jeudi 29 octobre 2020

L'envers et l'endroit

A la suite de La Révolte dans les Asturies, je poursuis ma découverte des oeuvres de Camus que je n'avais pas lues. C'est un drôle d'ensemble, de textes, d'essais qui racontent quelques personnages croisés pour des tranches de vie souvent tristes, un peu cruelles. Très imprégnées d'Alger, elles parlent de vieillesse, d'isolement, de maladie, de voyage, de travail. C'est assez aride mais très beau.

Il comporte 5 parties et une préface très riche, où Camus reconnait dans ce texte la source de thématiques qu'il développera dans toute son oeuvre. On trouve notamment dans les appendices cette explication : 
"C'est vrai que les pays méditerranéens sont les seuls où je puisse vivre, que j'aime la vie et la lumière ; mais c'est vrai aussi que le tragique de l'existence obsède l'homme et que le plus profond de lui-même y reste attaché. Entre cet envers et cet endroit du monde et de moi-même, je me refuse à choisir. Si vous voyez un sourire sur les lèvres désespérées d'un homme, comment séparer celui-ci de celles-là ?"

L'ironie
Vieillesse, mort et isolement dans ce petit texte. 

Entre oui et non
Une femme et son fils, qui l'observe dans son silence.

La mort dans l'âme
Voyage à Prague, le personnage cherche son chemin.

Amour de vivre
A Palma, la danse dans un café, la joie de vivre.
"Car ce qui fait le prix du voyage, c’est la peur. Il brise en nous une sorte de décor intérieur. Il n’est plus possible de tricher – de se masquer derrière des heures de bureau et de chantier (ces heures contre lesquelles nous protestons si fort et qui nous défendent si surement contre la souffrance d’être seul) [...] Loin des nôtres, de notre langue, arrachés à tous nos appuis, privés de nos masques (on ne connait pas le tarif des tramways et tout est comme ça), nous sommes tout entiers à la surface de nous-mêmes. Mais aussi, à nous sentir l'âme malade, nous rendons à chaque être, à chaque objet, sa valeur de miracle"

L'Envers et l'Endroit
Que faire de son argent sinon préparer sa mort ?


lundi 26 octobre 2020

Nouvel éloge de la folie

C'est toujours chouette de retrouver un auteur aimé comme Alberto Manguel. Pourtant, avec ce recueil d'essais divers, édits et inédits, j'ai trouvé que ça partait dans tous les sens ! Seule Alice se fait notre Ariane dans cet ensemble varié.

La préface était pourtant prometteuse !
"Comme tous mes autres livres, ce livre a pour sujet la lecture, cette activité créatrice éminemment humaine. Je crois que nous sommes, dans l'âme, des animaux lecteurs et que l'art de lire, au sens le plus large, définit notre espèce. Nous venons au monde avides de découvrir un récit en toute chose : paysage, cieux, visages d'autrui et, bien entendu, dans les images et les mots que crée notre espèce. Nous lisons notre propre vie et celle des autres, nous lisons les sociétés dans lesquelles nous vivons et celles qui se trouvent au-delà de nos frontières, nous lisons dessins et immeubles, nous lisons ce qu'abrite la couverture d'un livre. C'est là l'essentiel. Pour moi, des mots sur une page confèrent au monde une cohérence. Lorsque les habitants de Macondo furent frappés un jour, pendant leurs cent ans de solitude, par un mal en forme d'amnésie, ils se rendirent compte que ce qu'ils connaissaient du monde était en train de se volatiliser et qu'ils risquaient d'oublier ce que c'est qu'une vache, ce que c'est qu'un arbre, ce que c’est qu’une maison. L’antidote, découvrirent-ils, se trouvait dans les mots. Afin de se souvenir de ce que leurs mots représentaient pour eux, ils rédigèrent des pancartes qu’ils suspendirent aux bêtes et aux objets : “Ceci est un arbre”, “Ceci est une maison”, “Ceci est une vache, et elle donne du lait qui, mélangé au café, donne le café con leche”. Les mots nous disent ce que nous, en tant que société, nous croyons qu’est le monde [...] Ce qui demeure invariable, c’est le plaisir de lire, de tenir un livre en mains et d’éprouver tout à coup cette sensation particulière d’émerveillement, de reconnaissance, de froid ou de chaleur qu’évoquent parfois, sans raison perceptible, certaines successions de mots. La critique de livres, la traduction de livres, l’édition d’anthologies sont des activités qui m’ont fourni une justification pour ce plaisir coupable (comme si le plaisir avait besoin d’une justification !) et m’ont même parfois permis de gagner ma vie. [...] “Le motif dans le tapis”, c’est la formule inventée par Henry James pour désigner le thème récurrent qui, telle une signature secrète, parcourt l’œuvre d’un auteur. Dans beaucoup des textes que j’ai écrits (critiques, notices ou introductions), je pense pouvoir distinguer ce motif insaisissable. Il a quelque chose à voir avec la relation de cet art que j’aime tant, l’art de lire, avec le monde dans lequel je le pratique, le “beau monde” de Thomas. Je crois qu’il existe une éthique de la lecture, une responsabilité dans notre manière de lire, un engagement à la fois politique et privé dans le fait de tourner les pages et de suivre les lignes. Et je crois que parfois, au-delà des intentions de l’auteur et au-delà des espoirs du lecteur, un livre peut nous rendre meilleurs et plus sages"

