Je ne crois pas avoir chroniqué de recueil de poésie dans ce blog. La première raison est certainement que je m'adonne moins à la joie de lire in extenso tout un ensemble. C'est dommage car c'est pourtant ainsi que l'on prend la mesure de poèmes qui se répondent, de leur place dans la globalité de l'oeuvre.
La seconde raison est que j'ai moins de temps de silence. Et le silence est pour moi indispensable pour savourer les mots de la poésie, leur musicalité, leurs jeux sonores.
J'étais donc tout à fait heureuse et surprise en me plongeant dans ce recueil. Sachez également que je ne connaissais Verhaeren que de loin.
Conquise par ses thèmes, j'ai apprécié la forme de ses poèmes, sans grande originalité. Mais ses vers, parfois irréguliers, ses refrains, ses sons ont tout de même un aspect inhabituel, hors des formes figées.
Bref, revenons en à ses thèmes. C'est la ville, c'est la disparition de la campagne, sa désacralisation, sa paupérisation. C'est le XIXe siècle en marche avec ses révolutions industrielles et tous les hommes qu'elle embarque. C'est aussi l'éternité des campagnes, presque médiévales dans leur géographie, c'est cette "chanson du fou" qui vient comme un refrain lancinant traverser le recueil. Ce sont les histoires de la ville, entre tradition (tous les poèmes intitulés 'statue') et modernité ('les usines').
Après le plus parlant, c'est certainement le poème lui-même. En voici un, pour le plaisir.
Le port
Toute la mer va vers la ville !
Son port est surmonté d'un million de croix :
Vergues transversales barrant de grands mâts droits.
Son port est pluvieux et suie à travers brumes,
Où le soleil comme un oeil rouge et colossal larmoie.
Son port est ameuté de steamers noirs qui fument
Et mugissent, au fond du soir, sans qu'on les voie.
Son port est fourmillant et musculeux de bras
Perdus en un fouillis dédalien d'amarres.
Son port est tourmenté de chocs et de fracas
Et de marteaux tournant dans l'air leurs tintamarres.
Toute la mer va vers la ville !
Les flots qui voyagent comme les vents,
Les flots légers, les flots vivants,
Pour que la ville en feu l'absorbe et le respire
Lui rapportent le monde en leurs navires.
Les Orients et les Midis tanguent vers elle
Et les Nords blancs et la folie universelle
Et tous les nombres dont le désir prévoit la somme.
Et tout ce qui s'invente et tout ce que les hommes
Tirent de leurs cerveaux puissants et volcaniques
Tend vers elle, cingle vers elle et vers ses luttes :
Elle est le brasier d'or des humaines disputes,
Elle est le réservoir des richesses uniques
Et les marins naïfs peignent son caducée
Sur leur peau rousse et crevassée,
A l'heure où l'ombre emplit les soirs océaniques.
Toute la mer va vers la ville !
Ô les Babels enfin réalisées !
Et cent peuples fondus dans la cité commune ;
Et les langues se dissolvant en une ;
Et la ville comme une main, les doigts ouverts,
Se refermant sur l'univers !
Dites ! les docks bondés jusques au faite
Et la montagne, et le désert, et les forêts,
Et leurs siècles captés comme en des rets ;
Dites ! leurs blocs d'éternité : marbres et bois,
Que l'on achète,
Et que l'on vend au poids ;
Et puis, dites ! les morts, les morts, les morts
Qu'il a fallu pour ces conquêtes.
Toute la mer va vers la ville !
La mer pesante, ardente et libre,
Qui tient la terre en équilibre;
La mer que domine la loi des multitudes,
La mer où les courants tracent les certitudes ;
La mer et ses vagues coalisées,
Comme un désir multiple et fou,
Qui renversent les rocs depuis mille ans debout
Et retombent et s'effacent, égalisées;
La mer dont chaque lame ébauche une tendresse
Ou voile une fureur ; la mer plane ou sauvage ;
La mer qui inquiète et angoisse et oppresse
De l'ivresse de son image.
Toute la mer va vers la ville !
Son port est parsemé et scintillant de feux
Et sillonné de rails fuyants et lumineux.
Son port est ceint de tours rouges dont les murs sonnent
D'un bruit souterrain d'eau qui s'enfle et ronfle en elles.
Son port est lourd d'odeurs de naphte et de carbone
Qui s'épandent, au long des quais, par des ruelles.
Son port est fabuleux de déesses sculptées
A l'avant des vaisseaux dont les mâts d'or s'exaltent.
Son port est solennel de tempêtes domptées
Et des havres d'airain, de grès et de basalte.
J'avais découvert Verhaeren qd je préparais les concours et j'avoue que j'avais été assez séduite...bien d'accord avec ton billet:)
RépondreSupprimerChic !
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