mercredi 30 avril 2014

Her

Théodore vit aux USA, dans un futur proche. Alors que tout le monde est hyper connecté, que la réalité augmentée est partout et que nos smartphones tiennent dans l'oreille, les rapports humains semblent plus compliqués que jamais. Théodore, lui, a un métier plutôt intriguant : il fait partie d'une compagnie qui produit de la correspondance écrite pour ses clients : lettres d'amour ou cartes postales, il écrit pour ceux qui n'ont plus le temps mais qui possèdent l'argent pour correspondre, même si cela se fait par procuration...


Théodore a connu l'amour, mais c'était il y a longtemps. Depuis, sa vie sentimentale en est réduite à des souvenirs. Un beau jour, Théodore achète un nouveau système d'exploitation pour son ordinateur, un OS doté d'une intelligence artificielle, le top du top. Théodore va découvrir que cet OS, Samantha, est plus qu'une assistante hyper efficace, et va nouer une relation d'amitié puis d'amour fusionnel avec cette personnalité qui le connaît si bien et qui évolue sans cesse pour répondre à ses besoins.

Comme vous pouvez l'imaginer, ce film traite avant tout de cet amour impossible du point de vue de Théodore. Et au-delà de la question "Comment expliquer aux gens auxquels on tient qu'on file le parfait amour avec une machine ?", il nous met surtout face à nous-mêmes et nous pose des questions autrement plus essentielles : qu'est ce que l'amour ? Quelle est la limite entre le réel et le virtuel ? Jusqu'où peut-on aller ? 

Le réalisateur, Spike Jonze, fait également le choix de nous faire découvrir le point de vue de Samantha. On assiste donc au développement d'une intelligence nouvelle, supérieure, à qui tout est possible, accessible, sauf le privilège d'avoir un corps, et cinq sens. Il explique en partie pourquoi elle tombe amoureuse de son propriétaire, et également pourquoi ça ne peut pas durer.  Bien que le fait de doter Samantha d'une réelle personnalité soit irréaliste, ce parti pris donne toute sa saveur au film, qui devient par la-même bien plus qu'un autre Roméo et Juliette 2.0. Toutefois, si l'idée était séduisante, le film comporte quelques longueurs. Notez également qu'il s'agit d'une comédie romantique plus que d'une réflexion sur l'intelligence artificielle.

mardi 29 avril 2014

Le voyage de l'obélisque : Louxor / Paris (1829-1836)

Un grand merci au Musée de la Marine pour son invitation à une visite du Voyage de l'obélisque commentée par Marie-Pierre Demarcq, commissaire de l'exposition.

C'est une histoire à rebondissements multiples que celle de l'obélisque de Louxor (plus de 200 tonnes) depuis le don de Méhémet-Ali jusqu'à son érection sur la place de la Concorde. Tout d'abord, sachez que c'est Champollion qui a orienté le don. Le vice-roi d'Egypte voulait initialement offrir ceux d'Alexandrie, bien moins beaux. Sauf que Louxor, c'est un peu plus compliqué à rallier qu'Alexandrie...

A bord du bien nommé Luxor, un équipage s'embarque pour aller chercher l'encombrant cadeau en 1831. A. Lebas, qui dirige l'abattage et le halage de l'aiguille de pierre, a une mauvaise surprise en arrivant : l’obélisque est fissuré et ensablé. Il faut donc le faire basculer sans le casser. Une fois cette opération délicate menée à bien et l’obélisque arrimé, l'équipage se rend compte qu'il ne peut pas naviguer et qu'il doit attendre la crue du Nil. Qu'à cela ne tienne, voilà qui permet de faire un peu de tourisme, de zoologie et d'archéologie ! Enfin, pour ceux qui n'ont pas péri de la dysenterie ou du choléra qui sévissaient alors... Le second, Joannis, en profite pour dessiner l'Egypte. Quand on remonte enfin le Nil jusqu'à Alexandrie, il faut encore attendre quelques mois, afin d'éviter les tempêtes de la Méditerranée. 
Puis le Luxor est remorqué par le Sphinx, un navire à vapeur, jusqu'en France. Et figurez-vous qu'à Rouen, le navire doit aussi attendre une crue, celle de la Seine ! C'est une histoire à épisodes. 

Maquette de l'abattage de l'obélisque

Pendant ce temps, à Paris, tout le monde s'agite et propose d'installer l'obélisque dans son arrondissement. L'égyptomanie est à son comble dans la capitale. Imaginez le monument place de la Bastille ou au Louvre ! Mais Louis-Philippe tranche : il sera placé au centre de la place de la Concorde, histoire de laver le lieu des souvenirs de la Terreur. Ce placement signifie qu'on a déjà abandonné l'idée de ramener le deuxième obélisque de Louxor, qui avait été offert également.
Le 25 octobre 1936, ça y est, toute la machinerie est mise en place et plus de 200.000 parisiens (sur 910.000 au total) viennent admirer l'élévation de l'obélisque. En quelques heures, le monument est installé et acclamé par la foule. 
L'exposition se clôt par cette vision ainsi que par un détail des autres obélisques voyageurs, installés à Londres, New-York ou Rome.

Érection de l’Obélisque de Louxor, 25 octobre 1836, Cayrac, 1837, Musée national de la Marine

Cette exposition, peu étendue, présente cette aventure à travers des maquettes, des tableaux et des dessins. Guidé par des panneaux explicatifs clairs, des chronologies et des images de synthèse, le visiteur suit les moindres péripéties de l'obélisque. En outre, des témoignages enrichissent le propos dans l'application dédiée à l'exposition. Le voyage de l'obélisque permet de se replonger dans une époque qui n'avait pas peur des projets titanesques menés par des savants, des ingénieurs et des marins à l'esprit d'aventure !

lundi 28 avril 2014

Romain Rolland - Stephan Zweig, Correspondance 1910-1919

Merci aux éditions Albin Michel pour ce livre présenté et annoté par Jean-Yves Brancy. Il rassemble les courriers échangés par les deux écrivains (traduction des lettres en allemand par Siegrun Barat), ces esprits européens, dans une période troublée. Car l'essentiel du recueil est constitué de lettres écrites pendant la Première Guerre mondiale, période où Rolland et Zweig se rapprochent énormément : ils reconnaissent alors en l'autre un artiste pacifiste engagé.

Cette correspondance volumineuse est tout à fait passionnante car elle nous renseigne à la fois sur la vie des deux écrivains mais aussi sur celle des artistes du début du XXe siècle. Ils forment en effet une communauté si ce n'est soudée, du moins en discussions perpétuelles. La correspondance s'amorce quand Stephan Zweig se fait connaitre à Rolland comme lecteur admiratif de Jean-Christophe. C'est un peu le fan qui remercie son idole et qui lui propose de favoriser la traduction et la diffusion de son oeuvre en pays germanophone. Bref, les premiers échanges sont factuels et distants. 

Severini, Train de blessés, 1915, Stedelijk, Amsterdam
Severini, Train de blessés, 1915, Stedelijk, Amsterdam

Mais avec la guerre, alors que les positions se durcissent, les deux correspondants se rapprochent. Rolland, réfugié à Genève où il assiste la Croix Rouge, est dénoncé comme défaitiste et traître à sa patrie. Il ne cesse de s'engager pour la paix et ses amis proches, embrigadés, se détournent de lui. Mais Zweig lui reste fidèle. Le lecteur voit ainsi évoluer le ton des deux hommes et leur amitié éclore au plus fort des conflits. Ils se réconfortent l'un l'autre. Mais surtout, ils peuvent échanger sur les politiques et la propagande mises en place de chaque côté du Rhin (et là, je m'étonne et le m'interroge : que faisait la censure ? Les écrivains ont-ils été plutôt épargnés ? Les passages censurés sont-ils ou ne sont-ils pas retranscrits ? Edit : Jean-Yves Brancy répond à ces questions en commentaire). Ils déplorent l'esprit guerrier de leurs pairs et les amitiés brisées par la guerre (celle de Zweig et Verhaeren par exemple). Bref, ils nous donnent un véritable aperçu de ce qu'est l'Europe des intellectuels pendant la guerre : qui s'engage et dans quel camp ? Quels sont les potins littéraires et artistiques (Rilke qui a dû quitter la France en abandonnant ses œuvres, lesquelles sont sauvées par Gide par exemple) ? Et surtout comment travaillent les deux écrivains : publication d'articles, écriture de romans, nouvelles ou pièces dans cette période troublée ? 