Mais j'avoue n'avoir pas bien vu l'intérêt de l'ensemble, qui se picore plus qu'il ne s'éclaire des lectures précédentes. Qu'à cela ne tienne, j'y ai glané des mots ! On redécouvre par exemple son amour pour Alice au pays des merveilles ou Don Quichotte, Pinocchio et Candide. On découvre aussi son passage de la lecture à l'écriture, des éléments de sa jeunesse, des essais littéraires ou politiques. On passe de l'histoire de la page, du point au lecteur ou traducteur idéal. Il parle de Borges, Dante, Homère, Wilde... et tant d'autres.

"Pendant toutes les années au cours desquelles j’ai lu et relu Alice, j’ai rencontré bien d’autres lectures différentes et intéressantes de ses aventures, mais je ne peux pas dire qu’aucune d’entre elles me soit devenue personnelle en profondeur. Les lectures des autres influencent, bien sûr, ma propre lecture, elles offrent de nouveaux points de vue ou colorent certains passages, mais elles ressemblent pour la plupart au moucheron qui ne cesse d’agacer Alice en lui chuchotant à l’oreille : “Vous pourriez fabriquer un jeu de mots à ce propos.” Je refuse ; je suis un lecteur jaloux et je ne reconnais à personne un jus primae noctis sur les livres que je lis. Le sentiment intime de familiarité établi voici tant d’années avec ma première Alice ne s’est pas affaibli ; chaque fois que je la relis, les liens se resserrent de façon très privée et inattendue".
"Comment la perception de ce que je suis affecte-t-elle ma perception du monde qui m'entoure ?"
"Pour un lecteur, c'est là sans doute la justification essentielle, voire la seule, de la littérature : sa faculté d'empêcher la folie du monde s'emparer totalement de nous, même si elle envahit nos caves (la métaphore est de Machado de Assis) avant de gagner lentement la salle à manger, le salon, la maison entière"
"Toute grande littérature (toute littérature que nous qualifions de grande) survit, plus ou moins péniblement, à travers ses réincarnations, ses traductions, ses lectures et relectures, faisant passer une sorte de connaissance ou de révélation qui, à son tour, se propage et fait jaillir chez beaucoup de ses lecteurs des intuitions et des expériences nouvelles. Ce caractère créateur, à l'instar des lectures shamaniques d'écailles de tortue ou de feuilles de thé, nous permet de comprendre, grâce à la lecture de fiction ou de poésie, quelque chose du mystérieux individu que nous sommes. Un processus qui nécessite non seulement la compréhension d'un vocabulaire partagé mais aussi le discernement, dans une construction littéraire, d'une signification nouvellement créée. En pareils cas, c'est le lecteur (et non l'auteur) qui recompose et déchiffre le texte se tenant en quelque sorte des deux côtés de la page à la fois."

"La bibliothèque idéale (comme toutes les bibliothèques) contient au moins une phrase qui a été écrite exclusivement pour chacun d'entre nous"
"Les livres nous obligent à regarder le monde. Mais que nous errions dans le but de nous perdre ou dans celui de nous trouver, dans les bibliothèques et sur les routes, c'est de notre volonté que cela dépend et non des cités hostiles ou accueillantes qui se trouvent derrière et devant nous"
"Les lecteurs savent qu'il y a des livres à lire après l'amour, et d'autres en attendant dans les salles d'embarquement des aéroports, des livres pour la table du petit déjeuner et d'autres pour la salle de bain, des livres pour les nuits d'insomnie chez soi et d'autres pour les journées sans sommeil à l’hôpital. Personne, même le meilleur des lecteurs, ne peut expliquer pourquoi certains livres conviennent à certaines occasions et d'autres pas. De quelque manière ineffable, les occasions et les livres, tels les êtres humains, s'entendent ou s’opposent entre eux. Pourquoi, à un certain moment de notre vie, choisissons nous la compagnie d'un livre plutôt que celle d'un autre ?"

