C'est une des mes collègues qui m'a passé cet ouvrage de Nuria Varela en m'expliquant que, grâce à lui, elle avait mieux compris les enjeux du féminisme. Et c'est vrai qu'il est bien fichu, commençant par un historique du féminisme mondial, puis espagnol, avant de s'attacher à tous les champs concernés (pouvoir, économie, corps, culture, violence etc). S'attachant à la justice, le féminisme dénonce toutes les inégalités subies par les femmes pour l'unique raison qu'elles sont femmes. Chaussez vos lunettes violettes, comme dirait l'auteur, et entrez dans ce livre !
Historiquement, c'est au siècle des Lumières que se font entendre les premières voix de femmes qui revendiquent des droits à l'éducation, au vote... aux mêmes droits que ceux que réclament les hommes à la Révolution. Bien entendu, elles ne sont pas entendues. Et Olympe de Gouges finit sur une guillotine. Deuxième moment fort, au XIXe siècle avec les suffragettes. On parle un peu du
Deuxième Sexe (que j'ai bien envie de relire avec mes nouvelles lunettes). Troisième temps autour de l'origine de la National Organization for Women et des différents mouvements féministes du XXe siècle.
Puis elle s'intéresse à la construction de la compréhension du monde, régie par les hommes. Elle parle d'androcentrisme, ou l'homme (au masculin) est la mesure de toute chose. Et du patriarcat où l'homme est chef de famille et a pouvoir sur la femme, les vieux sur les jeunes etc. Cette structure de pensée et de pouvoir est vue comme la seule façon d'ordonner le monde. Elle signale que la norme est toujours le masculin. C'est ce qui n'est
pas questionnable, ce qui est normal. L'homme agit et parle au nom de
l'humanité. En contrepartie, le féminin est l'analysable, le truc à
définir...
Dans un second temps, elle analyse la place de la femme selon les thématiques nommées plus haut. Pour ce qui est de l'économie, je suis frappée par le fait que les métiers, s'ils sont exercés par des femmes n'ont pas le même nom, ni le même salaire que les hommes : "elles sont cuisinières, ils sont chefs ; elles sont modistes, ils sont stylistes ou grands couturiers". Et quel place pour le travail des mères au foyer ? Dont l'objectif n'est pas de faire des bénéfices mais d'accompagner la vie. C'est d'ailleurs un véritable enjeu que cette question de la maternité : on accuse les femmes de la baisse de la natalité, cite Nuria, parce que c'est plus facile : mais s'il y a une baisse de natalité, c'est parce que les hommes n'ont pas voulu s'occuper de l'éducation de leurs enfants. Ni même la société. La maternité est toujours un obstacle au développement professionnel de beaucoup de jeunes femmes. Et les temps de loisirs pour les mères restent du domaine du rêve.
La question des violences sur les femmes, qu'il s'agisse des femmes battues, mutilées, excisées est aussi brulante. Et l'on a souvent tendance à la confondre avec la violence tout court, comme s'il n'existait pas une violence particulièrement dirigée contre la femme.
Puis elle aborde la question du corps. Et là, les écailles me sont tombées des yeux. Ou presque. Elle signale un bouquin que je vais m'empresser de chercher en bibli, Le Harem et l'Occident de F. Mernissi. Elle y explique la violence symbolique qu'exercent les images des mannequins sur toutes les femmes. En Orient, l'homme établit sa domination à travers l'espace : les femmes sont exclues des lieux publics et dans les lieux privés, les zones sont différenciées. L'homme occidental manipule le temps : il affirme que la femme est belle quand elle a quatorze ans. Il en fait un idéal de beauté qui condamne à l'invisibilité la femme mûre. Elle parle d'un harem de la taille 38 ! C'est le même type de violence que celle du voile ou des pieds bandés de la Chine féodale. Elle cite La domination masculine de Bourdieu « La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les
corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte
physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur les
dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond du corps ». Puis il est question de l'appartenance du corps féminin, au delà de sa normalisation.
On passe ensuite à la question culturelle avec cette intro intéressante : normalement, c'est l'ordre alphabétique qui régit le dictionnaire. Mais on y trouve toujours le masculin (en "o" en espagnol) avant le féminin (en "a" en espagnol). Ainsi nous dit-elle, gato précède gata. Car les dictionnaires ne reflètent ni la réalité, ni la langue, ni le monde. Il reflètent seulement le pouvoir de ceux qui les écrivent. Et bim ! Elle revient sur les formes de coercition culturelle exercée sur les femmes comme celui d'Arabie Saoudite par exemple. Et se demande s'il l'on en est si loin avec le patriarcat de "consentement" de nos démocraties occidentales où se reproduisent les inégalités à travers mythes et stéréotypes.
Et puis, elle rappelle que le féminisme n'est pas une théorie du pouvoir mais de l'égalité, contrairement au machisme qui établit une hiérarchie. Il se construit sur un préjugé initial, celui de l'inégalité naturelle, non biologique mais entre les droits des uns et des autres. Autre préjugé : les féministes sont des suffragettes célibataires et sexuellement insatisfaites alors que nombre d'entre elles sont mariées et mères de famille. Et la liste est longue !
Ouvrage très complet, regorgeant de sources et d'ouvrages qu'on a envie de lire en le refermant. C'est dense, c'est riche, ça ouvre les yeux, ça questionne... A mettre entre les mains de beaucoup d'hommes et de femmes !