Il est amusant de voir comment Zweig a trouvé en Rolland un mentor et combien il est influencé par celui qu'il nomme "maître". Se serait-il engagé sans cet exemple ? Par ailleurs, son soutien à Rolland loin d'être anecdotique est comme une preuve de ce que prône l'écrivain, à savoir l'entente possible entre les peuples. Il est également intéressant de voir comment la Révolution Russe impacte finalement assez peu l'Europe en guerre mais inquiète une fois le conflit fini ou combien Zweig, visionnaire et grand connaisseur de l'âme humaine, imagine dès 1918 la naissance d'un esprit revanchard et les frustrations générées par le futur Traité de Versailles. 

Bref, cet ouvrage nous donne à lire l'avancée de l'histoire. Et elle est finalement bien différente de celle qui s'écrit dans les chronologies de nos livres d'histoire : la grippe espagnole est d'abord vue comme une épidémie mineure alors qu'elle fera plus de morts que la guerre, la Révolution Russe n'est pas connue ou commentée par le "grand public" au moment de sa réalisation, les mutineries et leurs sanctions ne sont pas non plus citées... Et le bombardement de Reims est décrit bien différemment selon la nationalité des journalistes. On sent bien la patte de la censure et le manque d'informations dont pâtissaient les peuples en guerre.  

Une lecture qui demande du temps car elle est riche, dense et nécessite de se replonger dans l'époque mais qui apporte un point de vue essentiel sur ces années 1913 à 1919 (il y a trop peu d'échanges avant 1913 pour que ceux-ci soient considérés comme indispensables). Et un apport essentiel à l'esprit européen. 

A noter, une belle préface qui éclaire cette correspondance, des notes de bas de pages toujours très informatives et contextualisés enrichissent la lecture et permettent de situer ce dont parlent les écrivains (notamment de beaucoup de leurs pairs dont les noms ont été oubliés) et un index, très utile pour retrouver certains passages après la lecture. Bravo !

dimanche 27 avril 2014

Résultat du concours Correspondances Européennes

Merci et bravo à tous les participants du concours Correspondances Européennes !


La gagnante est Loulou Kritikopoula

Merci de m'envoyer ton adresse postale par mail à piti.butterfly@gmail.com

samedi 26 avril 2014

Troie. Le bouclier du tonnerre

Voici la suite du Seigneur de l'arc d'argent de David Gemmell. Étonnamment, je l'ai préféré au premier tome, peut-être parce qu'il y a désormais beaucoup plus de personnages et que cela nous épargne leur psychologie détaillée (même si l'auteur ne peut s'empêcher de donner des enfances atroces à ses héros).
Cratère Dolon, Ulysse consulte Tiresias

La guerre est imminente et les rois vont devoir choisir leur camp. Mais avant les combats, les fêtes et les concours pour le mariage d'Hector et Andromaque permettent une trêve malgré la montée des tensions et des menaces. De nouveaux personnages nous sont présentés : Piria, une fugitive de l'île de Théra, Banoclès et Calliadès, d'anciens compagnons d'armes d'Argurios, mais aussi Achille, Nestor, Idoménée... On plonge à la fois dans les intrigues de palais et les luttes d'influence avant d'être propulsé dans le feu des combats. 

Ce roman est un page-turner efficace, qui joue sur les rebondissements et le renouveau fréquent des aventures. J'apprécie toujours autant cette façon qu'à David Gemmell de réinterpréter l'histoire en se gaussant des dieux et de la magie. Vous découvrirez par exemple une version toute autre de l'histoire de Circé. Une lecture divertissante.

vendredi 25 avril 2014

Les chaussures italiennes

Je crois que c'est à force de voir la couverture de ce roman de Henning Mankell dans les coups de cœur d'Antigone que j'ai fini par craquer. Il était aussi sur ma LAL depuis des années. Alors un petit tour en bibliothèque a achevé de me convaincre. 

Caspar david Friedrich, Paysage d'hiver avec église, Dortmund
Friedrich, Paysage d'hiver avec église, Dortmund
Je ne pense pas qu'il entrera dans "mes très aimés" mais il m'a indéniablement fait passer un bon moment avec des personnages hors normes. Le héros et narrateur est un chirurgien précocement retraité. Il vit seul sur une île de la Baltique, dans une maison héritée de ses grands-parents. Son seul contact avec le monde ? Un facteur hypocondriaque, Jansson. Parmi ses particularités : une fourmilière dans son salon et un bain d'eau glacée tous les matins. Tout change lorsque Harriet, son amour de jeunesse, débarque sur son île avec cancer et déambulateur. Elle vient pour lui faire tenir une promesse, celle de lui montrer un lac endormi dans une forêt de son enfance. Et voilà comment notre héros va renouer avec le monde suite à un road-trip inattendu et éprouvant

Une écriture fine et sobre, une psychologie subtile des personnages et de belles descriptions des paysages suédois désolés et isolés par la neige donnent à ce roman une très forte puissance évocatrice. Tout est pesé et arrive à point. Si les sujets abordés semblent tristes (maladie, solitude, regrets, lâcheté, etc.), leur traitement ne l'est nullement. Au contraire, c'est l'espoir, la rédemption et la joie de vivre qui s'en dégagent ; une étincelle recommence à brûler dans ce héros initialement voué à la routine de la solitude et de l'ennui. Malgré tout cela, je reste un peu à l'écart de ce roman. Certes, j'ai aimé suivre ces personnages mais je n'ai cessé de me demander ce qui en faisait un chef-d'oeuvre (c'est là que tu préférerais ne découvrir que des livres dont tu n'attends rien de précis).

Et ces fameuses chaussures italiennes ? Si elles semblent n'être que secondaires, elles incarnent toutefois le temps, la précision et les efforts nécessaires pour s'accomplir... Une métaphore de la vie, rien de moins !

jeudi 24 avril 2014

Rêve de monuments

Je vous avais parlé de cette exposition à la Conciergerie, organisée par le Centre des Monuments Nationaux l'an dernier, mais je n'en avais toujours pas lu le catalogue. Voilà qui est fait !

C'est un catalogue surprenant car recto-verso. Vous pouvez commencer par la couverture aquarellée d'un château peint par Victor Hugo et découvrir l'imaginaire gothique, guidés par Christian Corvisier. Ou choisir le Château noir de Pascal Navarro et explorer les installations contemporaines dans divers lieux du CMN autour du thème "Monuments et imaginaires". Cet objet très illustré regroupe ainsi à la fois l'exposition parisienne et les présentations faites en Province.

Château du Lude


Pour ma part, j'ai débuté par l'imaginaire gothique. Il est exploré sous divers angles, depuis les premières images médiévales du château héroïque et féerique, jusqu'à la présence du château dans bon nombre de films et jeux vidéos en passant par la protection et la réappropriation d'une architecture délaissée jusqu'au XVIIIe siècle.

