Je continue à mieux connaitre ATD 1/4 monde et son fondateur, Joseph Wresinski, en lisant. Cet ouvrage est un recueil de textes des années 1960 à 1980, où il s'exprime sur la pauvreté et son combat contre la misère.
Son premier enjeu est de faire comprendre ce qu'est la misère, la misère du sous-prolétariat, celui qui n'est représenté par personne, qui n'est aidé par personne, qui est objet de dédain. Il y a aussi l'enjeu de faire reconnaître les plus pauvres comme des sachants sur la pauvreté. Il y a quelque chose de l'ordre des idées reçues à démonter et de droits à exister à respecter.
"Beaucoup ne comprennent pas le souci que nous avons d’informer, de faire connaître, d’expliquer. Certains pensent que nous devrions nous contenter d’aider, de secourir, de dépanner, d’encourager les familles des bidonvilles. Ceux-là ont raison de nous crier : « Casse-cou, faites attention à ne pas vous réduire à un intellectualisme de la misère qui peut devenir stérile »… Nous les en remercions, car ils nous aident à ne pas nous écarter de ce contact humain fait de présence, d’écoute, de communion, de délicate intervention.
Mais aussi, comment être présent si le genre de vie des bidonvilles nous échappe, écouter sans connaître le sens des mots, communier à l’inconnu, aider sans savoir les besoins ? L’une et l’autre attitude sont complémentaires, ne se condamnent ni ne se rejettent : aimer pour connaître et connaître pour aimer sont les fondements de toute approche fraternelle [...] Cependant, ajoute-t-il, les sociétés sont bâties, non pas par l'amour, mais par l'intelligence, que celle-ci soit ou non animée par l'amour. Le pauvre qui n'aura pas été introduit dans l'intelligence des hommes ne sera pas introduit dans leurs cités. Tant que le pauvre n'est pas écouté, tant que les responsables de l'organisation d'une cité ne s'instruisent pas de lui et de son monde, les mesures prises pour lui ne seront que des gestes par à-coups, répondant à des exigences superficielles et d'opportunité"
Chaque chapitre est introduit par le contexte de l'écriture du texte par le père Joseph, suivi par le contenu de celui-ci. Certains passages peuvent paraître répétitifs puisque les interlocuteurs sont différents mais les sources sont les mêmes : mêmes bidonvilles, mêmes histoires, mêmes combats, écrits sous des angles différents selon que la question est adressée pour les droits de l'homme, la compréhension de la misère ou encore de la violence. C'est didactique, rempli d'exemples, mais c'est parfois un peu répétitif comme je le disais. Logique puisque ce sont des textes divers superposés dans un ouvrage. Mais rien que pour les exemples, les histoires de reproduction sociale de la misère, c'est passionnant. Et super flippant !
Je vous livre les phrases marquantes dans les chapitres correspondants, sachant que vous pourrez retrouver ces textes et bien d'autres encore sur le
site qui lui est consacré.
L'ouvrage est composé ainsi :
1. « Le pauvre qui n'est pas introduit dans la pensée de l'homme demeure en dehors de ses cités »
I. La place du pauvre dans la pensée
II. La science, parente pauvre de la charité
" Ce qui nous frappe dans la couche sous-prolétarienne, c'est cette sorte de décalage dans la façon d'y percevoir certaines valeurs, du fait qu'on ne les vit pas de la même manière que le monde extérieur. Le travail fait partie de la dignité de l’homme, dit-on au pauvre, l'enseignement est nécessaire aux enfants, le mariage est honorable. Il y croit sans jamais arriver à saisir entièrement ces valeurs par une expérience vécue. Son expérience personnelle est celle du travail humiliant, de l'enseignement dont ses enfants sont incapables de profiter, de la précarité ou de l'impossibilité du mariage. Ne connaissant pas autre chose, il ne saisit pas lui-même son décalage par rapport au monde extérieur. Il sent qu'il est différent des autres, mais il n'en comprend jamais exactement le pourquoi. Cette situation confuse donne à tout contact entre le pauvre et le non-pauvre une note d'ambiguïté qui fausse la relation et fait qu'elle aboutit le plus souvent à un dialogue de sourds. "
"Trop démunis pour être utiles, notre seul moyen de communication était d'accepter l'aide individuelle offerte de l'extérieur et, en échange, de l'utiliser comme l'entendait celui qui secourait. Ce genre de dialogue nous privait de toute possibilité de promotion. En effet, celle-ci exigeait au départ ce minimum de liberté de pensée et d'action, ce minimum de statut social indépendant de nos dimensions personnelles, nécessaires à la communication authentique avec un milieu dynamique. D'ailleurs, faute de connaissance de la pauvreté, nos interlocuteurs le plus souvent ne soupçonnaient pas que nous puissions penser différemment d'eux ou, s'ils le découvraient, s'en indignaient. Discuter de leurs interventions qui ne correspondaient pas à notre besoin profond d'intégration, les refuser à la rigueur, signifiait compromettre les seules relations qui nous restaient avec une société sans laquelle nous ne pouvions vivre [...] Les démarches matérielles, sociales ou spirituelles individualisées sont infiniment précieuses et même indispensables. Elles correspondent cependant à une sorte de sauvetage d'individus ou de familles et ne mènent pas à l'intégration d'un milieu. Elles tendent à écrémer une couche sociale au lieu de faire éclater le cercle vicieux de la pauvreté. En individualisant le pauvre sans l'introduire dans un groupe à sa mesure, on l'isole et le dépersonnalise. C'est là, nous semble-t-il, une des formes les plus subtiles de la ségrégation."
