Je crois que je n'avais jamais lu encore Boris Cyrulnik dont j'avais par
ailleurs entendu beaucoup de bien. C'est en écoutant récemment une de ses
conférences que je me suis décidée à sauter le pas. J'ai lu avec plaisir cet
essai mais en le refermant, une question demeure : ai-je lu plusieurs fois le
même livre, y-a-t-il beaucoup de répétitions, est-ce une écriture en spirale
où l'on revient sur un thème en l'abordant un tout petit peu différemment ?
Est-ce parce que l'histoire elle-même se répète ? Bref, j'ai eu des
impressions de déjà lu à mesure que je tournais les pages et j'en ressors avec
un petit besoin de structurer les choses en notant les idées principales plus que le déroulé. Les citations sur les différents sujets seront donc données par thème plus que par chronologie du livre - ce qui est ma façon plus habituelle de procéder.
Le sujet, c'est celui du héros, du sauveur, de celui admiré de tous... au
risque de nous éloigner de notre pensée critique et de nous embrigader ? Et ce
héros, il est construit par d'autres que lui-même, par l'écriture ou le récit
qui est fait de ses actes héroïques. C'est ce récit, cette interprétation qui
va plaire et inviter à suivre ce héros, à le croire, à y croire. Séduisant, il
peut être un modèle motivant tant que chacun garde son libre arbitre. Mais
quand il devient un sauveur, prêt à se sacrifier pour les autres, ne les
met-il pas sous sa coupe ? Le héros sacrificiel ne prend-il pas le pouvoir sur
des victimes asservies ?
"Pour déclencher un tel rapport, il faut que la situation soit tragique et que
le candidat héros possède un talent théâtral. Il ne peut gouverner les
émotions de la foule, provoquer son indignation, son espoir ou son
enthousiasme que s'il est capable de gestes grandiloquents, s'il a une voix de
stentor et s'il porte sur lui des objets de héros. Quand la mise en scène est
fascinante, les idées passent au second plan, la foule réagit comme un seul
homme, synchronisée par l'émotion"
"Aujourd'hui, une épidémie de croyances peut se déclencher en quelques jours grâce aux médias modernes, télévision, radio, journaux, et en quelques heures grâce à Internet. Mais toujours l'épidémie démarre dans une société en crise. La rupture d’équilibre peut être provoquée par la misère, par la guerre, par une désorganisation sociale ou spirituelle, ou même par une modernisation rapide qui provoque un changement brutal de culture. Quand un milieu se désorganise, les représentations culturelles ne sont plus partagées et les individus qui vivent dans ce groupe incohérent ne savent plus à quel saint se vouer. C’est alors que surgit un sauveur qui dit : "Je sais d’où vient le mal, et je vais vous dire ce qu’il faut faire pour que le bien revienne." C’est donc au nom de la morale et pour sauver son groupe qu’un prophète de bonheur apporte le malheur"
Conviant des études variées - psycho, histoire, littérature, neuropsy etc. -
l'auteur va déployer sa pensée autour de ce thème, revenant régulièrement à la
Résistance, au nazisme, au terrorisme, à ceux qui ont dit non et à ceux qui ont suivi, qui
se sont faits machines d'un système, rouages.
Il commence par nous présenter
ses propres héros, ses héros littéraires, de Rémi sans famille à Tarzan : il y
retrouve ses aspirations d'enfant. Comme nos héros parlent de nous, les héros d'une société racontent ce qu'elle est.
"Ce héros est notre porte-parole, il donne de nous-même une histoire
revalorisée"
"Chaque culture, en fabriquant son type de héros, a révélé, en une seule image, son projet de société. nos héros ne sont plus militaires ni saints, ils sont incarnés par des femmes, enfin victorieuses, et des handicapés qui ne sont plus des hommes amoindris quand ils triomphent de l'adversité"
Il s'intéresse à la construction, "l'étoffe" du héros, à sa temporalité, à l'espérance qu'il suscite. Il y a ceux qui
disent "non" et ça, ça m'a beaucoup marqué. Ils ne disent pas "non" à tout évidemment.
Mais pour dire "non", ils doivent douter de ce qui est montré, donné et cela a
des conséquences, cela provoque une vraie inquiétude émotionnelle. Il pointe la sécurité de la soumission, la paresse de la pensée qui "se soumet à la conviction délirante que la loi est la loi".
"Quand on dit "non", on s'éloigne, on s'isole parfois. Mais quand on dit "oui"
pour simplement rester dans le groupe, que devient notre authenticité ? [...]
Par malheur, la doxa apporte un grand bonheur [...] Quand les représentations
sociales apportent de tels bénéfices tragiques, les adaptations sont claires.
- Si vous voulez être heureux, sans vous poser de questions, chantez avec le
chœur, soumettez-vous.
- Si vous préférez devenir vous-mêmes, rebellez-vous, vous payerez plus tard.
