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lundi 24 octobre 2022

Dieu, le temps, les hommes et les anges

Jolie plongée dans cet ouvrage d'Olga Tokarczuk recommandé par des blogolecteurs. J'ai beaucoup aimé ces morceaux de temps de vies et ces histoires sur Dieu et les différentes créations, des plantes à l'homme en passant par les objets.

Bienvenue à Antan, un petit village de Pologne, dans les années 1910 jusqu'aux années de la chute du mur environ. Dans ce village, au centre de l'univers, les points cardinaux sont gardés par des anges, une rivière blanche et une noire coulent, Dieu est peut-être là... Dans ce village, il y a une meunière, une glaneuse, une folle aux chiens, un châtelain et encore bien d'autres personnages. On croise des anges, un fantôme, une vierge Marie qui fait des miracles, un curé qui maudit une rivière et un homme sauvage. Tous ces habitants se croisent et vivent les uns avec les autres. Au centre, il y a certainement la famille du meunier qui prend le plus de place dans la narration avec Misia, Geneviève et Michel. Leur histoire n'est pas exceptionnelle, il s'aiment, travaillent, ont des enfants et meurent. Mais ce qui se passe autour d'eux a des allures de contes avec sa forêt, sa sorcière, les soldats plus ou moins charmants. Et la langue est belle, s'attachant à décrire la campagne, la forêt et toute la vie qu'elles abritent. Au détour, la "grande" histoire s'invite avec les deux guerres, le communisme, l'automobile...

Un moment de lecture ensorcelant !

lundi 19 septembre 2022

Les cavaliers

Un dernier pavé, d'un auteur que j'adore, Joseph Kessel. Avec lui, je fais le tour du monde et je m'arrête en Afghanistan pour suivre un tchopendoz, Ouroz. 


Un tchopendoz ? C'est un cavalier de bouzkashi, un célèbre jeu afghan qui se joue à cheval et qui consiste à emporter le cadavre d'une chèvre dans un but, assailli par des dizaines d'autres tchopendoz. C'est le job d'Ouroz et il compte bien remporter le grand bouzkashi du roi à Kaboul. Fils du grand Toursène, monté sur Jehol, rien ne peut lui résister. Sauf son corps. Echouant à quelques centimètres de la victoire, Ouroz décide de rentrer chez lui au plus vite, par un chemin dangereux. Accompagné de son serviteur Mokkhi, il va traverser le pays pour rejoindre ses plaines natales. En chemin, il devra lutter contre l'envie de son serviteur et la douleur de sa jambe brisée. Tout un voyage pour permettre au lecteur d'apprivoiser cet étrange personnage, tout d'orgueil et d'audace.

Un livre d'aventure au cœur de l'Afghanistan, qui nous en fait découvrir traditions et reliefs, guidés par un personnage odieux mais admirable. 

Lu en Folio - 590 pages

mercredi 14 septembre 2022

Les enfants Jéromine

Bel ouvrage que ce pavé (1125 pages au livre de poche tout de même) d'Ernst Wiechert, auteur allemand que je découvre avec ce livre. C'est un roman d'initiation plein d'humanité qui nous fait suivre Jons Ehrenreich - riche en honneur - de sa petite enfance à sa maturité. Et notre question principale est : donnera-t-il raison à son nom ?
Cadet d'une famille de sept, il est repéré par son instituteur comme un enfant travailleur et intelligent. Celui-ci lui offre la chance de poursuivre ses études dans la ville voisine et soutient sa scolarité. Jons, très attaché à sa terre "le coin aux chouettes" et aux siens, se forme pour revenir apporter de l'aide aux villageois.
Le lecteur suit sa croissance ainsi que celle de ses frères et sœurs, de sa famille, l'évolution des membres du village. Ils sont inoubliables comme le pasteur, l'aristocrate local, l'instituteur... C'est un rythme paisible, qui s'intéresse au fond des choses, à la couleur du ciel et à l'âme des personnes. C'est doux et édifiant, presque angélique parfois. Et pourtant, le monde se rapproche a travers la première guerre, l'automobile et la montée du nazisme dont les ombres pèsent sur la fin du roman. Dans ce coin perdu, il est des gens qui remuent le monde dans l'honnêteté et la simplicité du quotidien. Mon seul regret : il n'y a pas vraiment de fin.