samedi 24 octobre 2020

Tibhirine, une espérance à perte de vie

Cet ouvrage de Jean-Luc Barré est le fruit de rencontres de chrétiens en Algérie, peu de temps après l'assassinat des moines de Tibhirine mais aussi de Pierre Claverie et bien d'autres. Entre échanges avec des religieux, des morceaux d'histoire récente, des éléments sur la guerre d'Algérie et des ressentis liés aux déplacements en Algérie, ce petit livre, parfois un peu brouillon, invite à garder l'espérance.
J'espérais plus d'éléments liés à la spiritualité des chrétiens dans un contexte difficile, j'y ai plutôt trouvé des éléments factuels et politiques. 


mercredi 21 octobre 2020

La Princesse de Babylone

 Relecture d'un ouvrage de Voltaire lu en terminale... Oups, ça date ! On n'est pas très loin de Candide.

Le roi de Babylone organise un concours dont le prix est sa fille, la magnifique Formosante. Trois rois et un berger se présentent. C'est le berger, monté sur une licorne, qui remporte toutes les épreuves et disparait après avoir laissé un phénix à la belle Formosante, qui s'amourache de lui. Pour le roi, c'est plus compliqué, aucun des prétendants ne convient et un oracle lui annonce que sa fille doit faire le tour du monde. 

Qu'à cela ne tienne, Formosante commence un voyage à destination du pays des Gangarides, pays de cocagne où vit Amazan, le fameux berger. Embrassée par le roi d'Egypte qu'elle voulait leurrer, elle est prise à son propre piège : Amazan entame un tour du monde pour fuir l'infidèle. C'est l'occasion pour elle de faire un tour du monde et de découvrir de curieuses contrées : Chine, Russie, Pays-Bas, Angleterre, France, Espagne... Ce roman d'amour est bien sûr l'occasion de souligner les traits de l'un ou l'autre peuple, avec burlesque ou ironie, mais surtout d'en critiquer le système politique ou religieux. 

Sous ses airs exotiques et drôles, c'est un parfait petit conte des Lumières, qui joue avec les codes du roman courtois. 

lundi 19 octobre 2020

Ça ira (1) La fin de Louis

Je poursuis ma découverte de Joël Pommerat avec cette pièce sur les premiers mois de la Révolution française, de la réunion des États Généraux au déménagement du roi et de l'assemblée à Paris. La prise de la Bastille, la déclaration des droits de l'homme, émaillent le texte mais ce n'est pas le plus important. Ce qui est proposé, ce sont les débats de l'assemblée, les liens avec le roi et ses ministres, les comités de quartier. Ça pourrait sembler inintéressant à première vue, tous ces hommes et femmes qui débattent, mais il n'en est rien ! Ces députés construisent la Révolution devant nous, sans en avoir vraiment conscience, oscillant entre réformer la constitution et réagir aux émeutes. Et si le contexte rappelle celui de la Révolution, ce n'est pas un texte historique à proprement parler : seul Louis rappelle le roi... mais avec qui on peut prendre des selfies ou qui reçoit des coups de téléphone.
Construit par Pommerat avec une équipe de comédiens improvisant sur les thèmes avant de figer le texte, il est tout à fait vivant et lisible. Hâte de le croiser un de ces jours au théâtre !


vendredi 16 octobre 2020

Refuser la misère

Je continue à mieux connaitre ATD 1/4 monde et son fondateur, Joseph Wresinski, en lisant. Cet ouvrage est un recueil de textes des années 1960 à 1980, où il s'exprime sur la pauvreté et son combat contre la misère. 

Son premier enjeu est de faire comprendre ce qu'est la misère, la misère du sous-prolétariat, celui qui n'est représenté par personne, qui n'est aidé par personne, qui est objet de dédain. Il y a aussi l'enjeu de faire reconnaître les plus pauvres comme des sachants sur la pauvreté. Il y a quelque chose de l'ordre des idées reçues à démonter et de droits à exister à respecter. 