C. Glot, "Sur les traces du château imaginaire" 

Le château des contes est une architecture de pouvoir et de magie, le lieu des quêtes des chevaliers. Il est représenté dans les manuscrits, image irréelle inspirée des châteaux et des villes. Ce monument est à nouveau à l'honneur dans la littérature gothique, lieu sombre aux souterrains obscurs, de même que les cathédrales et les abbayes, hantées...

J. Mesqui, "Rêves monumentaux réalisés" 

Tout commence avec l'exploration et la restauration de Pierrefonds au XIXe siècle. Dessinateurs et architectes ont la volonté de recréer un château typique du XVe siècle. On explore les modèles du genre : le donjon du Louvre, de Vincennes, les châteaux des Très Riches Heures du duc de Berry qui ont inspiré Viollet-le-Duc et ses pairs dans la réinvention des monuments ruinés.

L. Beaumont-Maillet, "Le monument, paradis perdu. Nostalgie et romantisme" 

Il est question ici de la ruine, d'abord antique puis médiévale. Objet d'admiration puis d'inspiration pour les artistes tels que Piranèse ou Hubert-Robert, elle devient un ornement architectural au Désert de Retz. Fascinant les Romantiques, la ruine devient un patrimoine à sauver et un passé à connaitre. Des artistes aux historiens, des écrivains aux restaurateurs, la nostalgie de l'ancien porte en elle la prise de conscience patrimoniale.

E. Durot-Boucé, "La vision gothique noire. Fascination et effroi" 

Entrez dans les châteaux de la littérature gothique, avec ses fantômes, ses demoiselles en détresse et ses mystères. Le château n'est pas qu'un décor pour ces romans. Présent dans le titre des livres, il en est un personnage sombre et surnaturel, espace d'enfermement et d'errements infinis.

C. Corvisier, "Illusions gothiques réalisées" 

Le gothic revival britannique produit d'étonnantes créations architecturales, notamment des châteaux en ruines. La mode de la ruine habitable se répand ensuite en France, en Allemagne et en Autriche. Ah, merveilleux château de Neuschwanstein dans ses excès gothiques irréalistes...

F. Adoue, "Du château imaginaire au château virtuel, demeures enchantées et hantées" 

Le château, ce n'est pas seulement cette architecture qui domine les collines françaises, c'est aussi celui que l'enfant construit sur le sable, dans lequel il rassemble ses soldats ou qui héberge de fantastiques créatures. Les univers fantastiques ou fantasy, chevaleresques ou arthuriens, utilisent et inventent des architectures inspirées du gothique et les déclinent en jusqu'aux BD et aux jeux vidéos.

L'autre partie décrit les installations d'art contemporain dans les lieux du CMN, avec beaucoup de photos et quelques explications. Cette partie est moins satisfaisante par définition car elle ne propose que des bribes d'expositions et ne permet pas de voir toutes les créations. Parmi les œuvres que je regrette le plus d'avoir manquées, toutes celles du château d'Oiron et spécifiquement celle de S. Finch, de V. Ganivet à la forteresse de Salses, de G. Baychelier à Châteaudun, de M. Collishaw au Palais Jacques Coeur et toutes celles des châteaux de Fougères-sur-Bièvre et de Talcy. Heureusement, certaines étaient visibles à la Conciergerie.

Ce catalogue est un bel objet qui regorge de chouettes illustrations. C'est autant un livre à feuilleter qu'à lire : ces articles sont accessibles et mis en relation avec les œuvres. Je regrette toutefois que ne s'y trouve pas une liste exhaustive des objets exposés avec leurs cartels et une bibliographie plus scientifique et plus fournie, avec des pistes plus nombreuses à explorer. Cela reste néanmoins un très bon moyen pour se replonger dans une exploration de l'imaginaire des monuments !

mercredi 23 avril 2014

Des fleurs pour Algernon

Nous rentrons d'une formidable soirée au théâtre Hébertot où nous avions déjà pu écouter La Conversation l'an dernier. 

Sur scène, une installation de néons qui font comme une cage autour d'un fauteuil et des écrans de contrôle. Peut-être pour suivre les évolutions du cas qui nous est soumis ? Sur le fauteuil, Charlie Gordon incarné par Grégory Gadebois, est un simple d'esprit, qui peine à s'exprimer. Il nous raconte qu'il a vu un docteur qui lui a montré des taches d'encre et qu'il n'y a vu que des taches d'encre. On comprend qu'il est à l’hôpital pour faire des tests et qu'il va lui-même servir de cobaye. L'expérience, déjà menée sur la souris Algernon, consiste à tripler le QI de Charlie. Au début, il imagine que ça n'a pas marché. La preuve, Algernon est toujours première aux exercices. Puis, imperceptiblement, des changements s'opèrent. Dans la façon de se tenir, de rester immobile ou de bouger, dans la voix, la prononciation, l'articulation des mots. Et évidemment dans le vocabulaire et la grammaire employés. Là, on ne peut que saluer le jeu d'acteur de Grégory Gadebois qui fait grandir ce personnage avec tact, nuance et doigté. L'évolution est une véritable transformation toute en subtilité. Avec la connaissance (et comme dans la Genèse) vient d'abord le malheur : il prend conscience des moqueries, il perd ses amis et son travail. Puis l'épanouissement. Charlie apprend toutes les langues, correspond avec des scientifiques et des musiciens. Il a toujours plus soif de savoir.
Hélas, quand Algernon régresse puis meurt, Charlie comprend que ses jours sont comptés...

Superbe métaphore de la vie, cette pièce tient toute sa puissance d'une interprétation magistrale de Grégory Gadebois. Et si le sujet semble initialement très éloigné de nos préoccupations et de nos vies (parce que c'est de la SF ?), il ne peut que nous toucher car les thèmes abordés sont universels : apprentissage, reconnaissance, prise de conscience, rapport à l'autre, rapport à soi, dégénérescence (ou maladie ou handicap ou vieillesse)... 
A ne pas manquer, c'est un chef-d'oeuvre (et ça vous promet des débats enflammés à la sortie : fallait-il ou non faire cette expérience ? La connaissance apporte-t-elle le bonheur ? etc.)

Cabinet de collection pharmacie


mardi 22 avril 2014

L'Invention de nos vies

Ce roman de Karine Tuil nous invite à partager un moment de la vie de trois amis moyennement sympathiques : Samir, Samuel et Nina. Très proches pendant leurs études, la quarantaine va les voir se rapprocher à nouveau, pour quelques jours, pour quelques mois... 
Rockfeller New York

Samir est un brillant avocat new-yorkais, marié à une femme influente et introduit dans les milieux les plus hauts placés. Seule ombre au tableau, il ne se sent jamais lui-même et a menti pour s'élever. C'est bien entendu cette identité trouble et son goût pour les femmes qui le menacent dans une société où la transparence est de mise.
Samuel se rêvait écrivain. Il est éducateur social en banlieue parisienne où il vit avec Nina. 
Nina est sublime. Elle est mannequin pour les grandes enseignes de supermarchés. Elle a aimé Samir, elle est restée avec Samuel après un chantage au suicide. 
Lorsque ces trois là se retrouvent, c'est tout leur quotidien, fait de compromis, de compromissions et de trahisons, qui va en être bouleversé. Tout semble se jouer autour de Nina et de qui va la séduire mais le triangle amoureux n'est que la partie visible du drame. Et c'est ce basculement initial qui va faire changer des vies bien réglées. 

