Pour combler mes envies d'évasion et de voyage, je me plonge dans des récits de tour du monde et d'exploration. J'ignorais tout à fait ce titre d'Aldous Huxley (oui, oui, l'auteur du Meilleur des mondes). Parti d'Inde dans les années 1930, il passe par la Birmanie, la Malaisie, le Japon et les Etats-Unis.
A vrai dire, j'ai failli lâcher ce livre. Oui, le truc qui ne m'arrive jamais. Les descriptions de l'Inde me pesaient. Incroyable, non ? Surtout quand on sait que c'est un pays que j'aime beaucoup. Je n'arrive pas à mettre le doigt sur ce qui m'a déplu. Peut-être une absence d'émerveillement ? Si j'ai aimé le passage sur Fatehpur Sikri et sur les villes fantômes, le reste ne m'a pas convaincue. Toutefois, quelques passages sur la spiritualité, la politique ou la vie quotidienne ont pu me plaire. Mais j'ai bien fait de persévérer car la suite propose bien plus que des descriptions des lieux et des hommes. Huxley compare et critique.
Il se fait sociologue, parle de la colonisation, de la tyrannie des blancs parvenus en Inde, du besoin de divertissement des américains entre puritanisme et exhibitionnisme, de la perversion des valeurs (déjà) à savoir que la stupidité et les amusements de la majorité sont préférables à l'intelligence, à l'effort et à l'indépendance (ça ne vous rappelle rien ?). Il compare la Californie à une abbaye de Thélème où Rabelais serait mort d'ennui devant le plaisir dénué de culture et de conversation. Oui, oui, Huxley est sévère. Il étudie également les rites et religions, les croyances et les églises, qui font de phénomènes naturels des manifestations divines.
Sans mâcher ses mots, Huxley nous livre son journal de bord. Il partage à la fois ses rencontres, ses découvertes et ses pensées, ses analyses. Cela donne à ce récit de voyage une coloration subversive et passionnante pour le lecteur (une fois passées les premières pages sur l'Inde).
Une fois n'est pas coutume, voici un (long) extrait des conclusions d'Huxley :
"Qu'il faille de tout pour faire un monde, je m'en suis douté dès que j'ai su lire, mais les proverbes restent des platitudes tant qu'on a pas fait soi-même l'expérience de leur vérité. Le voleur que l'on vient d'arrêter sait que l’honnêteté est la meilleure des politiques avec une intensité et une conviction que nous n'éprouverons jamais. Pour se rendre compte qu'il faut de tout pour faire un monde, il faut le voir de ses propres yeux, au moins une partie de ce tout. Quand on s'est ainsi rendu compte, de façon intime, de la vérité du proverbe, il est difficile de se complaire à croire plus longtemps que ses propres opinions et sa propre manière de vivre sont les seules à être rationnelles et justes. Cette conviction de la diversité de l'homme doit trouver son expression morale dans la pratique de la plus complète tolérance possible.
Mais si les voyages apportent la conviction de la diversité humaine, ils apportent aussi une conviction non moins forte de l'unité humaine. Ils inculquent la tolérance, mais ils montrent les limites qu'elle ne saurait dépasser. Les religions, les codes de morale, les formes de gouvernement et de société varient à l'infini et chacun d'eux a droit à sa propre existence. Mais il y a une unité sous cette diversité. Tous les hommes, quelles que soient leurs croyances, leurs habitudes, leurs manières de vivres, ont un sens des valeurs. Partout et dans tout type de société, les valeurs sont plus ou moins les mêmes : la bonté, la beauté, la sagesse et la science. Ceux qui possèdent ces qualités, ceux qui les utilisent pour créer et penser, ont toujours et partout été honorés.
Notre sens des valeurs est intuitif. Il n'y a aucun moyen susceptible de satisfaire l'intelligence logique, de prouver l'existence réelle des valeurs. Nos critères peuvent être démolis par l'argumentation, nous n'en avons pas moins raison de nous y attacher. Non pas aveuglément, certes, ni sans aucun examen. Convaincu par expérience pratique de la diversité de l'homme, le voyageur ne sera pas tenté de s'attacher aux critères nationaux dont il a hérité comme étant nécessairement les seuls vrais, les seuls qui ne soient pas pervertis. Il comparera les différents critères ; il cherchera ce qu'ils ont de commun ; il observera la façon dont chaque critère se pervertit ; il essaiera de créer pour lui-même une échelle de valeurs aussi peu dénaturées que possible. Dans tel pays, il s'apercevra que les valeurs vraies et fondamentales sont défigurées par l'importance excessive donnée aux principes aristocratiques et hiérarchiques ; dans un autre, elles le seront par excès de démocratie. Ici, on surestime le travail et l'énergie, là, le simple fait qu'une chose existe. Il verra que, dans certaines parties du monde, la spiritualité ne connait pas de limite, et qu'ailleurs, un matérialisme stupide niera jusqu'à l'existence même des valeurs. Le voyageur observera ces différentes variations et créera sa propre échelle de valeurs de façon aussi personnelle, aussi indépendante du temps et des circonstances, aussi près de l'absolu que possible. La diversité maintenant comprise et admise, il se montrera tolérant mais non sans réserve. Il fera la distinction entre les perversions inoffensives et celles qui tendent en fait à nier ou à discréditer des valeurs fondamentales. Il sera tolérant envers les premières. Avec les secondes, nul compromis n'est possible."