureau de recrutement, pour être envoyées au front et défendre le pays. Elles étaient jeunes, adolescentes, lors du début de la guerre : lycéennes, étudiantes. Elles ne visaient pas des carrières militaires mais sont devenues, le temps du conflit tireuse d'élite, agente de transmission, chauffeuse de tank, infirmière, mécanicienne, chiffreuse, brancardière, capitaine de corvette, docteure, partisane ou lavandière pour les troupes. Elles disent la guerre, les champs de bataille, le sang, la mort mais aussi les tresses coupées au recrutement, le regard des hommes, incrédules ou protecteurs, l'envie d'être coquette ou l'oubli de toute féminité. Elles disent la victoire, la place à reprendre dans la société et le regard d'autres femmes qui n'ont pas combattu. 

"Les filles se sentaient à égalité avec les garçons. On ne nous traitait pas de manière différente. Nous entendions tout le temps répéter... depuis l'enfance, depuis l'école :"Les filles, au volant des tracteurs ! Les filles, aux commandes des avions !" Nous rêvions de défendre notre grand pays ! Le meilleur au monde ! Notre pays bien-aimé ! Nous étions prêtes à mourir"

"A la fin de l'année 1941, j'ai reçu un faire-part : mon mari était mort aux environs de Moscou. Il était pilote, chef d'escadrille. J'ai emmené ma fille chez mes parents. Et j'ai demandé à être envoyée au front"

"Je me souviens d'une permission qu'on m'avait accordée. Avant d'aller chez ma tante, je suis entrée dans un magasin. Avant la guerre, j'adorais les bonbons. Je dis : "Donnez-moi des bonbons". La vendeuse m'a regardé comme si j'étais une malade mentale. Je ne comprenais pas ce qu'étaient les tickets de rationnement, ce qu'était le blocus. Tous les gens qui patientaient dans la queue se sont tournés vers moi. Mon fusil était plus grand que moi. Lorsqu'on nous avait distribué nos armes, j'avais regardé le mien et je m'étais dit : "Quand atteindrais-je la même taille ?" Et subitement, les gens qui étaient là, toute la file d'attente, sont intervenus :"Donnez-lui des bonbons, prenez nos tickets". Et j'ai eu mes bonbons."

 "Mon bébé était tout petit, il n'avait que trois mois, je l'emmenais en mission. Le commissaire me donnait des ordres et lui-même avait les larmes aux yeux : "ça me déchire le cœur" disait-il. Je rapportais de la ville des médicaments, des bandes, du sérum... Je les plaçais entre les jambes de ma gosse, sous ses aisselles, je la langeais, l'enveloppais dans une couverture et partais avec elle dans les bras. Dans la forêt, des blessés étaient en train de mourir. Il fallait y aller. Personne ne pouvait passer, s'infiltrer, il y avait des postes de contrôles dressés par les Allemands et la police collabo. J'étais la seule à pouvoir les franchir... Avec mon bébé emmailloté... Aujourd'hui, ça m'est difficile à avouer... oh ! Très difficile ! Pour que ma mouflette ait de la fièvre et qu'elle pleure, je la frottais avec du sel. Elle devenait toute rouge, ça la démangeait, elle braillait comme une forcenée. Je m'approchais du poste : "C'est la typhoïde, monsieur... La typhoïde..." Ils me chassaient pour que je m'éloigne au plus vite"

"Vous imaginez ? Une femme enceinte qui trimballe une mine sur elle... Elle attendait tout de même un gosse... Elle aimait, elle voulait vivre. Et bien sûr, elle avait peur. Et pourtant, elle allait en avant..."

"Nous revenions d'un exercice de tir. J'ai cueilli des violettes. Un petit bouquet, pas plus gros que ça. J'ai cueilli ce bouquet et l'ai attaché à ma baïonnette. Et en avant, marche !"