Karine Tuil écrit un roman de notre temps, un roman post 11 septembre, ancré dans notre actualité et notre société du paraître. Il soulève les questions de l'intégration culturelle et sociale, de la méritocratie, des valeurs et des repères. Les personnages ont l'air de se contenter de ce qu'ils ont et de ce qu'ils sont. Pourtant, les dernières pages tendent à montrer qu'ils voulaient tout autre chose : la liberté et l'accomplissement de soi. Cette fin similaire pour les trois protagonistes m'a parue un peu facile. De même, quelques passages pseudo philosophiques sont de trop. Mais l'ensemble se dévore à toute allure, porté par une écriture dense, urgente et intense, qui mitraille le texte de "/", séparant ainsi les multiples termes, souvent des verbes, dans de longues phrases. Et contrairement à d'autres, j'ai aimé ces notes de bas de page qui donnent une identité à tous les personnages secondaires croisés par les protagonistes. Dans un roman qui questionne l'apparence c'est plutôt bien vu. 
Bref, j'ai été séduite par ce roman mené tambour battant. J'ai été happée par cette narration au pas de course malgré ses personnages antipathiques.



lundi 21 avril 2014

Dieu est humour

Sous-titré "Petit dictionnaire de spiritualité humoristique", ce livre de Marie-Ange Pompignoli et Bernard Peyrous regroupe à la fois des mots d'enfants, des blagues, des anecdotes. Et certains sont effectivement très drôles. Ce livre très spirituel constitué en abécédaire touche aussi bien à des sujets de la vie quotidienne, aux saints, aux paroisses... et même au pape. C'est pas parce qu'ils sont chrétiens qu'ils sont forcément pas rigolos, bien au contraire comme nous l'a montré Philippe Néri

Une façon de montrer que la joie et l'humour font partie des dons de Dieu !


dimanche 20 avril 2014

Joyeuses Pâques !

Chez nous trône ce curieux œuf en nougatine (un premier essai qui m'a occupée l'après-midi d'hier) pour les gourmands de la famille !
Profitez-bien :)

oeuf de pâques en nougatine

samedi 19 avril 2014

L'ABCdaire de l'art médiéval

Vous rappelez-vous de l'ABCdaire de Jérome Bosch dans cette même collection ? Je ne vous l'avais pas recommandé. 

Cet ouvrage de Jean-Pierre Caillet m'a semblé beaucoup plus intéressant et percutant. Difficile de résumer le Moyen Age en 120 pages. Pourtant, l'ABCdaire donne de bons points d'entrée dans cette période. 

Les premières pages proposent un historique rapide de la fin de l'Antiquité à la Renaissance, histoire de cadrer le sujet. Les suivantes explorent les courants culturels et les productions artistiques, du calice à la cathédrale. Les explications se veulent pédagogiques et claires, elles sont accompagnées de belles illustrations (quoi que parfois un peu datées). Parmi les thèmes intéressants, j'ai pu noter l'individualisation de l'artiste, le décor des livres ou la scolastique. 

Et vous, qu'aimeriez-vous découvrir sur l'art médiéval ?

Moyen age architecture militaire

vendredi 18 avril 2014

Troie. Le Seigneur de l'arc d'argent

Oui, j'ai envie de lire des réécritures en ce moment. Ce roman de D. Gemmell est sur ma LAL depuis... un swap mythique. On ne va pas se mentir, ce n'est pas de la grande littérature, le scénario n'est pas très compliqué et l'écriture est fluide sans inventivité mais l'ensemble est prenant, porté par des rebondissements et des trahisons multiples. Vous me connaissez, dès qu'il est question de challenger Homère, ça me plait ! T'inquiète personne n'arrive jamais à ta cheville, mon vieil Homère !

Vase à figures noires Oltos

Trois personnages au cœur de ce récit. Nous rencontrons les deux premiers rapidement. Il s'agit d'Hélicon (que l'on connait aussi sous le nom d'Enée), marchand et guerrier dardanien, fils du cruel Anchise et d'une femme qui s'est imaginée être Aphrodite, et d'Andromaque, dépeinte comme une amazone lesbienne (oui, ça commence bien côté mythologie). Accessoirement, elle est aussi belle et intelligente. Elle a été rapatriée de Théra où elle était prêtresse (et là, bonjour les fantasmes de l'auteur : elle y passait le temps à danser, chanter, prier, jouer, tirer à l'arc et choper d'autres prêtresses). Le troisième protagoniste est Argurios, un sombre et solitaire mycénien. Le type loyal et héroïque que l'amour adoucit. Oui, nos personnages sont un peu caricaturaux. Et même si Hélicon parait complexe, oscillant entre sa part d'ombre et de lumière, il n'y pas de quoi effrayer un lecteur. 

Quant au récit lui-même, il se déroule avant la guerre de Troie. Agamemnon lorgne sur les richesses de Priam, roi de cette ville aux toits d'or ; les fils du roi, humiliés constamment par leur père, rêvent de prendre sa place. Bref, Troie est une belle femme que tous veulent posséder. Outre Troie, la Grande verte (la mer vineuse d'Homère) est au cœur du récit avec ses bateaux légendaires, ses pirates et ses marchands. Et bien sûr, le plus malin de tous, Ulysse fait une apparition remarquée comme conteur, père adoptif d'Hélicon et psychologue en herbe (oui, parce que c'est un peu agaçant ces traumatismes qui rejaillissent tous au même moment : le type qui a été abandonné dans le noir, celui qui a vu le cadavre de sa mère, etc.). Bon, je me moque mais les ficelles sont un peu grosses.

Et, malgré ce que vous pouvez croire, j'ai plutôt apprécié cette lecture. Je ne lui demandais pas de respecter l'Iliade comme parole d’évangile ou les découvertes de l'archéologie grecque, je souhaitais une aventure prenante et divertissante : le livre a répondu à ces attentes. J'ajouterai que la vision des héros troyens par D. Gemmel est réjouissante. Il occulte les dieux (mais les prophètes ont des visions justes). Cela donne une Cassandre qui prédit l'avenir et n'est crue par personne suite à une maladie d'enfance (oui, l'enfance est cruelle dans ce livre), un Pâris érudit pas très sexy et une Hélène plutôt moche qui aime étudier avec lui, un Ulysse qui raconte l'Odyssée comme une comédie avant même de la vivre, etc. Et c'est assez supportable quand ça concerne des personnages secondaires. Notons aussi qu'il y a un petit mystère égyptien qui plane pendant tout le roman qui rappelle que toutes ces civilisations étaient en contact. Bref, une lecture plaisante avec quelques bonnes trouvailles qu'alourdissent malheureusement quelques clichés et une psychologie de comptoir : c'est pas très subtil mais efficace. Si cela ne vous dérange pas, sachez que l'ensemble est plutôt une uchronie sympathique, en mode roman d'aventure plus que de fantasy (pas de magie ou de dieux) aux rebondissements multiples. 

Si j'ai préféré la version de D. Simmons, je pense que je lirai la suite de cette série !

jeudi 17 avril 2014

Saint Philippe Neri, un ludion mystique

Merci aux éditions Dialogues pour l'envoi de ce livre de Philippe Le Guillou sur un saint réputé pour sa bonne humeur et son humour. J'aime les histoires de saints ou de martyrs et j'ai la Légende dorée dans ma bibliothèque, j'étais donc heureuse de mieux découvrir la vie de Philippe Néri. Pour moi, c'était un de ces saints de la Contre-Réforme, figuré tout de noir vêtu, simple et austère. Ce qui collait assez mal avec cette joie de vivre qu'on lui associe ! 

Rome Saint Jean de Latran
Pour Philippe Le Guillou, ce saint est avant tout son saint patron. C'est aussi le fondateur de la congrégation de l'Oratoire, qui a une importance personnelle pour l'auteur. Voilà pourquoi il se propose de suivre le cheminement de cet homme. 