J'ai glané des jolis passages en nombre, je vous en livre quelques uns et vous laisse retrouver la totalité sur Babelio.


"Non, il n'était pas nécessaire que quelque chose de grand sortît de l'enfant de la chaumière. Il suffisait qu'il cultivât trente arpents de maigre terre, de sa jeunesse à sa vieillesse. Car s'il ne le faisait pas le champ retournait au désert, et au lieu de pain il donnait des pierres. Et aucun enfant ne sortait de cet enfant, et dans la chaîne des générations quelque chose était rompu. Le village y perdait un sourire qui eût été donné peut-être aux éprouvés, une assistance amicale, une parole cordiale en une année de mauvaise récolte. Il n'était pas vrai, selon Jons, qu'il n'y eût personne d'irremplaçable. Les affaires de l'humanité ne se faisaient pas par des suppléants. Pas même celles d'un pays ou d'un village. Il n'était pas vrai que lui, Jons, pût être remplacé par un docteur Joyeux, ou un docteur Triste, ou même par un docteur Toutlemonde, pas vrai que Stilling ou Korsanke fussent remplaçables. Non, pas même Piontek ! Quelqu'un pouvait prendre leur place, et leur emploi serait, comme on dit, pourvu. Toutefois l'homme qui le détenait était irremplaçable. Il était tombé, une seule fois, de la main de Dieu, et Dieu l'avait façonné en type unique et non pas en série, comme à la chaîne d'une fabrique d'engins mécaniques."
"Qui est déshérité ? demanda Lawrenz en se ployant sur son fauteuil. Qui est sans travail ? Faut-il que la langue soit un instrument si docile de nos erreurs ? Avez-vous jamais vu un seul homme que Dieu ait déshérité ? Un père, une mère peuvent déshériter, et ils ne peuvent, eux non plus, enlever que de l'argent et des propriétés, sans pouvoir déshériter de leur sang. Mais Dieu ne déshérite pas même les incroyants. lI ne nous enlève ni le sol que nous foulons de nos pieds, ni la lumière du soleil, ni la muette image des fleurs. Et quand il nous fait marcher sur des béquilles et nous rend aveugles, il nous donne du moins encore la force de créer un autre monde, en notre esprit."
"Ils étaient des orphelins et portaient tous le même uniforme gris. Et pourtant il y avait eu parmi eux des rois, comme le grand-père, des héros, comme Michael, des êtres ayant la grâce, comme Christian, et d'autres ayant la noblesse, comme son père. Mais le Reich ne les voyait pas. Il s'était retiré dans ses grandes villes et ce qu'on y adorait c'était l'or et la parole. Des choses éphémères et trompeuses, comme la puissance édifiée sur elles. Celui qui était envoyé dans les forêts y allait comme en exil et celui qui était appelé dans les villes était un élu. Et le petit nombre de ceux qui étaient appelés n'était reconnu de personne. On les envoyait à la mort, comme Jumbo, et on ne savait pas qu'ils étaient irremplaçables. On ne distinguait pas entre la valeur et le nombre."

lundi 22 août 2022

Lorsque le dernier arbre

Très chouette découverte que ce livre de Michael Christie qui invite le lecteur au cœur des arbres, dans une histoire familiale circulaire qui traverse les XXe et XXIe siècles.