"Beaucoup ne comprennent pas le souci que nous avons d’informer, de faire connaître, d’expliquer. Certains pensent que nous devrions nous contenter d’aider, de secourir, de dépanner, d’encourager les familles des bidonvilles. Ceux-là ont raison de nous crier : « Casse-cou, faites attention à ne pas vous réduire à un intellectualisme de la misère qui peut devenir stérile »… Nous les en remercions, car ils nous aident à ne pas nous écarter de ce contact humain fait de présence, d’écoute, de communion, de délicate intervention.
Mais aussi, comment être présent si le genre de vie des bidonvilles nous échappe, écouter sans connaître le sens des mots, communier à l’inconnu, aider sans savoir les besoins ? L’une et l’autre attitude sont complémentaires, ne se condamnent ni ne se rejettent : aimer pour connaître et connaître pour aimer sont les fondements de toute approche fraternelle [...] Cependant, ajoute-t-il, les sociétés sont bâties, non pas par l'amour, mais par l'intelligence, que celle-ci soit ou non animée par l'amour. Le pauvre qui n'aura pas été introduit dans l'intelligence des hommes ne sera pas introduit dans leurs cités. Tant que le pauvre n'est pas écouté, tant que les responsables de l'organisation d'une cité ne s'instruisent pas de lui et de son monde, les mesures prises pour lui ne seront que des gestes par à-coups, répondant à des exigences superficielles et d'opportunité"

Chaque chapitre est introduit par le contexte de l'écriture du texte par le père Joseph, suivi par le contenu de celui-ci. Certains passages peuvent paraître répétitifs puisque les interlocuteurs sont différents mais les sources sont les mêmes : mêmes bidonvilles, mêmes histoires, mêmes combats, écrits sous des angles différents selon que la question est adressée pour les droits de l'homme, la compréhension de la misère ou encore de la violence. C'est didactique, rempli d'exemples, mais c'est parfois un peu répétitif comme je le disais. Logique puisque ce sont des textes divers superposés dans un ouvrage. Mais rien que pour les exemples, les histoires de reproduction sociale de la misère, c'est passionnant. Et super flippant ! 

Je vous livre les phrases marquantes dans les chapitres correspondants, sachant que vous pourrez retrouver ces textes et bien d'autres encore sur le site qui lui est consacré.

L'ouvrage est composé ainsi : 
1. « Le pauvre qui n'est pas introduit dans la pensée de l'homme demeure en dehors de ses cités »
I. La place du pauvre dans la pensée
II. La science, parente pauvre de la charité
" Ce qui nous frappe dans la couche sous-prolétarienne, c'est cette sorte de décalage dans la façon d'y percevoir certaines valeurs, du fait qu'on ne les vit pas de la même manière que le monde extérieur. Le travail fait partie de la dignité de l’homme, dit-on au pauvre, l'enseignement est nécessaire aux enfants, le mariage est honorable. Il y croit sans jamais arriver à saisir entièrement ces valeurs par une expérience vécue. Son expérience personnelle est celle du travail humiliant, de l'enseignement dont ses enfants sont incapables de profiter, de la précarité ou de l'impossibilité du mariage. Ne connaissant pas autre chose, il ne saisit pas lui-même son décalage par rapport au monde extérieur. Il sent qu'il est différent des autres, mais il n'en comprend jamais exactement le pourquoi. Cette situation confuse donne à tout contact entre le pauvre et le non-pauvre une note d'ambiguïté qui fausse la relation et fait qu'elle aboutit le plus souvent à un dialogue de sourds. "
"Trop démunis pour être utiles, notre seul moyen de communication était d'accepter l'aide individuelle offerte de l'extérieur et, en échange, de l'utiliser comme l'entendait celui qui secourait. Ce genre de dialogue nous privait de toute possibilité de promotion. En effet, celle-ci exigeait au départ ce minimum de liberté de pensée et d'action, ce minimum de statut social indépendant de nos dimensions personnelles, nécessaires à la communication authentique avec un milieu dynamique. D'ailleurs, faute de connaissance de la pauvreté, nos interlocuteurs le plus souvent ne soupçonnaient pas que nous puissions penser différemment d'eux ou, s'ils le découvraient, s'en indignaient. Discuter de leurs interventions qui ne correspondaient pas à notre besoin profond d'intégration, les refuser à la rigueur, signifiait compromettre les seules relations qui nous restaient avec une société sans laquelle nous ne pouvions vivre [...]  Les démarches matérielles, sociales ou spirituelles individualisées sont infiniment précieuses et même indispensables. Elles correspondent cependant à une sorte de sauvetage d'individus ou de familles et ne mènent pas à l'intégration d'un milieu. Elles tendent à écrémer une couche sociale au lieu de faire éclater le cercle vicieux de la pauvreté. En individualisant le pauvre sans l'introduire dans un groupe à sa mesure, on l'isole et le dépersonnalise. C'est là, nous semble-t-il, une des formes les plus subtiles de la ségrégation."