"Je voyais mon premier tué : j'étais là, plantée debout, et je pleurais. Je le pleurais. Mais à ce moment, un blessé m'appelle : "Bande-moi la jambe !" sa jambe n'étais plus retenue que par son pantalon. Je coupe le pantalon : "Pose ma jambe, à côté de moi !" J'ai obéi. Aucun blessé, s'il était conscient, n'acceptait d'abandonner sur place son bras ou sa jambe. Il l'emportait avec lui..."

"Les Allemands ont battu en retraite, et un lieutenant blessé, l'artilleur Kostia Khoudov, est resté étendu dans le no man's land. Deux chiens bergers spécialement dressés pour secourir les blessés y sont allés (c'était la première fois que j'en voyais), mais ils sont abattus également. J'ai alors ôté ma chapka, je me suis redressée de toute ma taille et me suis mis à chanter, d'abord doucement, puis à pleine voix, notre chanson préférée d'avant-guerre : Je t'ai accompagné sur la route de l'exploit. Les tirs se sont tus des deux côté - du nôtre et du côté allemand. Je me suis approchée de Kostia, penchée sur lui, je l'ai placé sur le petit traineau dont je m'étais munie, et je l'ai ramené vers nos lignes. J'avançais et je pensais : "Pourvu qu'ils ne me tirent pas dans le dos, je préférerais encore qu'ils visent la tête." Mais il n'y a pas eu un seul coup de feu pendant mon trajet"

"Combien j'ai vu de bras et de jambes coupées... J'avais du mal à croire qu'il restait quelque part des hommes entiers. J'avais l'impression qu'ils étaient tous ou bien blessés, ou bien morts"

"Nous sommes une espèce en voie de disparition. Des mammouths ! Nous appartenons à une génération qui croyait qu'il y avait quelque chose de plus grand que la vie humaine. La Patrie. L'Idéologie. Et bien sûr, Staline"

"Dans la salle où j'officiais, il y avait deux blessés : un Allemand et un tankiste à nous, gravement brûlé. Je passe les visiter :
"Comment allez-vous ?
- Moi, ça va, répond le tankiste, mais celui-là n'est pas fameux.
- C'est un nazi...
- Non, moi ça va, mais lui est dans un sale état."
Ce n'était plus des ennemis, mais simplement deux hommes blessés allongés l'un à côté de l'autre. Entre eux se nouait quelque chose d'humain. J'ai plus d'une fois observé comme ce phénomène survenait rapidement"

"Quant aux mines, il y en avait à chaque pas. Des quantités. Une fois, on pénètre dans une maison et quelqu'un y remarque de magnifiques bottes en box-calf. Il tend déjà la main pour s'en emparer quand je lui crie : "N'y touche pas !" Je me suis approchée pour les examiner de plus près, et il s'est révélé qu'effectivement, elles étaient piégées. Nous avons vu des fauteuils, des commodes, des crédences, des poupées, des lustres piégés... Les habitants nous demandaient de déminer leurs rangs de tomates, de pomme de terre, de choux [...] Des paysans armés de pelles arrachaient des pommes de terre, tandis que, dans le champ voisin, nous étions, nous, occupés à déterrer des mines"

"Non, vraiment, il n'y a que la femme russe pour avoir l'idée d'emporter son livret militaire au moment de partir en vacances, avec dans l'esprit de foncer au bureau de recrutement s'il arrive quoi que ce soit !"

"Moi, je ne voulais pas que la guerre se termine... C'est terrible d'avouer ça... Je ne voulais pas... Je suis folle. Je savais bien que notre amour prendrait fin en même temps que la guerre [...] La guerre, c'est la meilleure période de ma vie, parce que c'est le temps où j'aimais. Où j'étais heureuse"

"J'aimais la Patrie plus que tout au monde. Je l'aimais... A qui puis-je raconter ça aujourd'hui ? A ma fille... Je lui raconte des souvenirs de guerre, et elle pense que ce sont des contes. Des contes pour enfants. D'affreux contes pour enfants..."