Tout commence en 2038 dans une île préservée, où des arbres millénaires existent encore. C'est devenu un divertissement touristique pour les super riches qui viennent prendre des selfies devant quelques survivants. Car partout ailleurs, les arbres ont disparu, la poussière balaie les continents et les humains s'étouffent. Jake Greenwood a de la chance, elle travaille comme guide sur cette île. Etudiant les arbres depuis son plus jeune âge, elle fait partie du personnel surqualifié de Greenwood Island. Tiens, comme elle ! C'est ce que son ancien ami Silas tente de lui faire comprendre : elle pourrait réclamer la propriété de l'île et sortir de ses dettes, il lui en apporte des preuves. Et voici comment le lecteur se retrouve à remonter l'histoire de génération en génération jusqu'en 1908, origine de la famille Greenwood. Ceci, avant de repartir dans l'autre sens jusqu'en 2038, en refermant, histoire après histoire, les questions ouvertes. 

C'est une saga familiale avant tout, avec ses secrets et ses surprises. Une histoire aux rythmes divers selon le personnage concerné, qu'il traverse le pays avec un bébé dans les bras en 1934 pendant la crise de 29, la grande dépression, ou qu'il milite dans des groupes écolos dans les années 70. Tous ont en commun, non pas les mêmes ancêtres mais un amour des arbres, qui s'exprime de façons diverses. 

Un roman qui se dévore, où je ne me suis jamais ennuyée, qui traite de façon très fine le rapport au monde et à l'autre. Un roman plein d'espoir, avec l'écologie au cœur. 

608 pages chez Albin Michel

mercredi 13 juillet 2022

La maison dans laquelle

Je ne sais plus chez qui j'ai repéré ce titre de Mariam Petrosyan mais merci à cette personne pour la découverte fabuleuse ! Ce roman a occupé tout mon temps libre cette semaine, j'étais fascinée par ce monde, par cette maison aux murs barbouillés de mots, de dragons ou de girafes. Une maison où vivent des enfants et des adolescents, tous mutilés, organisés en groupes, en bandes. 

Le fameux groupe 4, avec lequel on traine pendant les 954 pages chez Monsieur Toussaint Louverture, nous apparait à travers les yeux de Fumeur, transfuge du groupe 1. Cette jeune recrue nous fait rencontrer des personnages étonnants : Sphinx, l'Aveugle, Tabaqui, Vautour, Noiraud et bien d'autres. Tous ces jeunes gens ont des handicaps physiques, certains sont des roulants (en fauteuil) et d'autres non. Ils évoluent dans une maison qui peut aussi être une forêt la nuit, une maison pleine d'histoires et de secrets. Les leurs mais aussi ceux des promos précédentes dont les départs ont été vécus dans la violence. 

Pas beaucoup de profs, de cours, d'éduc et d'adultes en général. Ils existent à la marge des vies adolescentes, peu intéressants. Idem pour l'Extérieur, qui désigne tout ce qui n'est pas la maison. Effrayant ou inintéressant, il ne mérite pas que l'on s'y attarde ou que l'on y retourne. Pas besoin de ces éléments, la Maison est riche et les histoires qui s'y vivent apparaissent comme autant de contes que certains se racontent lors de la nuit la plus longue, celle où toutes les horloges s'arrêtent. Et les strates des murs révéleraient les appartenances de chacun, leurs bandes d'origine car les gens changent, leurs surnoms aussi et leur groupe d'amis tout autant. Il y a à l'époque principale, les Faisans, très sérieux, les Rats, punks crados, les Oiseaux gothiques et fans de plantes, les Chiens avec leurs colliers à clous... et le groupe 4. Et le lecteur d'amuse à repérer sous les comportements des ados les enfants qu'ils étaient à leur arrivée - un récit des origines s'intercale avec celui de Fumeur.

Cette maison, c'est un monde à part entière, et un autre monde aussi car certains ont la faculté de "sauter" dans l'envers, dans la forêt, ailleurs. Il y a un sépulcre (l'infirmerie), le côté des filles et celui des garçons, la cafetière (où se boivent des boissons étranges), un croisement et bien d'autres lieux dans le labyrinthe qu'est la Maison, comme si elle se métamorphosait elle aussi. Elle a surtout ses mystères, ceux que le lecteur emporte en fermant le roman, les questions et les interprétations vont encore longtemps me trotter dans la tête ! 


mercredi 29 septembre 2021

True Story

J'ai littéralement dévoré ce premier roman de Kate Reed Petty en deux soirées. En tournant les premières pages, j'ai pensé :"encore un roman d'ados qui ont la belle vie". Et puis, le script de film d'horreur, les premiers ragots, les bizutages, tout ça plante une ambiance étrange sur le roman. Au centre de l'intrigue, une soirée très arrosée où deux joueurs de l'équipe de crosse raccompagnent une fille chez elle. Que s'est-il exactement passé ce soir-là ? Il va vous falloir lire tout le roman pour le découvrir. Et accepter de croire, de douter, de questionner. 