III. Pourquoi investir dans la recherche ?
IV. Le comité scientifique, une alliance durable
V. La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat
"Il s'agit de la fonction (et je dirais volontiers du devoir) des chercheurs dans le domaine de la pauvreté, de faire place à la connaissance que les très pauvres eux-mêmes ont de leur condition. De faire place à cette connaissance, de la réhabiliter comme unique et indispensable, autonome et complémentaire à toute autre forme de connaissance, et de l'aider à se développer. Et à cette fonction, vous le devinez, s'en ajoute une autre : celle de faire place, de réhabiliter et d'aider à se consolider la connaissance que peuvent avoir ceux qui vivent et agissent parmi et avec les plus pauvres". 

VI. Échec à la misère
"Le plus grave est l’absence de réciprocité. D’être considéré comme totalement inférieur, même quand il s’agit de connaître, d’analyser leur propre existence, détruit les familles du Quart Monde plus que ne les détruisent la malnutrition ou la maladie"
"La misère est, par définition, cette condition défigurant ses victimes, au point qu’elles deviennent méconnaissables au regard des autres hommes de leur temps. A la différence de la seule pauvreté, imposant une existence austère, faite de discipline et de rigueur, la misère interdit toute mesure, toute austérité. Face à des privations, des oppressions, des humiliations démesurées, l’homme est nécessairement conduit à des réactions démesurées elles aussi. Démesurées au regard de son entourage tout au moins"
"Curieusement, les plus pauvres apparaissent comme n’ayant pas d’histoire par eux-mêmes, surgissant dans l’histoire des autres lorsque leur existence fait violence, appelant des mesures violentes en retour"
"Examiner un certain mode de pensée sur les plus pauvres nous permet de mettre en lumière l’injustice dont souffrent de plus les familles les plus démunies : celle d’être comptées pour ignorantes et incapables d’apprendre"
"Regardons un instant l’Université à travers les yeux des plus pauvres. De quelle manière pourrait-elle se faire leur amie ? Elle pourrait prendre pour étudiants, éventuellement pour enseignants, des hommes, des femmes du Quart Monde. Elle pourrait, par elle-même, bâtir une connaissance significative sur l’extrême pauvreté, sur l’exclusion, sur leurs victimes. Elle pourrait, enfin, veiller à ce que son savoir, ses découvertes profitent aux plus pauvres de son temps. Trois chemins possibles. Les dirigeants des affaires universitaires ont-ils pu les emprunter ?"

2. « La violence faite aux pauvres »
VII. La violence faite aux pauvres
"Ni les sous-prolétaires, ni les riches, n’ont nécessairement conscience de la violence qui pèse sur l’univers de la misère. Elle est souvent dissimulée derrière le visage de l’ordre, de la raison, de la justice même.
N’est-ce pas au nom de l’ordre moral que nous nous introduisons dans leurs pauvres amours, les bousculant, parfois les dénigrant, toujours les jugeant, au lieu d’en faire le tremplin de leur promotion familiale ? Pourtant, même s’ils ne sont pas conformes à notre morale ni à nos codes, ils sont sans doute la seule chance qui leur reste d’une confiance et d’un départ vers une vie plus totale.
Le bidonville aurait pu être le lieu de passage d’un peuple de malheureux vers une cité plus juste. Au nom d’un ordre social, nous en avons fait un enfer, rendant leur vie infernale sous prétexte d’empêcher des familles de s’y accrocher et d’y demeurer. Notre hâte d’imposer un ordre nous fait oublier l’homme. Plus sa vie est précaire et moins il possède de biens, plus il s’y accrochera de peur de les perdre. Il ne les échangera pas de bon gré pour ce qu’il ne peut ni connaître, ni comprendre.
N’est-ce pas aussi notre « raison » qui nous dicte d’enlever au sous-prolétaire son autonomie ? Ne savons-nous pas mieux que lui ce qui lui convient ? Pourquoi le mettre devant des choix réels qu’il ne saurait pas faire ? Ainsi, nous allons jusqu’à lui désigner le lieu où il habitera. Puis nous l’accuserons d’être sans initiative, sans ambition et nous dirons : « Il ne veut pas en sortir ». Comment s’en sortira-t-il, n’ayant jamais pu exercer sa propre raison ? Au nom d’une certaine justice, nous usurpons même sa place de père, nous nous substituons à lui devant ses fils ; nous prétendons qu’il n’assume pas ses responsabilités, nous le condamnons. Ainsi, jamais il ne deviendra un vrai père, pleinement responsable des siens et défendant leurs droits.
Ayant rejeté tout ce qu’il fait, dénigré ce qu’il a entrepris, l’ayant privé de la plupart des biens, nous en avons fait un assiégé. Sa plainte ne sera pas conforme à nos lois, il volera, il portera coups et blessures. Alors, au nom de la justice, nous le mènerons en prison. En sortant de là, comment sera-t-il encore capable de respecter notre justice ?
Notre ordre, notre raison, notre justice se tournent contre lui. Ils lui créent un ordre singulier, qui l’introduit dans le désordre, la déraison, l’injustice... "