"Il y avait aussi parmi nous une femme nommée Zajarskaïa. Elle avait une fille, Valéria, âgée de sept ans. Nous avions pour mission de faire sauter le réfectoire où mangeaient les Boches. Nous avons décidé de placer une bombe dans le poêle, mais il fallait réussir à la faire passer. Alors, la mère a déclaré que ce serait sa fille qui s'en chargerait. Elle a posé la bombe dans une corbeille et mis par dessus deux robes d'enfant, une peluche, deux douzaines d’œufs et du beurre. Et c'est ainsi que sa fille a transporté la bombe au réfectoire. On dit : l'instinct maternel est plus fort que tout. Mais non, l'idéal est plus fort. Et la foi est plus forte. Nous avons gagné parce que nous avons la foi. La patrie et nous, c'était la même chose"

"Elle rentrait à la maison en courant et demandait : "Est-ce que je peux me promener à la maison plutôt ? Autrement, si jamais papa arrive et que je suis dans la rue, avec les autres enfants, il ne me reconnaitra pas, puisqu'il ne m'a jamais vue". Je n'arrivais pas à la faire sortir de la maison pour qu'elle aille rejoindre les autres gosses dans la rue. Elle passait des journées entières enfermée. Elle attendait papa. Mais son papa n'est jamais revenu"

"J'ai vu une gare bombardée. Un convoi transportant des enfants était à quai. On s'est mis à sortir des gosses par les fenêtres : des petits enfants, âgées de trois, quatre ans. Il y avait un bois tout près, et les voilà qui courent s'y réfugier. A cet instant, des chars allemands ont surgi, ils ont foncé droit sur eux. Il n'est rien resté de ces mioches"

"Après cette expédition, j'ai commencé à protéger mes jambes et mon visage durant les combats. J'avais de belles jambes, j'avais très peur qu'on me les abime. Ainsi que d'être défigurée... C'était juste un détail... Après la guerre, j'ai mis plusieurs années à me débarrasser de l'odeur du sang. Elle me poursuivait partout. Je lavais le linge, je sentais cette odeur, je préparais le repas, elle était encore là... Quelqu'un m'avait offert un chemisier rouge, c'était une rareté à l'époque où le tissu manquait. Mais je n'ai pu le porter à cause de sa couleur qui me flanquait des nausées. Je ne pouvais plus aller dans les magasins faire les courses. Au rayon boucherie. Surtout l'été... Et voir la viande de volaille... Tu comprends... Elle ressemble beaucoup... Elle est aussi blanche que la chair humaine"

Derniers témoins est différent même s'il traite aussi de la 2nde Guerre mondiale. Les narrateurs y sont des personnes qui étaient enfants lorsque la guerre a éclaté. Ils nous content les atrocités auxquelles ils ont pu assister, la faim, l'absence de famille... Il est plus épuré que le précédent, avec moins d'interventions de Svetlana et des informations sommaires sur le témoin : son prénom, son âge en 41 et son travail actuel.

"Puis j'ai vu les premiers nazis ou, plutôt, je les ai entendus : ils portaient tous des bottes ferrées qui résonnaient très fort. Elles claquaient sur le pavé de nos rues. Et moi, il me semblait que, lorsque ces hommes marchaient, la terre elle-même avait mal"

"La petite de la voisine : trois ans et deux mois... ça je m'en souviens... devant son cercueil, sa mère n'arrêtait pas de répéter : "Trois ans et deux mois... Trois ans et deux mois..." Elle avait trouvé une grenade... et s'était mise à la bercer comme une poupée. Elle l'avait enveloppée dans des chiffons et la berçait. Elle était petite comme un jouet, cette grenade, mais lourde. La mère est arrivée trop tard..."