- Et si un autre groupe éprouve son bonheur en chantant d'autres hymnes et en célébrant d'autres héros, déclarez-lui la guerre car vous êtes les seul à dire la vérité"
"Un enfant qui désobéit se socialise mal, comme on le voit chez les psychopathes ou les enfants hyperactifs qui, de conflits en rejets, de renvois répétés en réactions impulsives, finissent par être chassés de la société. Mais un adulte qui ne fait qu'obéir entrave le développement de sa personnalité. Il se transforme en rouage déshumanisé ou en perroquet culturel. Sans obéissance, l'espèce humaine aurait disparu, mais avec trop d'obéissance, c'est un régime totalitaire que nous laissons s'installer. C'est probablement l'âge du "non", l'opposition de l'adolescence et les conflits des adultes qui permettent l'évolution culturelle"
Il évoque aussi les mouvements qui agitent les sociétés, les vagues qui emportent les individus dans des contagions collectives. Pensons au suicide et à Werther par exemple. Il montre comment les récits construisent une logique dans les croyances collectives, même si elles peuvent être coupées du réel. Il s'appuie souvent sur des expériences en psychologie et sur les développements de l'enfant pour argumenter son propos.
"Dès qu'il acquiert la possibilité d'entendre un récit, l'enfant voit ce qu'on lui dit de croire. Le fait d'accéder à un monde de représentations verbales l'entraine à accorder plus d'importance aux croyances qu'à ses propres perceptions. C'est pourquoi on peut s'arrêter facilement de penser. Il est plus facile de réciter que de juger, il est plus confortable d'adhérer aux représentations de ceux qu'on aime que de se retrouver seul, privé de liens"
Le héros ne parle pas à tout le monde de la même façon. Il va plus parler à un individu qui cherche à se sécuriser. Et en cela, nous ne sommes pas tous égaux : notre cerveau d'enfant n'aura pas développé les mêmes circuits selon l'environnement de l'enfant, entouré ou isolé, stimulé ou non... Parmi les sentiments intenses et qui naissent tôt, celui de la justice - qui habite l'adolescent justicier ! - et la morale qui est élaborée par les appréciations émotionnelles de l'entourage. Il n'y a pas de morale universelle, mais bien des morales liées aux valeurs et à la culture des proches.
Le risque ? Nier l'autre en projetant sur lui une idée plutôt que de le connaitre. C'est ainsi que nait la perversion. La représentation de l'autre n'est pas innée, elle se développe chez l'enfant après 4 ans. Et peut ne pas se développer. Et peut s'étioler lors de chocs.
"On était moral, et soudain on ne l'est plus : on vient d'être perverti ! Un danger, une douleur nous obligent à ignorer l'autre pour consacrer nos forces à notre propre défense"
"La médecine nazie n'était pas une absence de morale, au contraire, elle témoignait d'un engagement dans un idéal de purification de la condition humaine. Ces médecins n'étaient ni sadiques ni tueurs en série. Ils avaient été élevés dans des familles aimantes, qui leur avaient donné accès à une instruction dispensée dans les universités où on leur apprenait une seule morale, une seule vérité, un seul chef qu'il fallait vénérer et suivre avec passion. Le postulat raciste était accepté comme une évidence scientifique. Tout le reste en découlait dans une construction logique mais délirante car coupée du réel. "Logique", parce qu'il est normal d'éliminer les souillures, et "délire" parce que ces souillures ne sont souillures que parce qu'on les nomme ainsi"
"Quand une culture dégradée se défend par un délire logique, elle cherche un héros pour réparer son image. Alors, une guerre d'images s'installe et les récits sociaux gouvernent les pulsions. "Les holocaustes légaux du XXe siècle sont la preuve renouvelée qu'une société entière peut basculer dans une politique du sujet marquée de perversion [...] dès lors que le mythe adéquat, pervers ou psychotique, s'est emparé du lien [...]. L'obscurantisme et le monstre sortent de la même fabrique que la pensée et la civilisation"
Il pointe aussi la responsabilité des artistes, des médias, qui contribuent à raconter et à formaliser ces mythes. Leur puissance tient aussi dans le fonctionnement de notre cerveau :
"Ce qui reste dans la mémoire, c'est la première impression, celle qui déclenche l'émotion. Tout le reste n'est que travail fastidieux, nuance qui éteint la vertueuse indignation et laisse peu de traces dans la mémoire engourdie"
Il s'attarde aussi sur les nouveaux héros, des héros victimes :
"Les victimes ne sont pas portées en triomphe, mais elles sont célébrées quand elles prennent la fonction d'un héros qui nous montre comment on peut surmonter un malheur. Leur aventure douloureuse mais conquérante nous sauve de la morosité, en démontrant qu'après la défaite, une victoire est encore possible"
On retrouve ici le thème de la résilience, si cher à notre auteur. Il montre combien cette conception est récente. Les victimes ne parlaient pas, ou peu, notamment suite à la déportation. C'était à la fois un impensé et un impensable pour la société à laquelle il a fallu du temps pour croire. Cette libération de la parole date pour l'auteur des années 1980 et la victime devient héroïque tandis que le vainqueur ou le guerrier est vu comme agresseur.
Il conclut tout de même sur le sens que les héros donnent à nos vies, nous donnant envie d'aller au delà de notre simple réalité, changeant selon nos âges et intérêts !