III. Pourquoi investir dans la recherche ?
IV. Le comité scientifique, une alliance durable
V. La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat
"Il s'agit de la fonction (et je dirais volontiers du devoir) des chercheurs dans le domaine de la pauvreté, de faire place à la connaissance que les très pauvres eux-mêmes ont de leur condition. De faire place à cette connaissance, de la réhabiliter comme unique et indispensable, autonome et complémentaire à toute autre forme de connaissance, et de l'aider à se développer. Et à cette fonction, vous le devinez, s'en ajoute une autre : celle de faire place, de réhabiliter et d'aider à se consolider la connaissance que peuvent avoir ceux qui vivent et agissent parmi et avec les plus pauvres".
VI. Échec à la misère
"Le plus grave est l’absence de réciprocité. D’être considéré comme totalement inférieur, même quand il s’agit de connaître, d’analyser leur propre existence, détruit les familles du Quart Monde plus que ne les détruisent la malnutrition ou la maladie"
"La misère est, par définition, cette condition défigurant ses victimes, au point qu’elles deviennent méconnaissables au regard des autres hommes de leur temps. A la différence de la seule pauvreté, imposant une existence austère, faite de discipline et de rigueur, la misère interdit toute mesure, toute austérité. Face à des privations, des oppressions, des humiliations démesurées, l’homme est nécessairement conduit à des réactions démesurées elles aussi. Démesurées au regard de son entourage tout au moins"
"Curieusement, les plus pauvres apparaissent comme n’ayant pas d’histoire par eux-mêmes, surgissant dans l’histoire des autres lorsque leur existence fait violence, appelant des mesures violentes en retour"
"Examiner un certain mode de pensée sur les plus pauvres nous permet de mettre en lumière l’injustice dont souffrent de plus les familles les plus démunies : celle d’être comptées pour ignorantes et incapables d’apprendre"
"Regardons un instant l’Université à travers les yeux des plus pauvres. De quelle manière pourrait-elle se faire leur amie ? Elle pourrait prendre pour étudiants, éventuellement pour enseignants, des hommes, des femmes du Quart Monde. Elle pourrait, par elle-même, bâtir une connaissance significative sur l’extrême pauvreté, sur l’exclusion, sur leurs victimes. Elle pourrait, enfin, veiller à ce que son savoir, ses découvertes profitent aux plus pauvres de son temps. Trois chemins possibles. Les dirigeants des affaires universitaires ont-ils pu les emprunter ?"
2. « La violence faite aux pauvres »
VII. La violence faite aux pauvres
"Ni les sous-prolétaires, ni les riches, n’ont nécessairement conscience de la violence qui pèse sur l’univers de la misère. Elle est souvent dissimulée derrière le visage de l’ordre, de la raison, de la justice même.
N’est-ce pas au nom de l’ordre moral que nous nous introduisons dans leurs pauvres amours, les bousculant, parfois les dénigrant, toujours les jugeant, au lieu d’en faire le tremplin de leur promotion familiale ? Pourtant, même s’ils ne sont pas conformes à notre morale ni à nos codes, ils sont sans doute la seule chance qui leur reste d’une confiance et d’un départ vers une vie plus totale.
