C'est un très beau témoignage que celui
de Marie-Caroline Saglio Yatzimirsky, psychologue à l’hôpital Avicenne,
nous livre dans cet ouvrage. Elle nous raconte ces demandeurs d'asile
qu'elle accompagne et ce que produisent ces rencontres. Son objectif ?
Faire entendre la voix de ces populations marginalisées, qui fuient la
guerre, les violences familiales ou religieuses.
C'est
un livre fort, qui retrace de façon chronologique le parcours des
demandeurs d'asile, qui explore leurs souffrances et leurs traumas avec
pudeur. Cela ne rend pas leur situation moins insupportable mais du
moins, audible. Elle distingue deux types de demandeurs d'asile, les
victimes civiles de la guerre et les combattants, partie prenante des
conflits. Ces populations ne réagissent pas de la même façon dans les
conflits puis une fois en France, notamment d'un point de vue
psychologique. A partir d'exemples et de rencontres, elle nous exprime
la beauté de chaque rencontre, les questions qu'elles lui posent, comme
citoyenne. L'enjeu de son travail ? "L'une des dynamiques de la
consultation consiste à restaurer par la parole l'ordre du monde et à
séparer la vie de la mort"
L'ouvrage est construit ainsi et j'ajoute ici et là des phrases ou paragraphes dont je souhaite me souvenir :
I. Terre chavirée
Cette première partie conte les violences qui poussent à l'exil puis les premiers pas en terre française.
1. Violence
2. Partir
"L'injonction de partir est intériorisée par le sujet au point de se transformer en menace permanente"
"Pour
une partie de ces combattants, partir c'est fuir, et fuir c'est
déserter. Les conflits de loyauté sont très vifs chez les combattants
[...] en France, il se sent un lâche et il a l'impression d'avoir
abandonné la lutte. Pourtant, rester ou rentrer au pays, c'est mourir.
Il est pris dans des injonctions paradoxales [...] Karan a vécu son
départ du Sri Lanka comme une mort symbolique, comme la falsification de
son identité, et il nourrit une intense culpabilité. La traversée est
le moment fondateur de cette mort, lorsque le meurtre psychique et
culturel a lieu"
3. Terre d'exil
"Les
médias parlent de la France comme terre d'accueil. Pour les demandeurs
d'asile, elle est d'abord vécue comme terre d'exil. Pour la très grande
majorité, elle n'était pas une destination choisie [...] beaucoup disent
qu'ils ne savaient pas avant d'y monter où les mènerait le bateau ou
l'avion que le passeur leur a fait prendre"
"Paradoxalement,
le premier temps de l'arrivée, qui exige du demandeur d'asile un
important effort pour faire des démarches administratives, trouver les
premiers réseaux d'aide, éventuellement un toit, est un moment très
difficile, mais le sujet reste mobilisé psychiquement, il est mû par une
logique de survie. C'est dans un second temps, lorsqu'il revêt
l'"habit" du demandeur d'asile, qu'un risque d'abattement ou plus encore
de dépression survient [...] C'est à ce moment là que la violence
traumatique s'enracine et se diffuse, parce que les défenses psychiques
initiales du sujet, celles qui lui ont permis de tenir dans les
premières semaines, se relâchent"
Il
est ensuite question de la solitude de ces demandeurs d'asile, soit que
la communauté est source de méfiance, soit que l'anonymat de la grande
ville et l'indifférence pèse :
"Ironie de voir ces hommes terrifiés se sentir eux-mêmes effrayants"
"Les
défenses narcissiques, processus psychiques qui permettent de préserver
l'estime de soi et de lutter contre la honte, la culpabilité, le
déclassement, sont récurrentes chez certains patients, qui sauvegardent
ainsi une impression de contrôle et réagissent apparemment avec mépris à
des propositions d'aide ou répondent avec dédain. C'est une manière de
lutter contre la dépression"
II. Ni menteurs ni malades
4. Bons et mauvais demandeurs d'asile
Il
est ensuite question du récit que doit présenter le demandeur d'asile
pour accéder au statut de réfugié. Questionné et soupçonné d'être un
"réfugié économique" ou un "faux réfugié", le demandeur d'asile doit
s'expliquer, ce qui est loin d'être évident (pas dans sa langue, avec
tous les biais des traducteurs, qui refusent parfois de traduire,
attitude soupçonneuse, chocs psychologique etc.)