"A quatre ans... Je n'avais jamais vraiment pensé à la guerre...
Mais je me la représentais comme ça : une grande forêt sombre et, dedans, un truc qui s'appelle la guerre. Pourquoi la forêt ? Parce que dans les contes, les choses les plus terribles se passent toujours dans la forêt"

"A Leningrad, il ne restait pas le moindre chat... Un chat bien vivant, on en rêvait ! C'était à manger pour un mois"

"La première à disparaître a été notre merveilleuse maman. Papa a suivi. On a tout de suite compris, senti qu'on était les dernières. Qu'on était à la limite, au bout de la chaîne... Les derniers témoins. Notre époque s'achève. Nous devons parler. On s'est dit qu'on serait les dernières à raconter ces choses-là"

La Supplication nous sort du monde de la 2nde Guerre mondiale pour entrer dans l'époque de la guerre atomique. Avec ces mots des survivants de Tchernobyl, ce sont des témoignages de mort, de maladie mais aussi d'amour. Et toujours en arrière-plan, ce héros soviétique qui fait tout pour sa patrie, sans questionner, au risque de sa vie.

"Vous ne devez pas oublier que ce n'est plus votre mari, l'homme aimé, qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. Vous n'êtes pas suicidaire. Prenez-vous en main !"

"Nous sommes retournés chez nous. J'ai enlevé tous les vêtements que je portais et les ai jetés dans le vide-ordure. Mais j'ai donné mon calot à mon fils. Il me l'a tellement demandé. Il le portait continuellement. Deux ans plus tard, on a établi qu'il souffrait d'une tumeur au cerveau..."

"Ma fillette... Elle n'est pas comme tout le monde [...] A la naissance, ce n'était pas un bébé, mais un sac fermé de tous les côtés, sans aucune fente. Les yeux seuls étaient ouverts"

"Dans les premiers jours qui ont suivi la catastrophe, les livres sur les radiations, sur Hiroshima et Nagasaki et même sur la découverte de Röntgen ont disparu des bibliothèques [...] Il n'y avait aucune recommandation médicale, aucune information. Ceux qui le pouvaient achetaient des comprimés d'iodure de potassium [...] Et puis on a trouvé un signe auquel tout le monde prêtait attention : tant qu'il y avait des moineaux et des pigeons, la ville pouvait être habitée aussi par l'homme"

"Je vais vous raconter une histoire drôle. Un prisonnier évadé se cache dans la zone de trente kilomètres autour de Tchernobyl. On finit par l'attraper. On le fait passer au dosimètre. Il "brille" à un point tel qu'il est impossible de le mettre en prison ou à l’hôpital. Mais on ne peut pas le laisser en liberté, non plus"

"Vous êtes écrivain, mais jusqu'ici aucun livre ne m'a aidée, ne m'a permis de comprendre. Pas plus que le théâtre ou le cinéma. Alors, je cherche toute seule. Moi-même. Nous vivons tout cela, mais nous ne savons qu'en faire. Je ne peux pas le comprendre avec mon esprit. Ma mère est particulièrement désemparée. Elle enseigne la langue et la littérature russe et m'a toujours appris à vivre d'après les livres. Et soudain, il n'y a plus de livres utilisables"

"La radioactivité atteignait mille huit cents röntgens par heure. Les pilotes avaient des malaises en plein vol. Pour balancer leurs sacs de sable dans l'orifice brulant de la centrale, ils sortaient la tête de la carlingue et faisaient une estimation visuelle. Il n'y avait pas d'autre moyen... Aux réunions de la commission gouvernementale, on rapportait les choses d'une manière très simple : "Pour cela, il faut mettre une vie. Et pour ceci, deux ou trois vies..." Une manière très simple [...] Là gisent des milliers de tonnes de métal et d'acier, des tuyaux, des vêtements de travail, des constructions en béton. Il m'a montré une vue aérienne publiée par un magazine anglais... Des milliers de voitures, de tracteurs, d'hélicoptères... Des véhicules de pompiers, des ambulances... C'était le plus important sépulcre, près du réacteur. Il voulait le photographier dix ans après la catastrophe. On lui avait promis une bonne rémunération. Mais nous avons tourné en rond, d'un responsable à l'autre et tous refusaient de nous aider : tantôt il n'y avait pas de carte, tantôt il manquait une autorisation. Et puis, j'ai fini par comprendre que le sépulcre n'existait plus que dans les rapports. En réalité, tout a été pillé, vendu dans les marchés, utilisé comme pièces détachées par des kolkhozes et des particuliers"