VIII. Quart Monde et non-violence.
"Ceux qui ne connaissent pas le monde de la misère penseront peut-être qu'il s'agit de lâcheté, de peur. Il est vrai que face à ceux qui ont le pouvoir et, surtout, les moyens de les opprimer, de les exclure, les plus pauvres tremblent. Ils ont l'expérience qu'il n'y a rien à redire à ces gens-là, qu'il n'y a rien à gagner. Alors, leur esquive, c'est l'esquive pour vivre, ne serait-ce que dans un semblant de paix. Entre eux, à moi, aux Volontaires, ils avoueront : "Quoi que je dise, j'aurai toujours tort, alors je préfère me taire. Moi, je ne veux pas me laisser insulter. Et je veux garder mes enfants ; alors je me tais.""
""Ce qu'il faudrait, c'est que les riches, ils viennent habiter chez nous. Nous, on irait chez eux ; après, on leur rendrait leurs maisons et comme ça, ils sauraient ce que c'est que de vivre comme nous vivons..." Ce n'était pas seulement une parole d'enfant. C'était une parole venant du fond de la pensée, de l'intuition des plus pauvres. De ces pauvres qui n'ont pas participé aux luttes ouvrières, trop pauvres aujourd'hui comme hier pour participer aux luttes ouvrières, pour partager la mémoire, la fierté ouvrières, mais qui ont leur fierté, une autre fierté, une autre mémoire. "
"Cette arme ultime qu'est la misère et qui attire la pitié, c'est la plainte des pauvres. Elle peut susciter l'aumône, peut-être même l'entraide et la solidarité, et ils le savent. Absence de pudeur, diront beaucoup de nantis, absence de sens de leurs droits, absence de fierté ? C'est bien plus profond. Le Quart Monde sait, ses grands parents savaient déjà par expérience, que quand on est trop misérable, les droits ne jouent plus. Il ne reste plus qu'à espérer la pitié. Les plus pauvres savent d'expérience que même les Droits de l'Homme ne valent que pour les hommes que l'on reconnaît comme tels ; qu'ils ne valent pas pour des hommes qui sont suspectés d'être des sous-hommes, des inférieurs, des déchets. Eux savent que le dernier rempart de l'homme, ce ne sont pas des droits inscrits dans des déclarations et des constitutions. Eux savent que le dernier rempart de l'homme est la miséricorde, l'amour, la justice et la paix fondées dans l'amour. "

3. « La misère a été créée par les hommes, seuls les hommes peuvent la détruire »
IX. Les droits du quart monde
X. Les plus pauvres dans la ville : incitation séculaire au combat pour les droits de l'homme
XI. Peuple du quart monde, un appel urgent à repenser les droits de l'homme
"Puisque par notre partage de vie dans les zones de misère, nous sommes témoins, peut-être plus que d'autres, que l'exclusion infligée aux plus pauvres est la pire des souffrances. C'est eux-mêmes qui nous le disent tous les jours, et nous obligent à le répéter : ce n'est pas d'avoir faim ou de ne pas savoir lire, ce n'est pas de ne pas avoir de quoi faire vivre et s'épanouir sa famille, ce n'est même pas de ne pas avoir de travail qui est le pire des malheurs de l'homme. Le pire des malheurs est de s'en savoir privé par mépris, tenu à l'écart du partage, littéralement traité comme hors-la-loi, parce qu'on ne reconnaît pas en vous un être humain, sujet de droits, digne de partage et de participations.
L'homme dont les droits et libertés sont bafoués, mais qui peut se dire qu'il est victime d'une injustice, qu'il est un homme malgré tout, est à plaindre, certes, mais il n'a pas touché le fond de la souffrance. L'homme du Quart Monde, lui, touche le fond, car comme le disait une mère de famille d'une cité sous-prolétarienne aux environs de Paris : "Ce n'est pas qu'il ne connaît pas ses droits, il ne sait même pas qu'il a des droits". En parlant d'un de ses voisins, décédé récemment, elle dit encore : "Il avait tellement eu peu de droits dans sa vie, qu'à la fin, il n'en demandait plus aucun. Il ne demandait rien quoi, il n'avait plus rien à demander""