Ce qui rend ce roman palpitant, c'est bien sûr la question de la vérité et de la rumeur, de l'influence de nos croyances sur nos vies, mais aussi sa construction. Le lecteur suit Nick, un membre de l'équipe de crosse, et Alice, la jeune femme qui a été raccompagnée chez elle. Autour d'eux, Harley, une jeune femme à qui tout réussit, et d'autres personnages plus secondaires, une amante, un pervers, etc. Entre leurs récits, échelonnés de 1999 à 2015, des scripts de film, des lettres et des brouillons de rédactions. Ce qui est fascinant dans cette construction, c'est justement les surprises qu'elle fait naitre.

Un roman qui traite aussi de la pression universitaire, du féminisme, de l'alcoolisme et de bien d'autres thèmes qui enrichissent la lecture. Très chouette !



jeudi 16 septembre 2021

Entre ciel et terre

Ce roman de Jon Kalman Stefansson dormait aussi sur ma PAL. Je savais pourtant qu'il serait beau, qu'il serait marquant, bref, qu'il me fallait l'ouvrir. Mais ça fait partie des romans que j'aime garder pour des circonstances particulières, attendre le bon moment pour l'ouvrir et en profiter. C'est un roman qui nous emmène jusqu'en Islande, près des pécheurs.
Barour et le gamin sont allés au village, ils ont emprunté un livre et reviennent à la cabane de pécheurs. Ils dégustent les vers du Paradis perdu sous le toit bas de la maison. Ils sont un peu moqués par le reste de l'équipage. Le lendemain, Pétur les emmène pêcher. Les hommes rament dans la nuit, à travers une mer dangereuse. Ils s'installent, pêchent. Et Barour découvre qu'il a oublié sa vareuse, tout à la joie de retenir les vers de Milton. Oubli fatal qui le fera périr de froid cette nuit-là. Le gamin, éperdu de douleur de perdre son seul ami, déjà orphelin de toute sa famille, décide d'aller rendre le livre.

Histoire d'amitié et de pêche, c'est un livre infiniment poétique et fort. Il nous plonge dans le monde rugueux des marins, dans la vie des pécheurs de morues. Univers violent et dur, où la camaraderie vient soutenir les forces des hommes. Il nous plonge dans une terre hostile, dont le froid, le vent, la terre peu fertile, pousse les hommes vers une mer traitresse.
Econome de mots, choisissant des images fortes et poétique, c'est un livre qui transporte, qui nous fait vivre une belle aventure humaine. 

"L'enfer, c'est d'être mort et de prendre conscience que vous n'avez pas accordé assez d'attention à la vie à l'époque où vous en aviez la possibilité."
"Certains mots sont probablement aptes à changer le monde, ils ont le pouvoir de nous consoler et de sécher nos larmes. Certains mots sont des balles de fusil, d'autres des notes de violon. Certains sont capables de faire fondre la glace qui nous enserre le cœur et il est même possible de les dépêcher comme des cohortes de sauveteurs quand les jours sont contraires et que nous ne sommes peut-être ni vivants ni morts. Pourtant, à eux seuls, ils ne suffissent pas et nous nous égarons sur les landes désolées de la vie si nous n'avons rien d'autre que le bois d'un crayon auquel nous accrocher."
"Les yeux échappent à tout contrôle. Nous devons réfléchir où et quand nous les posons. L'ensemble de notre vie s'écoule à travers eux et ils peuvent aussi bien être des fusils que des notes de musique, un chant d'oiseau qu'un cri de guerre. Ils ont le pouvoir de nous dévoiler, de te sauver, te perdre. J'ai aperçu tes yeux et ma vie a changé. Ses yeux à elle m'effraient. Ses yeux à lui m'aspirent. Regarde-moi un peu, alors tout ira mieux et peut-être pourrai-je dormir. D'antiques histoires, probablement aussi vieilles que le monde, affirment que nul être vivant ne supporte de regarder Dieu dans les yeux car ils abritent la source de vie et le trou noir de la mort"