Le bidonville aurait pu être le lieu de passage d’un peuple de malheureux vers une cité plus juste. Au nom d’un ordre social, nous en avons fait un enfer, rendant leur vie infernale sous prétexte d’empêcher des familles de s’y accrocher et d’y demeurer. Notre hâte d’imposer un ordre nous fait oublier l’homme. Plus sa vie est précaire et moins il possède de biens, plus il s’y accrochera de peur de les perdre. Il ne les échangera pas de bon gré pour ce qu’il ne peut ni connaître, ni comprendre.
N’est-ce pas aussi notre « raison » qui nous dicte d’enlever au sous-prolétaire son autonomie ? Ne savons-nous pas mieux que lui ce qui lui convient ? Pourquoi le mettre devant des choix réels qu’il ne saurait pas faire ? Ainsi, nous allons jusqu’à lui désigner le lieu où il habitera. Puis nous l’accuserons d’être sans initiative, sans ambition et nous dirons : « Il ne veut pas en sortir ». Comment s’en sortira-t-il, n’ayant jamais pu exercer sa propre raison ? Au nom d’une certaine justice, nous usurpons même sa place de père, nous nous substituons à lui devant ses fils ; nous prétendons qu’il n’assume pas ses responsabilités, nous le condamnons. Ainsi, jamais il ne deviendra un vrai père, pleinement responsable des siens et défendant leurs droits.
Ayant rejeté tout ce qu’il fait, dénigré ce qu’il a entrepris, l’ayant privé de la plupart des biens, nous en avons fait un assiégé. Sa plainte ne sera pas conforme à nos lois, il volera, il portera coups et blessures. Alors, au nom de la justice, nous le mènerons en prison. En sortant de là, comment sera-t-il encore capable de respecter notre justice ?
Notre ordre, notre raison, notre justice se tournent contre lui. Ils lui créent un ordre singulier, qui l’introduit dans le désordre, la déraison, l’injustice... "
VIII. Quart Monde et non-violence.
"Ceux qui ne connaissent pas le monde de la misère penseront peut-être qu'il s'agit de lâcheté, de peur. Il est vrai que face à ceux qui ont le pouvoir et, surtout, les moyens de les opprimer, de les exclure, les plus pauvres tremblent. Ils ont l'expérience qu'il n'y a rien à redire à ces gens-là, qu'il n'y a rien à gagner. Alors, leur esquive, c'est l'esquive pour vivre, ne serait-ce que dans un semblant de paix. Entre eux, à moi, aux Volontaires, ils avoueront : "Quoi que je dise, j'aurai toujours tort, alors je préfère me taire. Moi, je ne veux pas me laisser insulter. Et je veux garder mes enfants ; alors je me tais.""
""Ce qu'il faudrait, c'est que les riches, ils viennent habiter chez nous. Nous, on irait chez eux ; après, on leur rendrait leurs maisons et comme ça, ils sauraient ce que c'est que de vivre comme nous vivons..." Ce n'était pas seulement une parole d'enfant. C'était une parole venant du fond de la pensée, de l'intuition des plus pauvres. De ces pauvres qui n'ont pas participé aux luttes ouvrières, trop pauvres aujourd'hui comme hier pour participer aux luttes ouvrières, pour partager la mémoire, la fierté ouvrières, mais qui ont leur fierté, une autre fierté, une autre mémoire. "
"Cette arme ultime qu'est la misère et qui attire la pitié, c'est la plainte des pauvres. Elle peut susciter l'aumône, peut-être même l'entraide et la solidarité, et ils le savent. Absence de pudeur, diront beaucoup de nantis, absence de sens de leurs droits, absence de fierté ? C'est bien plus profond. Le Quart Monde sait, ses grands parents savaient déjà par expérience, que quand on est trop misérable, les droits ne jouent plus. Il ne reste plus qu'à espérer la pitié. Les plus pauvres savent d'expérience que même les Droits de l'Homme ne valent que pour les hommes que l'on reconnaît comme tels ; qu'ils ne valent pas pour des hommes qui sont suspectés d'être des sous-hommes, des inférieurs, des déchets. Eux savent que le dernier rempart de l'homme, ce ne sont pas des droits inscrits dans des déclarations et des constitutions. Eux savent que le dernier rempart de l'homme est la miséricorde, l'amour, la justice et la paix fondées dans l'amour. "
3. « La misère a été créée par les hommes, seuls les hommes peuvent la détruire »
IX. Les droits du quart monde
X. Les plus pauvres dans la ville : incitation séculaire au combat pour les droits de l'homme
XI. Peuple du quart monde, un appel urgent à repenser les droits de l'homme
"Puisque par notre partage de vie dans les zones de misère, nous sommes témoins, peut-être plus que d'autres, que l'exclusion infligée aux plus pauvres est la pire des souffrances. C'est eux-mêmes qui nous le disent tous les jours, et nous obligent à le répéter : ce n'est pas d'avoir faim ou de ne pas savoir lire, ce n'est pas de ne pas avoir de quoi faire vivre et s'épanouir sa famille, ce n'est même pas de ne pas avoir de travail qui est le pire des malheurs de l'homme. Le pire des malheurs est de s'en savoir privé par mépris, tenu à l'écart du partage, littéralement traité comme hors-la-loi, parce qu'on ne reconnaît pas en vous un être humain, sujet de droits, digne de partage et de participations.
