Avec ce recueil de poésies choisies, j'ai plongé dans le monde de Jean-Pierre Lemaire. Un monde imprégné du soleil, celui de l'Italie, de Menton, celui de l'enfance. Un monde chrétien aussi avec ses passages évangéliques, ses rosaires, ses miracles. Un monde où les mots semblent simples et accessibles mais renferment un sens secret, un sens à découvrir.
J'en ai aimé beaucoup, je vous livre ces poèmes :
Préface
Le vent dégage au-dessus du temps mince
où la rivière continue à jouer aux dés sans lever les yeux
les flancs irrévélés de l'éternité
le blanc qui résume le prisme incandescent de la terre
les montagnes qui vibrent dans l'air d'été comme tes premières lettres
tracés d'un bout à l'autre sur la ligne du haut
inaugurant solennellement le cahier d'écriture
Tu as désormais la page entière devant toi
et tu réentends derrière ton épaule
les sages voix qui t'ont appris à lire
tressées avec ta propre voix pour épeler la vie
dans cet alphabet aux couleurs bouleversantes
où les lettres n'ont pas toutes le même âge
et suivent les pleins, les déliés des jours
le pâté du petit bois, l'accent du toit rouge
l'initiale droite du clocher et les italiques frissonnantes des noisetiers
La terre a si longtemps gardé tous ses mots dans la bouche
avec les cailloux de l'Arve, en apparence incapable
d'articuler son vœu profond, sa parole humaine
l'écume des neiges aux lèvres : elle s'exerçait
pour les prononcer clairement aujourd'hui
en sommets, en arbres, en hommes distincts
et tu es l'un d'eux, toi aussi, en paix avec le paysage
ayant enfin appris leur nom et le tien
Tu démêles dans ta voix le fil d'or, le fil d'argent, le fil d'azur
et la veine silencieuse de la Sagesse
comme la ligne pâle des anciens cahiers :
Quand tu chantes on doit les entendre tous
Mer bleu sombre, inentamable
dont le mouvement ne dévoile rien
comme la femme qui a dit non
et redevient dans tous ses gestes
autonome, ignorante, étrangère
antérieure à la question même
Quand on longe les murs
on trouve un jour des hommes-portes
des hommes-fenêtres
par qui l'on voit le monde
le paysage et les autres hommes
ainsi parfois à l'infini
En passant derrière eux
on finit par suivre
sans savoir un chemin
au bout duquel peut-être
tu t'ouvriras aussi
L'autre message
Quand il a lu le dernier mot
il cherche encore au creux de l'enveloppe
autre chose, un signe impalpable
plus fin qu'une épingle, un souffle
qui serait venu clandestinement
ici, loin de la mer, comme des grains de sable
recueillis au fond d'un soulier obscur
Ite missa est
Sous le porche à la sortie
les gens clignent des yeux
Ils partent comme des oiseaux
chacun vers son dimanche
en passant chez le fleuriste ou le boulanger
A la maison, ils referment la porte
déposent leurs clefs
accrochent leur imperméable
Quand on demande d'où ils viennent
ils s'aperçoivent soudain
qu'ils ont ensemble traversé la mer
Leurs souliers sont mouillés
Ce ne sont pas les mêmes
Un coup de vent a soufflé les pétales
des cerisiers de la cité jusqu'à la porte des immeubles
et sur le seuil les gens s'arrêtent
se demandent, le temps d'un battement de cœur
quel jour nous sommes ce matin
quel lendemain de fête
Si tu peux tenir debout sans excuse
une minute au bord de ton vide béant
supporter le vertige intime sans masque
tu me verras et tu te verras presque
avant d'ouvrir les yeux, comme Adam
par les volets de sa poitrine endormie
dont Dieu venait d'enlever une lame
reconnut Êve dans le jardin
Ne comble pas l’excavation de ton cœur
où les cyclamens brûlent à feu couvert
Garde l’entaille vive en ta mémoire
si tu veux donner une chance à mes paroles
Moi, je reste blessée pour te recevoir
par le coup de lance et la marque des clous
J'ai greffé dans mes plaies le souci des hommes
et la Résurrection ne les a pas fermées
On m'ôte à la fin ce que je n'avais pas
comme au serviteur de la parabole
qui ne croyait plus au retour de son Maître
et moins encore au sens de toutes ces années
En creusant sa tombe, il a découvert
l'argent que le Maître lui avait confié
avant de partir pour l'étranger, jadis
ainsi qu'à tous les autres. Lui avait eu peur
Il l'avait enterré à l'époque des troubles
À présent, le Maître ne va pas tarder
mais c'est lui qui croit revenir de voyage
et trouver dans sa poche, en tirant ses clefs
la monnaie qu'il n'a pas dépensée là-bas
une pièce brillante, étrangère, indéchiffrable
qu'il ne peut même plus donner à la quête
Devant la mer
Tu cries devant la mer comme devant un chien
un grand animal que tu veux caresser
qui aboie et te lèche avec sa langue froide
Tu cries et tu ries, moins craintive que nous
et la mer semble avoir à nouveau ton âge
quand elle était encore apprivoisée
Accroupie sur le seuil et nous tournant le dos
tu lèves le nez vers les acacias
pour parler aux oiseaux ; nous, de la pénombre
nous tâchons de suivre la conversation
vive, sensée, intraduisible
où tu racontes en langue indigène
tout ce que les parents ne peuvent entendre
depuis qu'ils sont sortis du ciel en grandissant
Les jouets
Quand tu es partie, dans la maison muette
nous butons encore souvent sur un cube
un animal le nez contre le sol
une balle qui va rouler sous un meuble
émus comme devant les signes épars
d'une civilisation disparue
figée par ton départ au milieu d'un jour
une Atlantide aux métaux mystérieux
dont nous sépare un âge de la terre
et nous avons peur, en rangeant la pièce
de brouiller par mégarde un ordre immémorial
d'effacer le message naïf et secret
que tu nous laissais jusqu'à ton retour
En ce temps-là, les boiteux, les aveugles
t'imploraient sans cesse au bord de la route
et tu les guérissais. Aujourd'hui, c'est nous
infirmes, qui marchons au milieu de la foule
et toi qui attends sur notre passage
pour échanger le jour contre nos rêves
l'avenir contre nos chagrins d'enfant
si nous voulons faire un pas de côté
comme on sort du chemin pour cueillir une fleur
L'habit que nous revêtirons au banquet du Royaume
sera celui de tous les jours
qui nous aura gênés tant que nous le portions
Il était fait à nos mesures
et nous ira si tard, merveilleusement bien
quand nous aurons retouché le miroir...
