Ce n'est pas forcément le meilleur moment pour découvrir ce livre de Jean Hegland... ou au contraire, c'est le bon moment, je ne sais pas. Offert à l'Amoureux, qui l'avait beaucoup aimé, je me suis décidée à le sortir de la PAL. Et j'ai aussi adoré ce roman, qui avait, il me semble, enchanté pas mal de blogueuses et blogueurs à sa sortie.
Nell et Eva fêtent leur premier Noël sans leurs parents, sans électricité, dans un monde qui a changé. C'est le cahier offert par Eva à Nell qui va nous permettre de suivre leur histoire, où Nell raconte un quotidien en adaptation permanente.
Les premiers signes de changement furent les coupures d'électricité, qui devinrent de plus en plus fréquentes. Dans leur maison forestière, un peu loin de la ville, les sœurs et leurs parents s'adaptent. Et quand l'école ferme plus tôt, que l'essence se raréfie, la vie continue dans la forêt, insouciante, loin des révolutions et des crises des villes. C'est le dernier ravitaillement qui laisse entrevoir une civilisation malade, agonisante. Mais cet avertissement prend du temps à toucher les adolescentes, qui rêvent de devenir danseuse étoile et d'entrer à Harvard. Aider son père à faire les conserves et à s'occuper du potager, n'est-ce pas perdre son temps ?
Il y a le choc de la mort, qui anesthésie tout sentiment.
Il y a le choc des petits indices de fin, le thé qui diminue, les vers dans la farine, les étagères vides, qui font rejaillir l'urgence de vivre et de survivre, d'inventer de nouvelles façons de se nourrir, de s'occuper, loin de toute vie sociale.
Condamnées à vivre l'une avec l'autre, Nell et Eva se brouillent, s'ajustent, se réconcilient, se font conciliantes. Elles découvrent leurs limites et leurs vulnérabilités, leurs forces et leurs élans. Et avec tout cela, elles inventent d'autres manières de vivre.
"Même maintenant, Eva peut user les choses jusqu'au bout. Moi, je veux tout garder, tout consommer à petites doses indéfiniment. Je peux faire durer douze raisins secs ou un vieux sucre d'orge d'un centimètre et demi une soirée entière, prolonger le plaisir comme si c'était une personne âgée qu'on promène dans sa chaise roulante sous le soleil hivernal"
Mais outre la relation des sœurs, ce qui m'a vraiment touché est le rétablissement d'un lien à la nature, quelque chose de l'ordre d'une redécouverte. De voir la richesse qui les entoure et qu'elles apprivoisent, petit à petit, sans pour autant la détruire.
J'avais aussi une curiosité pour comprendre ce qui avait fait périr notre civilisation dans ce roman. A l'heure actuelle, je réalise qu'un tout petit microbe, un peu plus vilain, serait capable de le faire. Alors, la faillite des états, la raréfaction des matières premières et la gloutonnerie pour le confort et la consommation me paraissent d'autant plus dangereux... Je n'ai pas eu de réponse complète, de même que j'ignore, comme les sœurs isolées, si la situation du roman est mondiale, si elle ne concerne que les Etats-Unis ou si ailleurs, d'autres façons de vivre persistent.
"C'est incroyable la rapidité avec laquelle tout le monde s'est adapté à ces changements. J'imagine que c'est comme ça que les gens qui vivent par-delà la forêt s'étaient accoutumés à boire de l'eau en bouteille, à conduire sur des autoroutes bondées et à avoir affaire aux voix automatisées qui répondaient à tous leurs appels. A l'époque, eux aussi, ont pesté et se sont plaints, et bientôt se sont habitués, oubliant presque qu'ils avaient un jour vécu autrement"
"En même temps que l’inquiétude et la confusion est apparu
un sentiment d’énergie, de libération. Les anciennes règles
avaient été temporairement suspendues, et c’était excitant
d’imaginer les changements qui naîtraient inévitablement de
ce bouleversement, de réfléchir à tout ce qu’on aurait appris
– et corrigé – quand les choses repartiraient. Alors même que la vie de tout le monde devenait plus instable, la plupart des
gens semblaient portés par un nouvel optimisme, partager la
sensation que nous étions en train de connaître le pire, et que
bientôt – quand les choses se seraient arrangées –, les problèmes
à l’origine de cette pagaille seraient éliminés du système, et
l’Amérique et l’avenir se trouveraient en bien meilleure forme
qu’ils ne l’avaient jamais été"
Malgré cette petite frustration, rien à ajouter ou à retirer dans ce roman - si ce n'est peut-être une scène étonnante entre les deux sœurs. Un livre qui risque de me hanter longtemps - et qui m'interroge sur ce que je sais faire (allumer un feu, identifier des arbres ou des fleurs, cultiver un potager...)
"A la vue des étagères surchargées je me suis arrêtée net. Dans la pénombre de la pièce, m’est revenu tout ce que ces livres m’avaient appris, le réconfort qu’ils m’avaient apporté, le délassement et les défis, et j’ai été bouleversée à l’idée de les laisser. Comme une folle je me suis mise à empiler sur le sol tous ceux sans lesquels il me semblait que nous ne pouvions pas vivre.
[…] Mais avant même d’en avoir terminé avec la première étagère, j’ai su que la pile était trop lourde pour la transporter à la souche. J’ai vu à quel point il était absurde de vouloir posséder une bibliothèque dans les bois, exposée à la moisissure de l’hiver, à la chaleur de l’été qui fait craqueler le dos des livres, occupant la place dont nous aurions besoin pour d’autres choses. […] Je me suis dit que la vie qui nous attendait était de celles où les livres ne comptaient pas. J’ai songé à Eva m’attendant dans la cour, je me suis rappelé que l’encyclopédie ne m’avait pas aidée pendant son accouchement, qu’aucun livre ne m’avait préparée à sauver la vie de mon père.
Puis je me suis souvenue à quel point mon père aimait les livres, à quel point il leur faisait confiance, et il m’a semblé que partir les mains vides serait autant une profanation que ne pas enterrer son corps et l’abandonner aux sangliers.
Je vais en prendre juste trois, ai-je marchandé avec moi-même – un pour Eva, un pour Burl et un pour moi.
Ils ne se conserveront pas longtemps, ai-je fait valoir. Ils seront mouillés ou déchirés ou sacrifiés à quelque besoin plus urgent.
C’est bon, ai-je pensé. Un jour on en aura peut-être plus. Et sinon, ça me permettra de me déshabituer de la lecture plus lentement"