Ce livre de Bruno Tardieu est une véritable bible de l'action et de l'histoire d'ATD Quart Monde. Il retrace la naissance du mouvement, l'action de Wresinski et il nous fait comprendre la richesse de l'action terrain, de proximité, qui a permis de prendre en compte une misère souvent ignorée ou niée. Il montre aussi comment cette action s'est souvent mêlée de politique - et non de caritatif - pour faire reconnaître la misère comme une atteinte aux droits de l'homme, à sa participation dans la cité. Il est aussi question des liens entre recherche et misère, de l'importance de faire sortir les chercheurs des représentations et d'entendre les réalités vécues, à travers notamment les universités populaires Quart Monde. Si vous n'avez pas le courage de tout lire, lisez au moins l'intro : elle donne les idées phares et détruit déjà quelques préjugés !
C'est tellement riche que j'ai souligné des pages entières. Je vous en livre quelques unes, j'espère ne pas vous noyer !
"ATD Quart Monde n'est pas seulement ce qu'on appelle aujourd'hui une ONG avec un programme d'action, mais un Mouvement, à la fois intérieur, collectif et politique, un mouvement de libération : libération des sentiments d'infériorité et de supériorité, libération pour que les humiliés par la misère puissent reprendre leur juste place dans l'histoire des hommes et leur avenir"
"Venir voir, vivre la rencontre effective et non plus la théorie, est la clé"
"Eux, ils accueillent les pauvres chez eux, toi, tu essayes de te faire accueillir par les pauvres, c'est une tout autre affaire"
"L'exclusion sociale est un concept utile, pertinent pour l'action, opératoire. Il dénonce la mort sociale des plus démunis. Il appelle non seulement à une meilleure répartition des revenus, mais aussi à une transformation des relations sociales, à un engagement de tous les citoyens et des pouvoirs publics [...] Il décèle dans la nature dysfonctionnelle de la relation sociale qui s'établit entre les plus démunis, les autres citoyens et leurs organisations à la fois la cause et la conséquence de la misère, éclairant ainsi sa persistance. N'étant ni un état de fatalité, ni une loi de la nature ou de l'économie, ni un caractère inné, il permet aux personnes et aux institutions de reprendre leurs responsabilités : si la misère est à la fois cause et conséquence de l'exclusion sociale, agir contre l'exclusion sociale fera reculer la misère"
"Mieux que tout autre, nous savons réellement ce qu’est la liberté, nous qui avons toujours vécu sous la tutelle et la dépendance d’autrui. L’égalité, nous en connaissons le manque, nous qui sommes traités en inférieurs, en parasites inutiles. L’honneur d’être homme, nous en connaissons le prix, nous qui supportons le poids du mépris."
"Dans ces relations contre-nature, non libres, non réciproques et de dépendance que sont les relations exploitants-exploités, colonisateurs-colonisés, exclus-inclus, bienfaiteurs-obligés, les deux parties de la relation entrent dans un processus de déshumanisation qui nourrit un mépris de l'homme pour l'homme. Si depuis si longtemps je poursuis ce combat qui me colle à la peau, c'est peut-être pour cela : je me libère moi aussi, petit à petit, d'une idée qu'il existerait des hommes sans valeur, idée qui me déshumanise"
"Je compris aussi que sans cesse le savoir officiel nie l'expérience des pauvres. Il se crée une dissonance, une discontinuité cognitive dès la petite enfance entre l'expérience, réelle, observée, et la connaissance légitime pour décrire cette expérience. Les gens finissent par penser que le savoir ne peut pas venir d'eux, qu'il ne se construit pas par l'expérience"
""Une veille de Noel, je n’avais vraiment rien pour les enfants, j’y suis allée. Et là, la dame m’a proposé une peluche. Je n'en voulais pas, je lui ai dit que ce n’était pas ça que voudrait ma fille. Elle m’a répondu que quand on est pauvre, qu'on n'a rien, on ne peut pas être dans l'exigence de choisir. J’ai pris la table, j’ai renversé ce qui était dessus et je l’ai traitée de tous les noms." La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit, dit-on en Afrique. Ce refus du caritatif est certainement une des raisons pour lesquelles ATD Quart Monde a eu tant de mal à percer dans les médias et le grand public, mais aussi une des raisons pour lesquelles les gens en situation de pauvreté ont eu confiance en ce Mouvement : il dit tout haut ce que chacun d’eux ressent au plus profond de lui, sans oser ni pouvoir le dire. Cette expérience du refus de la dépendance du bon vouloir de l’autre est au fondement de l’action d’ATD Quart Monde auprès des populations défavorisées. Il s’agit non pas de donner, mais de permettre de donner en recherchant la contribution de chacun. Selon la philosophe Simone Weil, le plus fondamental dans l’humain, c'est l'aspiration à faire le bien, pouvoir donner, de pouvoir aimer, et si c'est empêché "il y a sacrilège envers ce que l'homme enferme de sacré". Or c’est ce qui est souvent dénié aux plus démunis. Ces derniers ne sont rencontrés qu’à partir de leurs besoins et de leurs manques, ou bien à partir de la gêne des non-pauvres. Et quand la société leur demande de contribuer, c’est elle qui décide ce que sera cette contribution"
"Tout a commencé par une rencontre effective, non pas au plan des manques ou des besoins, mais dans toute la dimension de la rencontre humaine, libre, non prévisible, vivante. Ainsi, toutes les actions d'ATD Quart Monde ont en commun d'inciter chacun à aller à la rencontre de ceux qui manquent encore [...] Si nous n'allons pas la rechercher, une telle contribution manquera à l'humanité pour se comprendre elle-même [...] "C'est comme l'apprivoisement. Créer des liens nous introduit dans le mystère de la relation humaine... Cela nous conduit vers une responsabilité que l'on a les uns envers les autres. C'est ce qui m'a fait revenir, ne pas lâcher malgré toutes les raisons qui auraient pu me faire fuir." Pour que l'autre émerge comme sujet, il est essentiel d'accepter l'incertitude de la rencontre, le côté non programmé, non contrôlé, si difficile à faire comprendre aujourd'hui"
"Lors des séances, les gens apprennent à argumenter, à débattre, à ne plus s'énerver ni à se retirer à la première contradiction. Et pour que les gens osent prendre la parole, la qualité de la relation, l'amitié même, et la convivialité sont essentielles"
""Le sentiment de vivre, c'est d'être reconnu par notre société. Si on n'a pas de reconnaissance, on ne vit pas. C'est ça s’approprier sa vie"
"ATD Quart Monde s'est toujours élevé contre toutes les tentatives d'élaborer des droits basiques, des droits minima, dont le message serait "C'est déjà ça" ou "C'est mieux que rien". Ces droits-là réduisent l'être humain à ses besoins biologiques et inévitablement amènent à accepter pour les autres des conditions de vie médiocres que l'on n'accepterait pas pour soi-même"