Né à Florence au début du XVIe siècle, Philippe Néri n'ira jamais plus loin que Rome. Marqué par la figure de Savonarole et par le sac de Rome en 1527, il vit une époque troublée par les premiers feux de la Réforme. Refusant un avenir tout tracé de marchand ou de professeur, il vit en ermite et en vagabond. Se contentant de peu, il prie et aide les pauvres et les malades. Il est embrasé par le Saint-Esprit lors de la Pentecôte 1544 tandis qu'il priait dans les catacombes. Il commence alors à prêcher. C'est un prêche de la liberté et de la bonté qu'il diffuse, en posant les questions justes et en maniant sa célèbre ironie. Avant même d'être consacré prêtre, il rassemble. Son cercle, de plus en plus large, aime à prier et chanter ensemble ainsi qu'à discuter des textes bibliques. Celui-ci devient juridiquement un ordre de prêtres et de clercs séculiers en 1575.

A travers la plume de P. Le Guillou se dessine le portrait d'un saint humble et chaleureux, un homme qui suit son chemin avec bonheur et convertit sur son passage. Il n’apparaît pas comme un mystique (malgré l'épisode de la Pentecôte) mais comme un homme de son temps, qui agit sur l'ici et le maintenant. Le style précis et élégant (qui sème quelque mots rares tels camail (qui prend un "s" au pluriel, une belle exception de la langue française) ou mellifluent) rend ce court ouvrage très plaisant à découvrir. Je regrette toutefois qu'il n'y ait pas plus d'extraits des prêches de Philippe Néri : c'est un point qui reste assez vague pour moi. Il faut dire que le saint ne semble pas avoir beaucoup écrit... Mais peut-être trouve-t-on plus sur le contenu de ses discours chez ses contemporains ?

mercredi 16 avril 2014

De Watteau à Fragonard, les fêtes galantes

Le musée Jacquemart-André présente actuellement une exposition qui plaira aux inconditionnels du XVIIIe siècle aux tons roses et pastel. Bien entendu, et comme toujours dans ce lieu, très peu d’œuvres sont exposées dans des petites salles, tendues de tentures gris perle pour l'occasion. 

La première salle présente des tableaux de Watteau, ce peintre d'histoire de Valenciennes qui "lance" le genre de la fête galante au tout début du XVIIIe siècle. Formé par Claude Gillot et Claude Audran III aux décors d'arabesques, aux paysages imaginaires, aux scènes de genre et aux grotesques, Watteau s'épanouit dans la représentation de scènes bucoliques peuplées d'aristocrates, danseurs et musiciens s'adonnant aux jeux de l'amour. Son Pèlerinage à Cythère (non présent dans l'exposition mais analysé dans la vidéo d'introduction), qui constitue son morceau de réception, nous invite à une promenade en compagnie de jeunes gens se contant fleurette, accompagnés par des amours ailés, dans un paysage luxuriant. Inspiré par la Commedia dell'Arte, Watteau en représente volontiers les personnages. On pense bien sûr au Gilles du Louvre mais aussi au Pierrot content de Madrid. Sous des apparences légères et futiles, ses tableaux n'en reflètent pas moins une profonde ambiguïté entre rêve et réalité ainsi qu'une puissante mélancolie, écho d'un âge d'or enfui. 

Pèlerinage à Cythère Watteau fete galante
Watteau, Pèlerinage à Cythère, Musée du Louvre
Outre les tableaux, des dessins de Watteau sont exposés (un peu plus loin dans l'expo). Dessinateur génial, au crayon expressif et rapide, Watteau saisit la vie. Et il se constitue un large éventail de croquis dans lequel il n'hésite pas à puiser pour composer ses tableaux !

Vous vous en doutez, la fête galante est promise à un grand succès. Parmi les suiveurs de Watteau, les plus connus sont certainement Pater et Lancret qui ajoutent en sensualité ce qu'ils perdent en mystère et en subtilité. Et ne parlons pas de Jean-François de Troy, très réaliste, qui n'a pas grand sens de la nuance. Bref, les fêtes galantes se poursuivent mais sur un mode plus érotique et dénudé. Ils introduisent également le réel dans ces espaces oniriques : n'est-ce pas le genre idéal pour valoriser les danseurs et acteurs de la Régence ? Vous l'avez compris, j'aime moins cette évolution. Les scènes sont moins propices au rêve et à l'imaginaire, la mélancolie est aussi moins présente... 

On enchaîne alors avec les chinoiseries et les représentations de scènes bourgeoises. Je ne suis pas certaine que j'aurais choisi d'intégrer ces tableaux à l'exposition. Ils sont certes représentatifs des évolutions du goût au XVIIIe siècle et dérivent de la fête galante mais en font-ils encore partie ? La démonstration de la Pêche chinoise de Boucher ne me convainc pas. Et j'ai du mal à accoler ce terme aux pastorales de Boucher, qui n'ont plus grand chose d'onirique, de suggéré et de vaporeux. Ce sont certes les suites logiques des œuvres de Pater et Lancret mais je ne les qualifierais plus ainsi. Fragonard, qui vient clore l'exposition (et la démonstration) renoue avec la subtilité. Il se débarrasse des lignes de Boucher pour des mouvements plus souples et moins artificiels. C'est un peu le pendant solaire de Watteau, ses scènes traduisant une Arcadie qui ne semble pas si lointaine. Notons l'exposition d'une superbe (et gigantesque) toile prêtée par la Banque de France, La Fête à Saint-Cloud, qui pourrait presque être un décor de théâtre par sa taille. Fragonard y est virtuose dans l’exécution d'un paysage luxuriant et mystérieux, loin du monde des hommes, et la transmission du sentiment de bonheur serein qui traverse la toile. Touches vives mais comme esquissées et vaporeuses renouent avec le rêve.

Je suis un peu gênée par le titre de cette exposition et par la thèse de Christoph Vogtherr qui la parcourt. Pour moi, la fête galante, même si elle n'a pas de définition précise, concerne des œuvres de Watteau (et encore pas toutes) et de ses premiers suiveurs mais certainement pas toute la peinture rococo du XVIIIe siècle. J'ai l'impression qu'il souhaite ici beaucoup élargir le thème plutôt que d'envisager la fête galante et ses suites. Je regrette de ne pas avoir pu l'écouter présenter cette idée au Festival de l'Histoire de l'Art l'an dernier. Surtout que j'avais adoré son Voulez-vous triompher des belles ?. Bref, j'irai voir le catalogue de plus près, cela m'intrigue...
Par ailleurs, je salue l'effort qui a été réalisé pour la scéno, à la fois discrète et élégante, et pour la médiation (panneaux explicatifs riches). Le site internet de l'expo n'est pas mal du tout et permet de revoir les œuvres en détail (photos interdites dans l'expo). Je regrette simplement que la taille des salles du musée ne permettent pas de rendre réellement justice à La Fête à Saint-Cloud, un peu tassé ici.
L'ensemble est une belle façon de (re)découvrir l'art du XVIIIe siècle et l'apparente futilité des temps de la Régence et de Louis XV. Il y a un petit côté Marivaux dans tous ces tableaux. On complétera avec intérêt cette visite par un détour par les collections permanentes du musée qui conserve quelques Pater et Lancret et par le musée du Louvre qui expose les indispensables Pèlerinage à Cythère ou Les deux cousines.

mardi 15 avril 2014

Vendredi ou les limbes du Pacifique

Je ne sais pas si on peut avouer cela à son lectorat : je n'ai pas aimé Robinson Crusoé de Defoe. Je me suis ennuyée pendant toute la lecture. C'est peut-être la raison pour laquelle ce roman de Michel Tournier a attendu si longtemps sur ma PAL alors que j'avais beaucoup aimé son Roi des Aulnes en prépa. 