vendredi 21 mai 2021

Le sens de ma vie

Vous savez combien j'aime l'écriture de Romain Gary, combien j'ai dévoré ses romans. J'ai d'ailleurs souvent envie d'y replonger. Cet ouvrage est un peu différent, il s'agit d'un entretien filmé peu avant sa mort. Il parle de lui à la première personne, revient sur sa vie, ses écrits et surtout ce qui a compté pour lui. C'est bien sûr plein de tendresse pour sa mère, pour sa jeunesse. On retrouve certains de ses livres évoqués ici. 

Si tout ce qui concerne son enfance et la guerre sont bien présents dans ses livres, j'ai découvert les aspects de sa carrière diplomatique et les contradiction qu'elle produisait en lui. De même, son lien avec le cinéma ne m'était pas connu. Enfin, il s'attarde sur ses valeurs, ses combats... Un petit régal !

"Vous me demandez de raconter un peu ma vie, sous prétexte que j’en ai une, je n’en suis pas tellement sûr parce que je crois surtout que c’est la vie qui nous a, qui nous possède. Après on a l’impression d’avoir vécu, on se souvient d’une vie à soi comme si on l’avait choisie. Personnellement, je sais que j’ai eu très peu de choix dans la vie, que c’est l’histoire au sens le plus général et à la fois le plus particulier et quotidien du mot qui m’a dirigé, qui m’a en quelque sorte embobiné."
"Les éléphants étaient aussi pour moi les droits de l'homme : maladroits, gênants, encombrants, dont on ne savait trop que faire, qui interféraient avec le progrès puisqu'il est assimilé à la culture, et qu'ils reversaient les poteaux télégraphiques, qu'ils paraissaient inutiles et qu'il fallait les préserver à tout prix"
"Un auteur met le meilleur de lui-même, de son imagination, dans le livre et garde le reste, "le misérable petit tas de secrets" comme disait Malraux, pour lui-même"
"Je prétends que la première voix féminine du monde, le premier homme à avoir parlé d'une voix féminine, c'était Jésus-Christ. La tendresse, les valeurs de tendresse, de compassion, d'amour, sont des valeurs féminines et, la première fois, elles ont été prononcées par un homme qui était Jésus. Or il y a beaucoup de féministes qui rejettent ces caractéristiques que je considère comme féminines. En réalité, on s'est toujours étonné du fait qu'un agnostique comme moi soit tellement attaché au personnage de Jésus [...] On ne comprendra absolument jamais rien à mon œuvre si l'on ne comprend pas le fait très simple que ce sont d'abord des livres d'amour et presque toujours l'amour de la féminité. Même si j'écris un livre dans lequel la féminité n'apparaît pas, elle y figure comme un manque, comme un trou. Je ne connais pas d'autres valeurs personnelles, en tant que philosophie d'existence, que le couple. Je reconnais que j'ai raté ma vie sur ce point, mais si un homme rate sa vie, cela ne veut rien dire contre la valeur pour laquelle il a essayé de vivre.
Je trouve que c'est ce que j'ai fait de plus valable dans ma vie, c'est d'introduire dans tous mes livres, dans tout ce que j'ai écrit, cette passion de la féminité soit dans son incarnation charnelle et affective de la femme, soit dans son incarnation philosophique de l'éloge et de la défense de la faiblesse, car les droits de l'homme ce n'est pas autre chose que la défense du droit à la faiblesse [...] Et je ne voudrais simplement pas qu'il y ait plus tard, quand on parlera de Romain Gary, une autre valeur que celle de la féminité"

lundi 15 mars 2021

L'arbre à poèmes

Il s'agit d'une anthologie de poèmes d'Abdellatif Laâbi, poète marocain que je ne connaissais pas. C'est le joli titre qui m'a donné envie de le lire. J'ai découvert une plume sensible et engagée, attentive à chaque mot. Une poésie lumineuse et belle, douce, même si la réalité qu'elle nomme ne l'est pas. Les poèmes de ce recueil sont tirés des écrits faits lors de son exil en France, après des années de prison. Ils sont tirés des titres suivants : 

