lundi 28 avril 2014

Romain Rolland - Stephan Zweig, Correspondance 1910-1919

Merci aux éditions Albin Michel pour ce livre présenté et annoté par Jean-Yves Brancy. Il rassemble les courriers échangés par les deux écrivains (traduction des lettres en allemand par Siegrun Barat), ces esprits européens, dans une période troublée. Car l'essentiel du recueil est constitué de lettres écrites pendant la Première Guerre mondiale, période où Rolland et Zweig se rapprochent énormément : ils reconnaissent alors en l'autre un artiste pacifiste engagé.

Cette correspondance volumineuse est tout à fait passionnante car elle nous renseigne à la fois sur la vie des deux écrivains mais aussi sur celle des artistes du début du XXe siècle. Ils forment en effet une communauté si ce n'est soudée, du moins en discussions perpétuelles. La correspondance s'amorce quand Stephan Zweig se fait connaitre à Rolland comme lecteur admiratif de Jean-Christophe. C'est un peu le fan qui remercie son idole et qui lui propose de favoriser la traduction et la diffusion de son oeuvre en pays germanophone. Bref, les premiers échanges sont factuels et distants. 

Severini, Train de blessés, 1915, Stedelijk, Amsterdam
Severini, Train de blessés, 1915, Stedelijk, Amsterdam

Mais avec la guerre, alors que les positions se durcissent, les deux correspondants se rapprochent. Rolland, réfugié à Genève où il assiste la Croix Rouge, est dénoncé comme défaitiste et traître à sa patrie. Il ne cesse de s'engager pour la paix et ses amis proches, embrigadés, se détournent de lui. Mais Zweig lui reste fidèle. Le lecteur voit ainsi évoluer le ton des deux hommes et leur amitié éclore au plus fort des conflits. Ils se réconfortent l'un l'autre. Mais surtout, ils peuvent échanger sur les politiques et la propagande mises en place de chaque côté du Rhin (et là, je m'étonne et le m'interroge : que faisait la censure ? Les écrivains ont-ils été plutôt épargnés ? Les passages censurés sont-ils ou ne sont-ils pas retranscrits ? Edit : Jean-Yves Brancy répond à ces questions en commentaire). Ils déplorent l'esprit guerrier de leurs pairs et les amitiés brisées par la guerre (celle de Zweig et Verhaeren par exemple). Bref, ils nous donnent un véritable aperçu de ce qu'est l'Europe des intellectuels pendant la guerre : qui s'engage et dans quel camp ? Quels sont les potins littéraires et artistiques (Rilke qui a dû quitter la France en abandonnant ses œuvres, lesquelles sont sauvées par Gide par exemple) ? Et surtout comment travaillent les deux écrivains : publication d'articles, écriture de romans, nouvelles ou pièces dans cette période troublée ? 

Il est amusant de voir comment Zweig a trouvé en Rolland un mentor et combien il est influencé par celui qu'il nomme "maître". Se serait-il engagé sans cet exemple ? Par ailleurs, son soutien à Rolland loin d'être anecdotique est comme une preuve de ce que prône l'écrivain, à savoir l'entente possible entre les peuples. Il est également intéressant de voir comment la Révolution Russe impacte finalement assez peu l'Europe en guerre mais inquiète une fois le conflit fini ou combien Zweig, visionnaire et grand connaisseur de l'âme humaine, imagine dès 1918 la naissance d'un esprit revanchard et les frustrations générées par le futur Traité de Versailles. 

Bref, cet ouvrage nous donne à lire l'avancée de l'histoire. Et elle est finalement bien différente de celle qui s'écrit dans les chronologies de nos livres d'histoire : la grippe espagnole est d'abord vue comme une épidémie mineure alors qu'elle fera plus de morts que la guerre, la Révolution Russe n'est pas connue ou commentée par le "grand public" au moment de sa réalisation, les mutineries et leurs sanctions ne sont pas non plus citées... Et le bombardement de Reims est décrit bien différemment selon la nationalité des journalistes. On sent bien la patte de la censure et le manque d'informations dont pâtissaient les peuples en guerre.  