"Il
me semble que le mensonge vient lorsqu'il n'a pas été possible de se
taire, lorsque le demandeur d'asile n'a pu faire valoir son droit au
silence. Être obligé de dire l'indicible, de préciser ce qui ne se
présente, psychiquement, qu'à l'état de confusion, provoque des
stratégies de discours qui ne résistent pas à l'épreuve de la vérité
factuelle"
"Les
aménagements du récit pour mieux écarter une peur ou une angoisse sont
souvent couteux psychiquement pour les patients car ils les maintiennent
dans des dilemmes douloureux. Ainsi de ce patient qui a emprunté de
faux papiers, ceux de son père, pour voyager. Maintenant appelé par le
prénom de son père, il ne peut plus supporter cette identité d'emprunt
plusieurs mois après son arrivée, alors qu'il apprend qu'au pays son
père a été emprisonné, à cause de lui, comme il dit. A l'inverse,
l'entretien fait prendre de tels risques psychiques à certains en
menaçant le scénario qu'ils ont construit pour supporter leur histoire,
que des éléments véridiques ne pourront être rapportés ou n'apparaitront
pas comme tels. Il y a des histoires rendues incohérentes par la
douleur"
"En
consultation, il n'est pas question de preuve mais de leur parole et de
leur souffrance. Ici, il n'est pas nécessaire de parler. On peut
simplement venir. Respirer. Pleurer. S'accrocher. Décider de ce qu'on va
dire et de ce qu'on ne va pas dire. On retrouve certainement un
positionnement propre à celui du psychanalyste, qui ne s’embarrasse pas
de la question de la véracité ou de la concordance avec la réalité mais
bien de ce qu'en traduit le patient, pris entre la réalité
événementielle et sa réalité psychique interne. Ce n'est donc pas
"l'événement traumatique" qui importe, mais bien ce que pourra en faire
le patient"
5. Le risque de la victimisation
6. Pas fous
III. En consultation
Et cette partie est dédiée à tout le protocole psy et au cadre de la consultation.
7. Le pavillon de la psychiatrie
"Les
patients viennent chercher des soins, certes, mais ne viennent-ils pas
aussi chercher l'humanité d'une conversation, qu'ils retrouvent dans ces
banales causeries, ce qui leur est refusé depuis des mois"
"Prendre trop rapidement un patient parce qu'on n'a plus de temps, c'est aussi de la maltraitance"
"Raj
arrive avec son nom coupé de moitié, amputé du nom de son village et de
celui de son père. Ce nom tronqué participe de sa désaffiliation et de
son errance. Il y a dans ces découpages et ces inscriptions
administratives hâtives le risque de priver le sujet de ses
enracinements et le nom de ses résonances [...] C'est une question
centrale pour des personnes issues de cultures où le groupe est un
marqueur identitaire déterminant qui apparait dans le nom. Ce dernier
traduit le statut, la famille élargie, la caste, le clan, l'ethnie, la
tribu, le village, la communauté langagière, etc., et les
positionnements sociaux et religieux. Or les demandeurs d'asile ont vécu
dans la migration un bouleversement de ces appartenances et une perte
de statut qui peuvent être psychiquement destructeurs. Lorsqu’on les
affuble d'un nom tronqué, on les mutile. Alors que je me bats contre cet
anglicisme devenu une habitude dans l'administration française de
s'adresser à quelqu'un par son nom de famille, cette consultation est le
seul lieu où je le fasse moi aussi : je m'adresse à eux par leur nom,
tout commence par là"
8. Le cadre
"Rappeler
le secret professionnel du code de déontologie, autre formalité
apparemment sans incidence, est souvent un moment de soulagement pour
les patients"
"La
"rhétorique de l'urgence" dénoncée par l'anthropologue Miriam Ticktin
dans les dispositifs de soin humanitaire vaut également pour le cadre de
la prise en charge des demandeurs d'asile : ce cadre permet de soutenir
et de soigner (caring) mais non de guérir (curing) sur le long terme"
"Je
rappelle au patient que l'espace de la consultation psychothérapeutique
n'est pas l'espace de l'assistante sociale ni du médecin. La confusion
de ces espaces plongerait les patients à leur corps défendant dans la
détresse, toujours insatisfaits des réponses qu'ils trouveraient. Ne pas
céder à la demande sociale de la précarité pour permettre de dégager
l'autre part du sujet, non aliénée à ces besoins, est ici nécessaire"
""I
like to give, I don't like to ask" [...] Je lui propose un compromis :
"Acceptez de demander. Quand vous pourrez, vous donnerez à ceux qui vous
demanderont, car maintenant vous savez qu'ils n'ont pas le choix de
demander, mais vous aurez le choix de donner""
9. La clinique de l'effroi
"Les
premières rencontres sont souvent empreintes de cette déflagration
traumatique. Mon travail va consister à proposer l'intégration de cette
expérience, en cherchant le sujet dans le patient asservi par le trauma.