  • Le soleil se meurt
  • L'Étreinte du monde
  • Poèmes périssables
  • L'automne promet
  • Les Fruits du corps
  • Écris la vie
  • Mon cher double
  • Tribulations d'un rêveur attitré
  • Fragments d'une genèse oubliée
  • Zone de turbulences
Voici quelques extraits qui m'ont beaucoup plu !



Les petites choses

Exemple 
L'horloge de la gare 
Donne-t-elle l'heure d'aujourd'hui
ou d'un jour
d'il y a mille ans ?

Le train s'ébranle
Connait-il son chemin ?
Et s'il ne s'arrêtait plus

Un nuage malingre
plus bas que les autres
Même au ciel
il y a des canards boiteux

La prière est préférable au sommeil
clament les muezzins
Le sommeil n'est-il pas aussi
une prière ?

L'amant brulant pour sa belle
veut lui offrir une sérénade
Mais la tant désirée
a eu la fâcheuse idée
d'habiter un rez-de-chaussée

Ami
où en sommes nous
de nos rêves de jeunesse ?
Nous voulions surprendre le monde
Il nous a surpris

Puisque le monde 
est ainsi fait
nos rêves devront être
Encore plus têtus

L'infini 
est en nous
Plus 
nous en sommes la source


En vain j'émigre

J'émigre en vain
Dans chaque ville je vois le même café
et me résigne au visage fermé du serveur
Les rires de mes voisins de table
taraudent la musique du soir
Une femme passe pour la dernière fois
En vain j'émigre
et m'assure de mon éloignement
Dans chaque ciel je retrouve un croissant de lune
et le silence têtu des étoiles
Je parle en dormant
un mélange de langues
et de cris d'animaux
La chambre où je me réveille
est celle où je suis né
J'émigre en vain
Le secret des oiseaux m'échappe
comme celui de cet aimant
qui affole à chaque étape
ma valise

Deux heures de train

En deux heures de train
je repasse le film de ma vie
Deux minutes par année en moyenne
Une demi-heure pour l'enfance
une autre pour la prison
L'amour, les livres, l'errance
se partagent le reste
La main de ma compagne
fond peu à peu dans la mienne
et sa tête sur mon épaule
est aussi légère qu'une colombe
À notre arrivée
j'aurai la cinquantaine
et il me restera à vivre
une heure environ


Une maison là-bas

Une maison là-bas
avec sa porte ouverte
et ses deux tourterelles
récitant inlassablement le nom de l’absent
Une maison là-bas
avec son puits profond
et sa terrasse aussi blanche
que le sel des constellations
Une maison là-bas
pour que l’errant se dise
j’ai lieu d’errer
tant qu’il y aura une maison là-bas

La vie

La vie
Il me suffit de m’être réveillé
le soleil dans ma droite
la lune dans ma gauche
et d’avoir marché
depuis le ventre de ma mère
jusqu’au crépuscule de ce siècle
La vie
Il me suffit d’avoir goûté à ce fruit
J’ai vu ce que j’ai dit
je n’ai rien tu de l’horreur
j’ai fait ce que j’ai pu
j’ai tout pris et donné à l’amour
La vie
ni plus ni moins que ce miracle
sans témoins
Ah corps meurtri
âme meurtrie
Avouez un peu votre bonheur
Avouez-le
rien qu’entre nous