Entre hiver et printemps
sur l'arbre simplifié devant la montagne
on distingue plus nettement que jamais
la gorge orange du bouvreuil
ou celle, noire et jaune, de la mésange.
Les nuages restent bas
la pâleur des sommets se perd encore en eux.
Après la neige, avant les feuilles
examine ta vie.
Ne remplis pas les marges.
Le grand océan revient frapper aux portes
en octobre, très loin à l'intérieur des terres.
La lumière est salée, on trouve des barques
au fond des jardins et le vent excessif
froisse les tourterelles comme des mouchoirs.
Mobilisation éphémère, exaltante
et tu veux cette année être du voyage
quoique mal préparé, comme une péniche
qui voudrait affronter les vagues de la mer.
Avant tout
Les maisons, les arbres sont tournés vers l'est
regardant la lumière qui vient d'Italie
comme si chaque chose était une aiguille
attentive au passage d'un fil de lumière
à l'intérieur de soi. Les hommes déjà
sont partis en tous sens, et toi qui essaies
de surprendre en chacun l'ouverture secrète
tu dérobes aussi le chas de ton cœur
au fil lumineux. Si tu l'as manqué
il se présentera peut-être à la fin
de l'autre côté, rouge avant de se rompre.
A la dernière heure comme à la première
il faudra lever les yeux de ton ouvrage
accepter le regard de ce qui t'éclaire
- et tu t'endormiras, selon qu'il est passé
ou non par ton âme, uni et dispersé.
Le mimosa
Odeur du mimosa dans l'appartement
quand les invités sont partis : poudre d'or
qui éclaire la nuit, les meubles. En rêve
ne surgiront pas les collines de Nice
mais les façades qu'on voyait du train
donnant sur les voies, jaunes, décrépies.
On imaginait, on enviait presque
ces vies pauvres passées devant un citronnier
parmi les cris d'enfants et le linge aux balcons
avec le ciel bleu qu'on ne remarque plus
mais qu'on sent au fond des arrière-cours.
Les pissenlits
Un rayon du soir traverse le pré,
éclairant une file de pissenlit :
petite procession aux têtes enfantines,
vives, ébouriffées, chacune penchant
d'un côté ou de l'autre, et sages cependant,
comme il convient à l'heure solennelle.
Les autres fleurs du pré regardent, immobiles.
Eux seuls paraissent aller quelque part,
croisent un merle. Et tu voudrais les suivre.
Pierre
Il est le pasteur confirmé du troupeau
mais il n'a pas besoin qu'un ange le soufflette
pour rester humble. Il lui suffit d'entendre
le coq chaque matin.
La ménagère
Quand elle a fini de cirer les meubles,
d'essuyer les vases, le dos des vieux livres,
elle s'assied, la tête vide.
Les grains de lumière ont partout remplacé
les grains de poussière
mais qui verra la différence ?
Le soleil seul
la félicite.
Matthieu, 13
La perle précieuse
qu'il faut acheter en vendant ses biens
petit à petit, tu la vois briller
noire, dans les yeux d'une sœur Annonciade ;
si jeune, elle a déjà tout donné pour l'avoir.
Ainsi le Royaume entre-t-il en ce monde
par ceux qui ont osé le choix vertigineux
et nous gravitons autour de sa lumière,
éblouis, dispersés,
cortège de poussières,
hésitation d'étoile.
Annonciation
Dieu
si petit en moi
hors de moi si grand.
Cana
Ce mariage était un printemps sans oiseaux :
les gens ne chantaient plus, parlaient à mi-voix
tandis que le vin baissait dans les coupes.
Nous connaissions bien les mariés, nos voisins,
heureux, insouciants comme tous les mariés
qui promettent plus qu'ils ne peuvent tenir,
commencent bravement par le vin d'amour
et finissent par l'eau de l'indifférence.
Alors je me suis tournée vers la source
encore scellée. Plus tard j'ai compris
son premier refus et j'en ai pleuré :
c'était son sang déjà que je lui demandais
au nom de nos voisins, de nos frères tristes
et c'était, au-delà du pressoir de la croix,
pour le banquet futur, quand la joie coulerait
à pleins bords, ranimant les oiseaux dans les branches,
faisant refleurir le buisson où la rose
blanche de la mort aurait disparu.