Robin Vendredi limbes Pacifique TournierAlors, ennui ou pas ? A vrai dire j'ai eu du mal à entrer dans le livre. Les premières pages sont très bien passées : Van Deyssel tire les cartes à Robinson, annonçant ainsi tout le livre de manière cryptée (c'est une partie à laquelle on apprécie de revenir en cours de lecture et à la fin : elle donne un éclairage symbolique au texte). Les premiers jours/semaines/mois de Robinson sur l'île de Sperenza m'ont été d'une lecture un peu pénible : premières affres de la solitude, penchant vers la folie et l'animalité. L'eau et ses valeurs d'humidité poisseuse, dominent. Puis, Robinson s'organise. Il structure son environnement, travaille toute la journée au rythme de l'eau qui s'écoule de sa clepsydre. Il se repose et prie le dimanche. Il sème, il récolte et conserve. Il ne consomme que le strict minimum. L'élément phare de cette période est la terre, féconde. Je ne parlerai pas des relations très charnelles de Robinson avec celle-ci. Cette partie du roman montre une renaissance de Robinson, petit enfant né de la terre, qui devient un fougueux adolescent plein de désirs puis un homme mûr. C'est alors que tout est organisé que Vendredi vient s'adjoindre à ce petit monde. Façonné par Robinson, il laisse parler sa nature fantasque (la scène des cactus est à ce titre très belle) et va donner un nouveau tournant à la vie de Robinson. D'esclave, il devient guide et frère. S'amorce alors la période aérienne et solaire de Robinson...

En relisant le roman de Defoe, Tournier y apporte une nouvelle vision, celle d'un homme que le séjour sur l'île a fait évoluer, au rythme des saisons et de la dominance successive des quatre éléments. Son rapport à l'autre a changé tout comme ses priorités lorsqu'il lui est enfin possible de rejoindre la société. Ce qui est finalement bien plus crédible que l'hypothèse immobiliste de Defoe. Ce roman au style à la fois très réaliste, charnel et imagé interroge sur la place de l'homme et sur ses buts, sur celle du maître et de l'esclave, sur celle de la nature et de la culture. Cette réécriture, loin d'être une simple réinterprétation du mythe de Robinson, questionne les principes de la société : le travail, la religion, la place de l'autre, etc. et les refuse au profit d'un épanouissement naturel de l'individu. Finalement, c'est un révolutionnaire ce Robinson !

lundi 14 avril 2014

Avec Tolstoï

La lecture de La Guerre et la paix m'a donné envie de sortir de ma PAL cet essai de Dominique Fernandez. Loin d'être une biographie de l'écrivain, ce livre propose de visiter son oeuvre. Il contient des éléments biographiques, notamment en introduction, mais ce n'est pas son objet principal.

champs paysan Van Gogh

Cet opus commence par une confrontation, celle de Tolstoï et Dostoïevski. Le second est vu comme le grand tragique de la Russie, l'intransigeant, l'homme libre. Il séduit les jeunes gens entiers. Et si Dostoïevski ne se plait que dans les extrêmes, Tolstoï y préfère la vie comme elle va. Il ne refuse pas la médiocrité. Il l'intègre, il la raconte. "Si Dostoïevski fait penser à la tragédie, à la tragédie grecque, Tolstoï est dans la lignée de l'épopée, de l'épopée grecque [...] En lisant l'Odyssée, nous ne sommes pas plus pressés d'arriver au bout du périple qu'Ulysse de rejoindre Ithaque. Nous n'avons aucune hâte de mettre fin à un voyage qui nous réserve de continuelles surprises, de continuels bonheurs. Nous nous laissons porter, de-ci, de-là, séduits, charmés par le chatoiement de multiples épisodes. Aucune chose ne compte plus qu'une autre, car tout compte. Il n'y a aucun incident, aucun détail qui ne soit plus important, comme il n'y en a aucun qui soit insignifiant [...] Tolstoï, comme Homère, ne s'écarte jamais du ton juste. Je crois même que ce sont les deux seuls écrivains au monde dont l'oeuvre, tout en étant souverainement belle, ait cette parfaite adéquation à la vie, à ce que la vie a de positif, à ce qu'elle a de négatif, à ce qu'elle présente d'amusant, de gai, de douloureux, de terrible - le plus souvent de banal". Rapprochement qui ne peut que me parler. Et me séduire. Cette intemporalité, cette facilité à rendre la vie, on la retrouve effectivement avec cette même simplicité chez ces deux écrivains (si toutefois Homère est un seul, ce dont je ne vais pas débattre ici). 

D'autres comparaisons sont faites, avec Stendhal par exemple. D. Fernandez leur trouve un même style impersonnel, juste et simple. Une écriture qui préfère retrancher plutôt qu'ajouter. Contrairement à Balzac, qui commence par décrire cadre et personnages dans ses romans, nos deux auteurs révèlent les caractères, les hommes et les lieux à travers le regard d'un personnage. Cela est particulièrement intéressant lorsque l'auteur souhaite insérer une critique. Plutôt que de vilipender une pratique, il la décrit à travers l’œil naïf d'un personnage (l'opéra par Natacha, par exemple). Il en montre ainsi le ridicule ou l'outrance par une ironie soigneusement dissimulée. 

Néanmoins, pour qui a lu Tolstoï récemment, on ne peut considérer cet effacement de l'auteur derrière ses personnages comme permanent. Bien au contraire, les descriptions de Napoléon et la théorie fataliste de l'histoire que comporte La Guerre et la paix laissent tout à fait paraître l'écrivain. Pour D. Fernandez, cela traduit le déchirement intérieur de Tolstoï qui hésite sans cesse à s'engager. Pris entre sa condition de riche gentilhomme campagnard et sa volonté de pauvreté, entre ses passions et son désir de les restreindre, entre liberté et fatalisme, Tolstoï négligerait dans la fin de La Guerre et la paix son art au profit de sa philosophie. Et c'est là que ça commence à me gêner. On sent très bien la différence de ton entre les différents volumes, mais doit-on tout rapporter à la vie et à la psychologie de l'auteur ? D. Fernandez peine à m'en persuader.

Nous donnant des pistes pour la lecture de La Guerre et la paix et Anna Karénine, l'auteur met en lumière certains passages et propose des analyses fines du texte. Il attire notre attention sur des constructions, sur des thèmes. Et il s'intéresse aux autres écrits tels que Le Diable, Les Cosaques, Résurrection, etc. Il déplore que beaucoup de ses essais ne soient plus édités en France comme Ce qui fait vivre les hommes, En quoi consiste ma foi, La religion et la morale, L'Argent et le travail, etc. Il rappelle ainsi que loin d'être cet auteur classique vénéré (voire embaumé), Tolstoï propageait des idées dérangeantes pour le début du XXe siècle (polémique contre l'église, l'armée, la justice, pacifisme, fatalisme, mysticisme, ascétisme, socialisme...). Et il pourrait encore déranger s'il était publié de nos jours. Voilà qui donne envie de découvrir ces textes oubliés, non ?

Enfin, cet essai nous fait visiter les maisons de Tolstoï, à Moscou, lieu de sa vie mondaine, et à Iasnaïa Poliana, lieu de sa vie de gestionnaire de domaines immenses et isolés. Pour D. Fernandez, ces endroits reflètent la lutte perpétuelle entre Léon et Sophie, son épouse, voire entre les différents aspects de la personnalité de l'écrivain. Il étudie longuement la vie conjugale des époux, via des extraits de leurs journaux intimes (qu'ils  se montraient et commentaient l'un l'autre sans gentillesse) et La sonate de Kreutzer. C'est un amour-haine bien connu de l'histoire littéraire auquel D. Fernandez n'ajoute pas grand chose... à l'exception d'allusions à un penchant refoulé de Tolstoï pour l'homosexualité. Les indices ne pèsent pas bien lourds. Je suis sceptique.