Les convives

Ma table est mise et mes convives sont en retard.
Ont-ils oublié mon invitation, perdu mon adresse en cours de route ? Quel mal a-t-il pu leur arriver ?
Depuis des heures, j'attends, « mon oreille suspendue à la porte ». Je ne sais pas combien seront mes convives, s'ils porteront des habits d'hiver ou d'été, en quelle langue ils lanceront leur salut en entrant.
Ma table est mise. J'attendrai le temps qu'il faut et qu'il ne faut pas. Et si j'étais victime d'une illusion, je m'entêterais. J'inventerais des amitiés rares, des visages ouverts, faciles à lire comme des livres d'enfants, des voix aux accents délicieux et des bouches petites qui partageraient jusqu'au grain de couscous.
Ma table est mise. J'y ai disposé toutes mes cultures, avec amour.  La musique m'aide à supporter l'attente. Elle attendrit mes ragoûts, fait briller mes olives, libère les parfums de mes épices.
Enfin, j'entends des bruits de pas. Je me lève pour aller ouvrir. Mais la porte vole en éclats. Sont-ce là mes convives?  Des hommes sans visage font irruption, l'arme au poing. Ils ne font pas attention à moi.
Ils tirent sur la table jusqu'à la réduire en miettes et se retirent sans dire mot. La musique s'arrête.
Bon, il ne me reste plus qu'à faire le ménage et préparer un nouveau repas.

L'arbre à poèmes

Je suis l'arbre à poèmes. Les savants disent que j'appartiens à une espèce en voie de disparition. Mais personne ne s'en émeut alors que des campagnes ont été lancées récemment pour sauver le panda du Népal et l'éléphant d'Afrique.
Question d'intérêt, diront certains. Question de mémoire, dirai-je. De temps en temps, la mémoire des hommes sature. Ils se délestent alors du plus encombrant, font de la place en prévision du nouveau dont ils sont si friands.
Aujourd'hui, la mode n'est plus aux vieilles essences. On invente des arbres qui poussent vite, se contentent de l'eau et du soleil qu'on leur mesure et font leur métier d'arbre en silence, sans état d'âme.
Je suis l'arbre à poèmes. On a bien essayé sur moi des manipulations, qui n'ont rien donné. Je suis réfractaire, maître de mes mutations. Je ne m'émeus pas à de simples changements de saison, d'époque. Les fruits que je donne ne sont jamais les mêmes. J'y mets tantôt du nectar, tantôt du fiel. Et quand je vois de loin un prédateur, je les truffe d'épines.
Parfois je me dis : Suis-je réellement un arbre ? Et j'ai peur de me mettre à marcher, parler le triste langage de l'espèce menteuse, m'emparer d'une hache et m'abattre sur le tronc du plus faible de mes voisins. Alors je m'accroche de toutes mes forces à mes racines. Dans leurs veines infinies je remonte le cours de la parole jusqu'au cri primordial. Je défais l'écheveau des langues. J'attrape le bout du fil et je tire pour libérer la musique et la lumière. L'image se rend à moi. J'en fais les bourgeons qui me plaisent et donne rendez-vous aux fleurs. Tout cela nuitamment, avec la complicité des étoiles et des rares oiseaux qui ont choisi la liberté.
Je suis l'arbre à poèmes. Je me ris de l'éphémère et de l'éternel.
Je suis vivant.


Le lecteur pressé

Que viens-tu faire ici
lecteur ?
Tu as ouvert sans ménagement
ce livre
et tu remues fébrilement le sable des pages
à la recherche
de je ne sais quel trésor enfoui
Es-tu là pour pleurer
ou pour rire
N’as-tu personne d’autre
à qui parler
Ta vie
est-elle à ce point vide ?
Alors referme vite ce livre
Pose-le loin du réveille-matin
et de la boîte à médicaments
Laisse-le mûrir
au soleil du désir
sur la branche du beau silence


Plutôt que sens
donner consistance
à la vie


Du pays qui a cru m'éloigner
je voudrais enfin vous entretenir
sans lui faire
ou me faire violence
En parler "sereinement"
comme après l'amour
quand les caressent apaisent
expriment la reconnaissance
couronnent le don
et signent la promesse

Plus que de la naissance
et de la mort
la plus grande énigme
n'est-elle pas celle
de l'amour ?