Mais d'abord, il y a un face à face proprement impossible, car le jeu
du miroir, au lieu de permettre une rencontre, dédouble et renvoie
chaque sujet à sa solitude"
"Lorsque
la sidération empêche la parole, je cherche leur regard pour qu'ils me
regardent avec eux ; c'est à cette condition qu'un travail va pouvoir
commencer. Il se fera toujours en face-à-face, pour transformer le voir
en regard et l'observateur en interlocuteur"
""Vous,
vous n'êtes pas mort" Réponse à double tranchant, qui fait exister le
sujet à la fois dans son monde de cauchemars et dans le réel. Mon
objectif est de l'arrimer progressivement au réel dégagé de l'effraction
traumatique [...] "Le traumatisme lié à la torture n'est qu'une autre
mise en acte de la frayeur. C'est l'effraction d'un autre en soi, autre
qui vous influence et vous modifie" Il s'agira de sortir le patient de
cette influence en le séparant de ce tiers effrayant"
"Pour
établir ce décentrement, je cherche à inscrire la relation à travers
deux mouvements. Un premier qui établit du lien, en entrant dans le
tableau gelé que peint seul le patient avec son sang. Il s'agit de
redonner une place au sujet grâce à ma présence désirante. Mes
interventions le valorisent narcissiquement [...] Un second quand, lors
des premiers entretiens, le patient explique le contexte de son exil :
cela permet de ramener dans le tableau les tiers absents qui constituent
son histoire [...] et tous les éléments d'étayage à partir desquels il
pourra élaborer. Grâce à ces deux mouvements, un espace intersubjectif
peut émerger, en même temps qu'un tiers médiateur, support culturel pour
y loger les mouvements psychiques du patient. Ce tiers peut être la
personne du psychologue ou celle de l’interprète, mais des références
culturelles peuvent aussi jouer ce rôle d'appui, comme des sourates du
Coran ou des vers de la poésie somalie. Ce tiers est ce sur quoi les
pensées ravagées d'Anwar, de Landry ou d'Ibra vont pouvoir se tresser en
paroles, s'étayer, se relayer, s'inscrire dans du collectif culturel,
dans du sens porté par lui et par d'autres, dans une présence au monde"
IV. Parler
10. A travers des silences de mort
"La
parole est doublement atteinte : d'une part, elle ne permet plus au
sujet d'émerger à travers l'ordre symbolique du langage ; d'autre part,
elle n'a plus ce rôle de mise en lien social car le code langagier a été
perverti par la violence. Lorsqu'il y a irruption traumatique du réel
non assimilable par le langage, il n'y a plus d'outil symbolique qui
permettrait de représenter le réel - le langage perd sa fonction
expressive et métaphorique. Le sujet est alors écrasé par ce trou du
réel. Or la rencontre psychothérapeutique fonctionne entièrement sur la
parole"
"L'échange
entre l'officier de protection et le demandeur à l'OFPRA [...] Le
demandeur d'asile est soit surpris par les informations demandées, soit
troublé par les échos traumatiques avec d'anciens interrogatoires
policiers ou militaires"
11. Traductions
""C'est
comme si vous entendiez vos amis crier". Par ce processus, il travaille
lui-même au décollage du réel traumatique, d'autant que le réel cesse
alors d'être le réel pour en devenir sa seule représentation"
"Shabana
s'empare du français seulement en consultation, car là elle "arrive à
parler français" pour parler d'elle-même avec un tiers accueillant dans
cette langue. L'usage du français en consultation lui donne confiance,
la valorise et la soulage. Ce n'est d'ailleurs pas le français qu'on lui
demande dans les administrations : ce français-là, elle ne le parle pas
car il la terrifie"
"Les
flèches et l'araignée d'Ibra, la fumée et le naga constricteur de Karan
: mettre en mots les esprits du trauma est effrayant. "La culture
émerge de façon amplifiée quand il faut donner du sens au négatif",
écrit Ernesto de Martino pour expliquer que les figurations culturelles
de la magie et des mythes se manifestent lors des crises"
12. Les voix du sacré
"Les
parcours bouleversés des demandeurs d'asile en quête d'affiliation
pourraient-ils rendre certains plus vulnérables et plus réceptifs à des
phénomènes de radicalisation ? Je remarque plutôt l'inverse, à savoir
l'expression systématique d'un discours critique face aux formes
d'extrémisme"
"Lorsque
le sujet ne peut plus raccrocher son expérience à une épreuve
collective, celui d'une minorité ethnique pourchassée, d'un groupe de
militants torturés, d'un combat pour des valeurs, lorsque sa culture -
ou plutôt ce qui fait sens dans sa culture - ne le soutient plus, alors
il s'écroule"
V. Sortir du trauma
13. Acter
14. Hors de la plainte
Exprimer
la violence du trauma, la réduire... ce n'est parfois le fruit que
d'années de suivi. Et parfois ça ne fonctionne pas. Ou d'autres
mécanismes se mettent en place comme des dépendances...