Ainsi, cet essai est à la frontière des genres entre l'analyse de texte, l'hagiographie ("Impersonnel comme Homère, impersonnel comme Dieu") et la biographie : c'est bien la promenade que nous annonce la quatrième de couverture. S'intéressant aux contradictions de l'homme et de l'oeuvre, cet opus est peut être trop versé dans l'analyse psychologique pour me convaincre totalement mais il est impeccable sur les analyses purement littéraires. Aux lecteurs que ce livre tente, je conseillerai de lire une biographie de Tolstoï plus neutre avant d'ouvrir celui-ci. Simplement pour garder la distance raisonnable par rapport aux assertions de l'auteur qui plus d'une fois m'ont semblé aller trop loin. Mais dans l'ensemble, je suis sous le charme ! Et si vous avez une bonne bio à me recommander, je ne dis pas non... (ça pourrait répondre à mes questions comme l'influence ou non d'Hugo sur Tolstoï (intérêt pour les pauvres, mysticisme, fresque nationale, etc) qui n’apparaît pas dans ce texte. Je les ai toujours rapprochés mais c'est peut-être complètement idiot)

dimanche 13 avril 2014

Le Tour d'écrou

Il y a quelques mois, nous avions pu assister à une représentation de l'opéra de Britten tiré de ce roman d'Henry James. Ce livre était bien sûr dans ma PAL depuis un bout de temps et puis, récemment, j'ai eu une envie folle de le lire.
L'histoire tient en quelques lignes. 

Soirée de contes autour du feu. Un des personnage présent annonce une histoire terrible, une histoire de fantômes et d'enfants... Le manuscrit de cette histoire, bien caché, est ensuite lu.
Une jeune femme se voit confier deux enfants, Flora et Miles. Elle est leur professeur et vit dans une grande bâtisse anglaise à Bly avec quelques serviteurs. Les enfants sont beaux, lumineux et charmants. Intelligents également. Tout se passe pour le mieux jusqu'à ce que notre héroïne voie deux êtres roder autour d'eux. Elle les décrit à l'intendante, qui les reconnait comme d'anciens serviteurs, décédés depuis peu. 
Commence alors un combat entre la gouvernante et les fantômes, combat pour éloigner des enfants cette influence maléfique.

Vannes fortifications Bretagne

Ce roman interroge sur beaucoup de points. D'abord sur l'innocence des enfants. Ils sont décrits comme des anges purs. Mais la gouvernante et le lecteur en doutent. Et, c'est ce simple doute, plus que la réalité de savoir s'ils ont été pervertis ou non qui salit leur innocence. Voient-ils les fantômes ? Mentent-ils ? Sont-ils réellement pervertis par ceux-ci ? Ou par la gouvernante ? Et quelle est cette fameuse perversion ? S'agit-il de la découverte du désir et de la sexualité comme le disent les interprétations psychanalytiques de cette histoire ? A la rigueur, qu'importe. Mais le vers est dans le fruit, on imagine. Jamais on ne saura pourquoi Miles est renvoyé de l'école. Mais l'on pourra envisager le pire. Et c'est là toute la subtilité d'Henry James qui nous livre tout mais ne nous dit rien. 
De même, la gouvernante est un personnage étrange : ces fantômes apparaissent-ils vraiment ou ne sont-ils que le fruit de son imagination ? Est-elle la plus lucide ? Fantasme-t-elle toute cette histoire pour se donner de l'importance ? Par orgueil ? Par folie ? Par amour ? 
La construction du roman est ainsi faite que c'est au lecteur de décider car rien ne vient trancher. Tout est dans le non-dit et c'est à partir de ce non-dit que naît l'effroi. 
L'art d'Henry James tient à cette angoisse, cette tension qu'il sait distiller et qui augmente, lentement mais constamment. Il joue sur les répétitions, les scènes quotidiennes et y insuffle un doute, une ombre permanente. Oscillant entre fantastique et psychologique, le raffinement de ce récit est tout à fait remarquable. 

Shelbylee vous parle de sa fascination et de son interprétation du texte








vendredi 11 avril 2014

Ponte City

Le Bal, espace dédié à la photo et à la vidéo, propose une exposition des travaux de Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse. Ceux-ci, en reporters, archéologues et sociologues, ont rencontré les habitants de la tour Ponte City, à Johannesburg, documentant son histoire et son quotidien, pendant cinq ans. Cette tour de 54 étages dresse fièrement ses lignes de béton au centre de la ville. Son histoire est étroitement liée à celle de Johannesburg. Initialement destinée à une population blanche aisée, elle a été squattée et abandonnée dans les années 90. Ce n'est qu'en 2007 qu'un promoteur décide de réhabiliter le lieu. Projet qui reste lettre morte suite à la crise de 2008...

Ponte City publicités

Cette tour aux diverses vies, nous la découvrons par l'image. Celle des hommes et des femmes qui l'habitent encore, photographiés dans des ascenseurs. Celle des portes des appartements, bien souvent fermées, parfois ouvertes sur son ou ses occupant(s). Celle des fenêtres qui ouvrent sur l'intérieur de cette tour ronde et creuse. Celle des écrans de télé. Et celle fantasmée des publicités.
Au sous-sol, on pénètre plus loin dans l'intimité des habitants. Tout un pan de vie de Kabangu est épinglé sur un mur : demandes de visas et autres formulaires, cartes et papiers divers. Kabangu vivait dans l'appartement 3607 de la tour. Autres appartements, autres objets, prospectus publicitaires, photos. Aucun espace de la tour n'est laissé inexploré, des sous-sol au sommet, elle dévoile un peu de ceux qui l'ont habitée... ou qui l'ont rêvée. 

Ponte City Johannesburg

A travers une scénographie neutre et enveloppante, le visiteur découvre des images, des objets et des mots. Des piles de papiers sur la tour Ponte éclairent un aspect du lieu : "les gens entre eux", "j'ai acheté Ponte", "appartement 3607", "African queen", "ectoplasme géologique" et "ni voir ni être vu". On mise sur l'exhaustivité et le réalisme. Mais l'ensemble agite l'imaginaire du visiteur, entre cette tour et les représentations qui s'y attachent, entre architecture et habitants.

jeudi 10 avril 2014

La Mémoire du monde II

Vous aviez rencontré Mérit il y a quelques mois. Condamnée à l'immortalité, cette Egyptienne parcourt la Méditerranée et suit les moments phares de la construction de l'histoire intellectuelle du monde. Elle avait vu s'élaborer la Bible à partir de la vie de certains de ses enfants, naître la philosophie et la géométrie, grandir les empires avant qu'ils ne disparaissent. Nous la laissions attachée aux Ptolémée à Alexandrie, curieuse de Rome qui faisait déjà retentir son nom. La voilà qui poursuit sa route pour rencontrer Cicéron, qui l'introduit à la politique romaine. C'est une époque où elle suit de très près le cours de l'histoire, proche de Cléopâtre. Puis elle débute une nouvelle période d'errance à travers la Méditerranée, à la recherche de ses descendants à qui elle a laissé des objets (une bague, un coffre et un chaton) pour les identifier. Plongée dans une vie de famille qui se complexifie, elle traverse l'Empire et installe les siens entre Jérusalem, l'Espagne, la Bretagne et la Grande-Bretagne... Toujours à la recherche d'un sens pour la vie, d'un dieu, d'une spiritualité, elle observe l'émergence du christianisme puis de l'Islam. Elle oscille entre des périodes très actives, où les années comptent, et des périodes plus méditatives où les siècles passent le temps d'un soupir. Et ce qui est merveilleux, c'est qu'elle arrive toujours à s'étonner, à regarder avec bienveillance l'homme et le monde.