Une lecture qui demande du temps car elle est riche, dense et nécessite de se replonger dans l'époque mais qui apporte un point de vue essentiel sur ces années 1913 à 1919 (il y a trop peu d'échanges avant 1913 pour que ceux-ci soient considérés comme indispensables). Et un apport essentiel à l'esprit européen. 

A noter, une belle préface qui éclaire cette correspondance, des notes de bas de pages toujours très informatives et contextualisés enrichissent la lecture et permettent de situer ce dont parlent les écrivains (notamment de beaucoup de leurs pairs dont les noms ont été oubliés) et un index, très utile pour retrouver certains passages après la lecture. Bravo !

8 commentaires:

  1. Passionnant, sans aucun doute. J'ai pour ma part en attente la correspondance de Zweig et Joseph Roth. Ainsi que tu le signales, ce n'est pas le genre d'ouvrage qu'on lit sans avoir de temps devant soi, ce qui explique pourquoi je ne me suis pas encore jeté dessus.

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    1. Oui, c'est le genre de lecture qui demande du temps ou qui se lit par petits bouts.

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  2. Tu sais que je l'ai lu, en effet j'ai guetté l'évolution du ton dans les lettres (sans en parler) , le rythme s'accélère pendant la guerre d'ailleurs; Pour la grippe, exact, je m'attendais à des remarques plus catastrophiques, eh bien non.
    On est prêtes pour le tome 2? ^_^

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    1. C'est surtout l'absence de la Révolution Russe de 1918 dans les courriers qui m'étonne. Et oui, prête pour le 2 :) !

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  3. Jean-Yves Brancy30 avril 2014 à 19:08

    Bonsoir Mesdames, je vous remercie pour vos critiques élogieuses sur cet ouvrage qui n'aurait pas vu le jour sans l'aide de la traductrice des lettres de Zweig en allemand (nombreuses et très longues). J'ai pris beaucoup de plaisir à rassembler ces lettres et cela m'a paru très naturel de les faire partager au plus grand nombre. Donc un volume 2 pour 2015 ...
    Bonne soirée

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    1. Bonsoir Monsieur et merci pour votre passage. J'attends effectivement la suite avec impatience ! Puis-je vous poser quelques questions. En effet, je m'interroge sur le rôle de la censure pendant la guerre. Les courriers des écrivains ont-ils été plutôt épargnés ? Les passages censurés sont-ils ou ne sont-ils pas retranscrits ? Merci d'avance pour vos réponses !

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  4. Jean-Yves Brancy30 avril 2014 à 22:02

    La censure était effective dans tous les pays en conflit. En ce qui concerne cette correspondance des années de guerre, il faut bien avoir à l'esprit que Romain Rolland est resté en Suisse, pays neutre, durant toutes ces années. Il n'est pas mobilisable et n'a donc aucune obligation de rentrer en France où là, pour le coup, il ne pourrait plus écrire à ces correspondants étrangers. En revanche le courrier de Stefan Zweig et de ses correspondants étrangers (en l’occurrence ici Romain Rolland) est soumis à la censure autrichienne. On le voit très bien dans les lettres du début 1915. Ensuite la censure le concernant s'est relâchée, l'écrivain autrichien est affecté aux archives militaires et a reçu l'autorisation de censurer lui-même son courrier. malgré tout un certain nombre de lettres se sont perdues ou ont été retenues, mais je n'ai pas retrouvé trace de ces courriers censurés.
    Bien amicalement

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    1. Merci beaucoup pour ces précisions !
      J'ai effectivement noté que certains courriers n'étaient pas parvenus mais je les trouve finalement peu nombreux par rapport au volume total des lettres. J'ai bien retrouvé le passage sur la censure autrichienne auquel vous faites allusion, merci beaucoup !

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