"La
réduction du trauma que je propose n'a toutefois rien à voir avec la
banalisation de la souffrance. Il s'agit de le désamorcer pour
remobiliser le sujet, qui perd alors le bénéfice secondaire de sa
souffrance, cette jouissance du trauma qui le porte aux extrêmes de
lui-même, aux limites de la vie et de la mort, autrement dit, qui fait
de lui, qui a été un animal, un autre, différent et unique. Le sujet
pense initialement ne survivre qu'habité entièrement par son trauma : le
travail psychothérapeutique va lui prouver qu'il ne vivra que s'il s'en
dégage"
"Dès
que son quotidien devient un cadre suffisamment stable, il le détruit
pour répéter la scène traumatique, revivre la violence et replonger dans
l'angoisse : c'est un voisin qui, épuisé par ses provocations, finit
par le battre ; ce sont ses compatriotes qui, exaspérés par ses
gémissements, l'excluent de leur groupe"
""Je
me dis que je ne dois pas oublier." Devant cette phrase qui salue la
réussite de son travail psychothérapeutique, j'ajoute :"Souvenez vous
que vous êtes arrivé ici en nous demandant de vous aider à oublier""
"Sortir
de la plainte est très difficile pour les patients demandeurs d'asile,
puisque certains ont bâti leur stratégie de survie sur la logique
suivante : en se plaignant beaucoup, ils ont obtenu un peu. Il faut donc
une dose de malheurs pour rester un éternel souffrant"
"Vivre
en France et s'intégrer en France n'est pas un but en soi et ne l'a
jamais été, être en France est un moyen pour survivre et poursuivre la
lutte. Shabana et Karan ne déploient pas les mêmes stratégies
subjectives et ne sont pas dans la même France : la première vit sa
présence comme celle d'une rescapée civile; elle attend protection et
aide des pouvoirs publics, et envisage son installation en France
devenue son pays d'adoption. Le second pense son inscription dans la
sphère politique des militants pour la cause tamoule et cherche un cadre
pour poursuivre l'action"
15. Fin de partie
"La
séparation d'avec le pays se réalise effectivement et psychiquement
lorsque le sujet obtient son statut de réfugié. Et elle est follement
douloureuse : le demandeur d'asile promu réfugié sait qu'à partir de ce
moment-là il sera toujours en exil"
"Lorsque
j'explique à Karan, débouté, qu'il doit disparaitre s'il ne veut pas
prendre de risque, et se faire oublier des autorités, c'est un doute
vertigineux qui me prend. Alors que nous avons cherché ensemble pendant
des années à trouver la parole juste lui permettant d'exprimer son
histoire et son nom, voilà que je lui conseille l'anonymat. Alors que
nous avons cherché ensemble à lui redonner une place, il est maintenant
tenu à l'invisibilité. Pour adresser une telle proposition au demandeur
d'asile, ne suis-je pas, à mon corps défendant, la complice de la
machine administrative ? "
"La
consultation présuppose une possibilité d'échange dans l'altérité
radicale. La possibilité d'une rencontre vient de ce qu'elle s'établit
comme parfaitement improbable, et cet improbable est le cadre même.
Cette relation repose sur le présupposé du partage d'une même humanité"
"L'écoute est un besoin aussi essentiel que ces besoins élémentaires. Aussi essentiel à la vie d'homme"
Essentiel ! Comme cette lecture.