Comme pour la lecture du premier tome, j'ai lu ce roman de Stéphanie Janicot d'une seule traite. et je remercie les éditions Albin Michel pour cet envoi. Impossible de quitter Mérit (qui s'appellera beaucoup Sophia dans ce livre). Je ne me lasse pas de cette redécouverte de notre histoire. L'idée de suivre un être immortel à travers les âges n'est pourtant pas nouvelle et le traitement n'est pas spécialement original. La romancière applique les mêmes "recettes" que dans le premier tome. Cependant, j'aime cette exploration bienveillante du monde et de ses philosophies, cet abord pédagogique et clair. Je regrette un peu que l'on ne rentre pas plus dans le détail de certains échanges philosophiques. Le propos est volontairement évasif sur certains faits historiques. Ce n'est pas une culture historique que l'on attend de ce roman, mais peut-être vous donnera-t-il envie de relire quelques classiques de la philo, de l'histoire... ou des religions. 
Une plume vive et simple, un personnage toujours attachant, des événements qui se succèdent rapidement, tout est mis en place pour que le lecteur n'ait qu'une envie, connaître la suite !

Ruines Histoire Archéologie

mercredi 9 avril 2014

Les Romanesques

Cette comédie d'E. Rostand est à la fois légère et amusante. 

Sylvette et Percinet viennent de rejoindre la maison familiale. Sylvette est la fille de Pasquinot. Percinet, le fils de Bergamin. Les deux jeunes gens se retrouvent régulièrement et en cachette près du mur qui sépare les jardins de leurs parents. Ils jouent à Roméo et Juliette, se contant fleurette en lisant la pièce de Shakespeare. Il faut dire que leurs pères leur font croire qu'ils sont des ennemis de toujours. Pourquoi ? Pour les marier romanesquement, pardi ! 
Épouser le fils du voisin avec la bénédiction paternelle, c'est n'est pas très romanesque. Alors qu'épouser le fils du voisin suite à une tentative d'enlèvement et un duel, l'est. 
Bref, les pères organisent tout pour que leurs enfants se marient sans se douter de leur amitié. Bien entendu, tout ne va pas se dérouler comme ils s'y attendent... 

Cette pièce qui se moque des esprits romanesques et des rimes légères, se plait à parodier le genre à travers une gentille comédie à l'italienne. Une découverte sympathique pour une pièce galante sans prétention.


mardi 8 avril 2014

La Guerre et la paix

Grâce à Eliza, j'ai pu relire, coachée, ce classique de Tolstoï que j'avais dévoré voilà plus de dix ans. Pas sûre d'avoir eu le courage sans cela... Merci ! Une relecture, c'est un moment de retrouvailles avec une oeuvre et un auteur qu'on a aimé. Tous les détails ne sont plus forcément clairs dans l'esprit du lecteur mais il n'a pas non plus d'énormes surprises. Par contre, il ressent encore plus d'empathie avec les personnages. Heureux de les retrouver, il n'aime pas les perdre à nouveau. Encore une fois, j'ai beaucoup apprécié le personnage de Pierre, cet homme à qui la vie sourit mais qui n'arrive pas à se satisfaire de ce qu'il a. Ce personnage gentil, influençable mais toujours en quête de perfectibilité. Il y a en lui, comme le souligne Romanza, un peu de Lévine, d'Anna Karénine. Natacha, que j'avais adorée ado, m'a laissée plus critique. Elle est belle, elle est joyeuse, elle est irresponsable. C'est une enfant qui grandit et mûrit devant nous mais garde toujours un côté lunatique. Elle m'a plus agacée et déçue que la première fois.

J'imagine que vous connaissez tous le plot, non ? 
Toute l'action se déroule en Russie entre 1805 et 1820. Ce serait d'ailleurs presque elle l'héroïne de ce livre. Au cœur de ce roman, la guerre contre Napoléon (qui en voit de toutes les couleurs dans ce roman, Tolstoï est loin de le considérer comme un héros), d'Austerlitz à la Bérézina, voire jusqu'à Waterloo en toile de fond. Du coup, les héros du roman s'engagent, pour la plupart, et l'auteur les suit sur le champ de bataille. Tolstoï, à travers le regard d'André notamment, analyse les décisions qui sont prises par les chefs militaires et le caractère de ces hommes pour en conclure qu'ils n'ont finalement que peu d'impact. Ce sont les mouvements des troupes, des actes héroïques ou des hasards qui dessinent le visage de la victoire ou de la défaite : "La science militaire, trouvant dans l’histoire une foule d’exemples où l’on voit que le nombre des troupes ne constitue pas toujours leur force effective, et que les petits détachements mettent parfois les grands en déroute, admet confusément l’existence d’un multiplicateur inconnu, et cherche à le découvrir tantôt dans l’habileté mathématique des dispositions prises, tantôt, dans le mode d’armement du soldat, ou, le plus souvent, dans le génie des généraux". Voilà pour l'aspect guerre, le monde des hommes, des officiers.

De l'autre, il y a les intrigues des aristocrates de Moscou et de Saint-Petersbourg. On rencontre d'abord deux jeunes gens, André Bolkonsky et Pierre Bezoukhov, qui nous introduisent à toute la bonne société. Les Kouragine notamment. Puis les Rostov. Je ne rentrerai pas dans les détails des aventures des divers personnages, les histoires d'amour, d'ambition et de trahison. Sans parler de la place de la religion, de l'argent, de la franc-maçonnerie, des rapports entre aristocratie et serfs... Bref, Tolstoï nous plonge dans la société de l'époque et nous en montre beaucoup d'aspects. On se passionne pour la vie de ces hommes et pour leurs bassesses. Car si chacun (ou presque) pris séparément est plutôt bon et bienveillant naturellement, les rapports avec les autres viennent éprouver et noircir cette bonté initiale.

Si j'ai relu l'ensemble avec grand plaisir, je me suis aperçue que j'avais complètement oublié les nombreuses considérations historiques de Tolstoï. La Guerre et la paix n'est pas uniquement un roman dans la plus pure tradition du XIXe siècle, c'est aussi une analyse voire un essai historique. Ainsi, la deuxième partie de l'épilogue est entièrement dédiée à l'histoire telle qu'elle est écrite par les historiens, qui cherchent les causes et les effets, qui créent des liens et font des déductions. Pour l'auteur, rien n'est plus trompeur que l'impression de liberté individuelle des hommes. C'est la prédestination qui le guide. Et de comparer l'histoire aux autres sciences comme l'astronomie : "Pour l'astronomie, la difficulté de la reconnaissance du mouvement de la terre consistait dans ce fait qu'il fallait renoncer au sentiment spontané de l'immobilité de la terre et au sentiment du mouvement des planètes ; de même pour l'histoire, la difficulté de la reconnaissance de la soumission de la personne aux lois de l'espace, du temps et de la cause consiste à renoncer au sentiment spontanée de l'indépendance de la personne". Et finalement, tout le roman s'éclaire suite à cette démonstration finale. C'est là que Tolstoï souhaitait amener le lecteur et tous les indices disséminés dans les tomes précédents servaient cette vision fataliste. 

Je pourrais aussi vous parler du style fluide de Tolstoï, tout en précision et en simplicité, qui n'empêche certes pas les répétitions. De sa plume habile à nous camper les scènes de combat comme une soirée de bal. De ses considérations transmises par ses personnages ou par ses propres analyses, récurrentes. Mais je préfère vous laisser découvrir tout cela en lisant vous-même ce merveilleux roman russe !