Sous-titré "Essai pour surmonter l'insurmontable", ce livre de Jean Améry est celui d'un déporté, rescapé d'Auschwitz. Vous allez me dire qu'il y a déjà eu beaucoup d'ouvrages sur le sujet et qu'il commence à dater. A lire cet essai, l'écrivain et journaliste porte un regard analytique sur la shoah. Il parle finalement assez peu de lui et cherche à tirer une analyse sociale de l'Allemagne nazie.
Voici comment se compose cet essai :
Aux frontières de l'esprit
Un intellectuel à Auschwitz, c'est un homme sans qualification, un homme qui héritera des plus basses besognes : porter des poids, creuser des trous. Il essaiera d'en appeler aux ressources de la mémoire et de l'esprit : réciter des vers. Mais pour se rendre compte que la poésie est incapable de transcender le camp. Et les jeux de l'esprits se trouvent coupés de références sociales dans un camp où celles-ci ont été perverties. La logique SS prend le pas sur tout : si au début, l'esprit la questionne, il ne peut rien opposer à la force brutale et destructrice.
Il parle aussi de la force des prisonniers religieux ou engagés politiquement qui arrivent à dépasser et à transcender la réalité du camp, faisant "partie d'un continuum spirituel". L'individu n'est pas une fin en soi pour eux alors que l'agnostique n'a que lui et sa réalité à laquelle se raccrocher.
Il est également question de la mort. L'idée de la mort à la manière des Romantiques est insoutenable à Auschwitz. Les élaborations esthétiques et métaphysiques sur la mort s'effacent au profit de la question de la mort la moins pénible. L'idée de la mort n'est plus questionnée, elle est une évidence, une compagne. C'est la douleur et la longue agonie que chacun veut éviter.
Bref, outre l'anéantissement du corps, c'est toute la vie de l'esprit qui est anéantie : la beauté, la connaissance n'existent plus. Et quand l'auteur s'interroge sur ce qu'Auschwitz lui a appris, c'est terriblement déprimant. Il n'est pas devenu plus sage. Il a juste pris conscience que l'esprit est un jeu : "cette reconnaissance a mis un terme à pas mal des présomptions et autres suffisances métaphysiques, mais en même temps à beaucoup de joies spirituelles naïves et à un certain sens fictif de la vie".
La torture
En Belgique, où notre auteur avait cru échapper à l'Allemagne nazie, le fort Breendonk a servi de camp d'accueil pendant la Seconde Guerre Mondiale. Arrêté pour faits de Résistance, Améry a été fait prisonnier et torturé dans ce lieu. Au premier coup, c'est sa "confiance dans le monde" qui disparaît. A savoir que le bourreau n'a pas le respect de son espace physique, il impose sa propre corporalité à l'autre. Et il n'y a pas d'espoir ici que cela s'arrête, que quelqu'un apporte aide ou réconfort contre la douleur. L'homme n'est plus qu'un corps, un corps en proie à la douleur. Mais le but n'est pas de le tuer, le but est de lui faire mal, toujours plus mal.
L'auteur nous dit que la torture est l'essence même du Troisième Reich. Que le nazisme est sadisme au sens de négation de l'autre. Il ne croit pas à la banalité du mal qu'énonce Arendt, il pense au contraire que le mal transfigure la banalité de l'homme.
Dans quelle mesure a-t-on besoin de sa terre natale ?
Né à Vienne, notre auteur a dû fuir en Belgique. Il souligne ici l'importance de la patrie, du "heimat". D'abord parce que c'est un lieu sécurisant, dont on comprend les codes. Pour lui, l'internationalisme culturel ne peut se faire que lorsque la sécurité nationale est assurée. Ce qui ne sera pas sans évoquer pour les plus attentifs les questions de Rolland et Zweig.
Parmi les succédanés de terre natale, il évoque la religion, l'argent, la gloire, etc. Et que reste-t-il de cette terre natale à l'étranger, en exil ? La langue et le besoin impérieux de la parler, de préférence pour discuter du pays avec des concitoyens. Il parle également du besoin que la patrie demeure. Lorsqu'elle est conquise et rattachée à un espace plus large, elle s'y dilue et ne permet plus à l'auteur d'être intériorisée comme terre natale. Il se montre ainsi terriblement méfiant face à l'Europe qui alors se construit.
Ressentiments
Comme victime, l'auteur explique son ressentiment envers les criminels nazis qui vieillissent en paix. Il attendait de l'Allemagne un long moment de repentir, d'éloignement de la scène mondiale. Et il assimile peuple allemand, qu'il soit du parti ou non, à Hitler. Il accuse l'Allemagne de faute collective, que rien ne pourra réparer.
De la nécessité et de l'impossibilité d'être juif
Juif mais ne croyant pas au Dieu d'Israël et n'ayant jamais mis les pieds dans une synagogue, Améry a des difficultés à se sentir juif. Il ne se sent pas juif mais les autres voient en lui un juif. Ce sont les lois de Nuremberg qui font de lui un juif, le mettent en danger de dégradation sociale puis de mort. Mais finalement, l'auteur trouve que l'antisémitisme ne s'est pas amoindri après Auschwitz, bien au contraire. Et plutôt que de se laisser aller à la joie de la paix retrouvée, l'auteur reste sur ses gardes, craignant de nouvelles persécutions. C'est son passage par Auschwitz qui fait de lui un homme solidaire de tous les juifs.
Ce long essai sur la victime juive après Auschwitz diffère de ce qu'on lit habituellement sur le sujet. Car les livres publiés sont plutôt des témoignages de la vie dans les camps de concentration que sur la vie après la libération des prisonniers. Cette difficulté à faire confiance, à pardonner, cette peur de voir le monde oublier si vite, sont absolument sensibles dans cet essai qui touche, souvent, au témoignage. Car l'auteur est à la fois l'analyste et la victime, et il a parfois bien du mal à ne pas laisser son expérience prendre le pas sur sa logique comme il l'explique lui-même. Un ouvrage important sur la shoah, par un survivant qui n'arrive ni à retrouver une place dans la société, ni à retrouver goût à la vie. Les mots d'un homme pessimiste, parfois amer, mais qui sonnent souvent justes.