"Dans quelques villages, nous avons pris des mesures de la thyroïde des habitants : entre cent mille et mille fois supérieures à la normale. Une femme faisait partie du groupe. Elle était radiologue. Elle a eu une crise d'hystérie quand elle a vu des enfants jouer dans le sable. Nous avons également contrôlé le lait maternel : il était radioactif... Les magasins étaient ouverts et, comme il est de règle dans les villages, les vêtements et les denrées alimentaires étaient disposés les uns à côté des autres : des costumes, des robes, du saucisson, de la margarine. Les aliments n'étaient même pas couverts de plastique. Nous mesurions le saucisson, des oeufs : c'étaient des déchets radioactifs..."

"Soudain, nous avons éprouvé un sentiment nouveau, inhabituel : chacun de nous avait une vie propre. Jusque-là, nous n'en avions pas besoin. Chacun à commencé à s'interroger à chaque instant sur ce qu'il mangeait, ce qu'il donnait à manger aux enfants, ce qui était dangereux pour la santé et ce qui ne l'était pas... Et il devait prendre ses décisions personnellement. Nous n'étions pas habitués à vivre ainsi, mais avec tout le village, toute la communauté, toute l'usine, tout le kolkhoze"

"On racontait des blagues sans arrêt. En voilà une : on envoie un robot américain sur le toit. Il fonctionne cinq minutes. On envoie un robot japonais. Il fonctionne cinq minutes.On envoie un robot russe. Il fonctionne pendant deux heures. Il avait reçu un ordre par radio : "Soldat Ivanov, dans deux heures, vous pourrez descendre fumer une cigarette !""

"Les habitants sont partis, mais leurs photos, chez eux, sont restées vivre à leur place. Comme leurs âmes [...] La maison biélorusse ! Pour nous, citadins, l'appartement est une machine pour la vie, mais pour eux, la maison représente un monde tout entier. Un cosmos"

"La génération de la guerre... On fait des comparaisons. La génération de la guerre ? Mais elle était heureuse ! Ces gens avaient la victoire. Ils ont vaincu ! Cela leur a donné une formidable énergie vitale ou, pour utiliser le vocabulaire d'aujourd'hui, une orientation très forte vers la survie. Ils n'avaient peur de rien. Ils voulaient vivre, étudier, faire des enfants... Et nous ? Nous avons peur de tout [...] La dépression règne sans partage. Chacun éprouve le sentiment d'être condamné. Tchernobyl est une métaphore, un symbole..."

"Un physicien quelconque osait donner des leçons au Comité central. Non, ce n'était pas des criminels, mais des ignorants. Un complot de l'ignorance et du corporatisme"

Et un petit mot de Svetlana pour finir...
"Parfois, je rentre chez moi après une série d'entretiens avec l'idée que la souffrance, c'est la solitude. L'isolement absolu. D'autres fois, il me semble que la souffrance est une forme particulière de connaissance. Une sorte d'information essentielle. Mais pour nous, il y a dans la souffrance quelque chose de religieux, de presque artistique. Nous sommes une civilisation à part"  

3 commentaires:

  1. Je n'ai lu que La supplication et La guerre n'a pas un visage de femme, parmi les 3. J'aime beaucoup le travail de cette auteure, qui sait s'effacer derrière les témoignages pour les mettre en valeur, et qui les rend si émouvants. La fin de l'homme rouge m'avait bouleversée..

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  2. C'est une auteur qu'il me faut découvrir, ton billet fait plus que m'y inciter.

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