L'homme dont les droits et libertés sont bafoués, mais qui peut se dire qu'il est victime d'une injustice, qu'il est un homme malgré tout, est à plaindre, certes, mais il n'a pas touché le fond de la souffrance. L'homme du Quart Monde, lui, touche le fond, car comme le disait une mère de famille d'une cité sous-prolétarienne aux environs de Paris : "Ce n'est pas qu'il ne connaît pas ses droits, il ne sait même pas qu'il a des droits". En parlant d'un de ses voisins, décédé récemment, elle dit encore : "Il avait tellement eu peu de droits dans sa vie, qu'à la fin, il n'en demandait plus aucun. Il ne demandait rien quoi, il n'avait plus rien à demander""
XII. Les plus pauvres, moteurs des droits de l'homme
XIII. La grande pauvreté, défi posé aux droits de l'homme
XIV. La grande pauvreté, défi posé aux droits de l'homme en notre temps
XV. Les plus pauvres, révélateurs de l'indivisibilité des droits de l'homme
XVI. Grande pauvreté : droits de Dieu et droits de l'homme
"Mais que contient la promesse de Dieu ? Quelle est-elle ? Pour tous les temps, elle est que tous les hommes seront reconnus comme Ses enfants, qu'ils seront, tous, traités comme tels. En clair, cela veut dire qu'aujourd'hui, l'Eglise a reçu mission comme hier de rappeler aux hommes que les plus pauvres, les plus méprisés ont le droit d'être traités avec dignité, en enfants de Dieu. L'Eglise a mission de rappeler qu'ils doivent être reconnus dans leur dignité inaliénable d'enfants de Dieu. Cela veut dire encore que l'Eglise n'est fidèle que si elle rappelle inlassablement que tous les enfants de Dieu doivent avoir les moyens de vivre et de manifester cette dignité".
"C'est par Jésus, par ce qu'il fait, mais peut-être surtout par ce que les plus pauvres lui font, que nous apprenons les droits essentiels de l'homme :
- le droit à l'identité divine : le droit d'être reconnu Dieu et homme à cause de la résurrection. "Rabbouni", dit Marie Madeleine, la possédée, la prostituée peut-être, l'exclue en tous les cas. "J'ai vu le Seigneur, le Rabbouni crucifié est vivant !"
- le droit à la confiance : ce droit que Dieu exige pour Lui-même ; ce droit qui manque si cruellement aux plus pauvres, eux le donnent à Jésus à pleines mains : "Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier."
- le droit à l'égalité dans l'honneur : c'est une femme qui déverse tout son capital, toute son épargne et sans doute plus, en huile précieuse sur les pieds de cet homme. De cet homme que les grands, les puissants méprisent, harcèlent, pourchassent, surveillent comme, hélas, les plus pauvres sont souvent traités aujourd'hui"
4. Enrayer la reproduction de la grande pauvreté
"Une politique de lutte contre la reproduction de la grande pauvreté doit viser essentiellement à mettre en place un plancher de sécurité. Un tel plancher n’est pas un minimum vital culturel ou social garanti, mais comme un niveau au-dessous duquel aucun citoyen ne puisse descendre sans provoquer l’indignation de la conscience nationale. Un niveau aussi qui dépasse celui de la seule subsistance, fournissant au citoyen une base de départ pour un développement social, économique et culturel, les moyens de rétablir toutes ses chances de promotion, dans les domaines de la sécurité économique, de l’accès au savoir, de la prise de parole"