XII. Les plus pauvres, moteurs des droits de l'homme
XIII. La grande pauvreté, défi posé aux droits de l'homme
XIV. La grande pauvreté, défi posé aux droits de l'homme en notre temps
XV. Les plus pauvres, révélateurs de l'indivisibilité des droits de l'homme
XVI. Grande pauvreté : droits de Dieu et droits de l'homme
"Mais que contient la promesse de Dieu ? Quelle est-elle ? Pour tous les temps, elle est que tous les hommes seront reconnus comme Ses enfants, qu'ils seront, tous, traités comme tels. En clair, cela veut dire qu'aujourd'hui, l'Eglise a reçu mission comme hier de rappeler aux hommes que les plus pauvres, les plus méprisés ont le droit d'être traités avec dignité, en enfants de Dieu. L'Eglise a mission de rappeler qu'ils doivent être reconnus dans leur dignité inaliénable d'enfants de Dieu. Cela veut dire encore que l'Eglise n'est fidèle que si elle rappelle inlassablement que tous les enfants de Dieu doivent avoir les moyens de vivre et de manifester cette dignité". 
"C'est par Jésus, par ce qu'il fait, mais peut-être surtout par ce que les plus pauvres lui font, que nous apprenons les droits essentiels de l'homme :
 - le droit à l'identité divine : le droit d'être reconnu Dieu et homme à cause de la résurrection. "Rabbouni", dit Marie Madeleine, la possédée, la prostituée peut-être, l'exclue en tous les cas. "J'ai vu le Seigneur, le Rabbouni crucifié est vivant !"
 - le droit à la confiance : ce droit que Dieu exige pour Lui-même ; ce droit qui manque si cruellement aux plus pauvres, eux le donnent à Jésus à pleines mains : "Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier."
 - le droit à l'égalité dans l'honneur : c'est une femme qui déverse tout son capital, toute son épargne et sans doute plus, en huile précieuse sur les pieds de cet homme. De cet homme que les grands, les puissants méprisent, harcèlent, pourchassent, surveillent comme, hélas, les plus pauvres sont souvent traités aujourd'hui"

4. Enrayer la reproduction de la grande pauvreté
"Une politique de lutte contre la reproduction de la grande pauvreté doit viser essentiellement à mettre en place un plancher de sécurité. Un tel plancher n’est pas un minimum vital culturel ou social garanti, mais comme un niveau au-dessous duquel aucun citoyen ne puisse descendre sans provoquer l’indignation de la conscience nationale. Un niveau aussi qui dépasse celui de la seule subsistance, fournissant au citoyen une base de départ pour un développement social, économique et culturel, les moyens de rétablir toutes ses chances de promotion, dans les domaines de la sécurité économique, de l’accès au savoir, de la prise de parole"

jeudi 15 octobre 2020

La Passe-Miroir

 Billet global pour la tétralogie de Christelle Dabos que j'ai dévoré en une semaine. Oui, avec des petites nuits et pas de vie sociale. C'est le problème quand on découvre un univers fascinant, entre mythologie et expo universelles !

A travers quatre ouvrages, Les Fiancés de l'hiver, Les Disparus du Clairedelune, La mémoire de Babel et la Tempête des échos, j'ai suivi Ophélie, une jeune femme fort attachante. Après la Déchirure - comprendre la fin du monde, le monde s'est réorganisé en arches, dirigées par un esprit de famille - un personnage à la longévité extraordinaire, qui partage une partie de ses pouvoirs à ses habitants mais a perdu la mémoire. 

Sur Anima, on découvre Ophélie, descendante d'Artémis. Elle est liseuse - elle peut lire les émotions des personnes qui ont été en contact avec un objet à partir de cet objet - et passe-miroir - elle peut passer d'un miroir à l'autre. Elle mène une vie tranquille dans son musée et seule sa maladresse lui attire des petites mésaventures. Ayant déjà refusé deux mariages, elle est fiancée à Thorn, un homme du Pôle - une arche où règne Farouk, un esprit de famille qui détient des pouvoirs psychiques. Après avoir grandi dans l'ambiance familiale d'Anima, la découverte du Pôle avec sa cour, ses intrigues et ses violences est un sacré apprentissage pour Ophélie. Sans parler de la découverte de sa belle-famille et des pouvoirs de ceux-ci. 

Si le premier livre permet de rencontrer les protagonistes, de pénétrer dans un univers et de s'attacher à Ophélie, les suivants s'intéressent à des problématiques plus globales : qui est Dieu ? Comment sauver le monde ? Mais aussi à des questions existentielles "qui est je". 

Roman fantasy plein d'aventures et de rebondissements, il n'oublie pas d'être profond, notamment dans l'utilisation des pouvoirs de chacun. Par contre, il aurait mérité un peu moins de redondances notamment sur les caractères des personnages : on nous redit régulièrement leur maladresse, leur froideur, leur beauté etc. Enfin, le dernier tome est un peu décevant : révélations et mystères jouent à cache-cache et font perdre de sa crédibilité à la narration ; on rencontre beaucoup de personnages dans les 4 tomes mais leur sort dans le dernier est un peu expédié. Mais de chouettes romans jeunesse !

lundi 12 octobre 2020

Terrasse à Rome

Ce roman de Pascal Quignard est depuis tellement longtemps dans ma PAL que je ne sais même plus qui me l'a conseillé ! Il n'est pas difficile d'accès et pourtant, j'en sors en me disant qu'il garde sa part de mystère.

On pourrait dire qu'il s'agit d'une biographie de Meaume, graveur du XVIIe siècle, eau-fortiste spécialisé dans la manière noire. Un artiste de son temps, qui parcourt l'Europe en semant des gravures licencieuses sur ses pas. Un homme qui saisit des scènes de genre, des scènes érotiques et des scènes religieuses. Un homme marqué par l'acide, qui a attaqué son visage comme il attaque les cuivres. Un homme défiguré par l'amour de Nanni.

Ce livre s'écrit surtout à travers des images, des instants, sans s'inquiéter de chronologie. Il fonctionne autour de rencontres, avec d'autres artistes, comme Claude Gellée, avec d'autres femmes comme Marie. On croise des noms de gravures, des dates, on a presque envie de croire à son existence. Et pourtant, il ne cesse de se dérober, de changer de lieu, insaisissable. 

Ce personnage reste dans les coins, dans l'obscur. Le lecteur ne saisit ni son coeur ni son histoire, ce qui est accentué par l'écriture, belle et noble de l'auteur, austère et un peu froide. Pas de sentiments, des faits, des corps, des images et peu de couleurs. Un livre qui sonne comme une belle oeuvre sans âme.


lundi 5 octobre 2020

Contes initiatiques peuls

Je suis tombée sur ce livre d'Amadou Hampâté Bâ dans les bureaux du boulot. Vous savez combien j'aime les contes et j'avoue que ma connaissance des contes africains est très faible. Deux bonnes raisons pour le lire !

L'ouvrage contient deux contes : Njeddo Dewal, mère de calamité et Kaïdara. Ce sont des contes initiatiques pour leurs personnages mais aussi pour celui qui écoute. En effet, ces aventures sont pleines de symboles qui visent à initier spirituellement les hommes. Heureusement, les notes sont abondantes, ainsi que la postface et la préface pour décoder ces significations. L'auteur le dit : 
"Ce sont les êtres mêmes de la nature qui fournissent les symboles de leur enseignement, et le monde environnant devient comme un grand livre qu'il faut apprendre à déchiffrer"
"Pour nous, tout est école... Rien n'est simplement récréatif. (...) Que ce soit par contes, par chants, par parole, rien, en Afrique, n'est vraiment une distraction simple. Je peux dire ainsi que le profane n'existe pas en Afrique. Dans la vieille Afrique, il n'y a pas de profane : tout est religieux, tout a un but, tout a un motif"
Je résumerai bien mal chacun des contes mais en voilà les tenants et aboutissants. Je ne peux que vous conseiller de les lire pour en goûter toute la saveur. 

Njeddo Dewal, mère de calamité : être monstrueux et maléfique, créé pour punir les Peuls de leur orgueil, Njeddo Dewal est magicienne. Elle prend les atours du beau, notamment à travers ses 7 filles, pour perdre les hommes. A la femme de Bâ-Wâm'ndé, un songe est envoyé qui donne les clés pour éliminer Njeddo Dewal. Mais cela va demander à Bâ-Wâm'ndé d'affaiblir la magicienne à travers une aventure improbable, où il sera aidé par une reine scorpion, un être difforme, un mouton et plein d'animaux auxquels il avait pu rendre service auparavant. Et ce n'est que son petit-fils, le taurillon blanc, qui pourra mettre fin au règne de Njeddo Dewal avec ses oncles.

 Kaïdara est l'histoire de trois hommes partis en voyage au pays des nains, un pays caché, où toutes les rencontres sont symboliques. Il n'empêche qu'il y a des défis à y relever, par la persévérance, la force, la patience... Nos trois hommes sont confrontés à des phénomènes qu'ils ne comprennent pas avant de rencontrer Kaïdara, le dieu. Ils en reçoivent des dons. Mais comment les utiliseront-ils ? C'est celui qui cherchera la sagesse qui en sortira vivant !