La plus grande
ou la plus belle ?

Assurément la plus féconde
car l'homme
y est pour quelque chose
Il en est le tenant
et l'aboutissant
la racine
et la frondaison
la cime
et l'abime
le maitre d'œuvre inspiré
et l'édifice imprévisible

Rien ni personne
ne vous impose d'aimer

La fatalité ?
En la matière, elle doit composer
avec la liberté

Et puis l'amour
est la seule force salvatrice

Donc j'aime
sans retenue

Oriental je suis
et le demeure

A prendre
ou à laisser


Ces carnets s’achèvent
je le sens

Que ne suis-je musicien
et virtuose
pour interpréter le finale
naturellement au violoncelle
et par ma voix travaillée
déployer le chant tremblé
que voici :
Homme de l’entre-deux
qu’as-tu à chercher
le pays et la demeure
Ne vois-tu pas qu’en toi
c’est l’humanité qui se cherche
et tente l’impossible ?

Homme de l’entre-deux
sais-tu que tu es né
dans le continent que tu as découvert
Que l’amour t’a fait grandir
avant que la poésie
ne te restitue ton enfance ?

Homme de l’entre-deux
ta voile
ce sont les voiles qui se dressent encore
sur ton itinéraire
Appartenir dis-tu ?
Tu ne t’appartiens même pas
à toi-même

Homme de l’entre-deux
accepte enfin de te réjouir
de ta liberté de parole
et de mouvement
Les miracles se fêtent
surtout quand ils s’accomplissent
au détriment des tyrans

Et maintenant
quelle autre promesse
veux-tu arracher à l’automne
Juste l’énergie pour le livre suivant ?
Soit
Adjugé
et bon vent !

Ruses de vivant

Le voile
qui nous recouvre les yeux 
et le cœur
Les barricades 
que nous dressons
autour du corps suspect
La lame froide
que nous opposons au désir
Les mots 
que nous achetons et vendons
au marché florissant du mensonge
Les visions
que nous étouffons dans le berceau
La sainte folie
que nous enfermons derrière les barreaux
La panique 
que nous inspirent les hérésies
La surdité 
élevée au rang d'art consommé
La religion 
largement partagée 
de l'indifférence

Mon cher double

Au moment
où je découvre un pays
il en arpente un autre
et m'envoie des messages désobligeants
Ce qui m'émerveille
le laisse de marbre
La langue à laquelle je m'initie
n'atteint pas la cheville
de celle qu'il bredouille
Le plat national
que je m' apprête déguster
sans préjugé
manque toujours du piquant
ou de l'onctueux dont il raffole
et de la beauté
qui me renverse au passage
il cherche et trouve immanquablement
le vice caché
Voilà pourquoi je limite
depuis quelque temps
mes voyages

lundi 1 mars 2021

La nuit tombée

Qui m'a parlé de ce livre d'Antoine Choplin pour que je mette sur ma LAL ? Merci à elle ou lui, c'était une belle recommandation !


Un homme à mobylette, dépasse les faubourgs de Kiev et cherche à rejoindre Pripiat qu'il a quitté précipitamment avec sa famille quelques années plus tôt. Ce poète, Gouri, s'est donné une étrange mission qui le mène jusqu'à la maison d'amis, Vera et Iakov. Elle n'a pas changé. Lui, si. Il est allongé, souffre, perd sa peau par lambeaux, a le visage déformé. C'est un des liquidateurs de la centrale de Tchernobyl. Il raconte ce à quoi Gouri a échappé : les arbres qui se consument, qui rougeoient sans bruler, les champs à enterrer, les maisons aussi, les flaques de cesium dans les jardins, la pluie noire, les récalcitrants au départ, ceux qui sont restés... 

Gouri écoute et dine avec ses amis et leurs voisins avant de poursuivre sa quête, en pleine nuit, pour récupérer chez lui un souvenir de sa fille gravement malade. 


Un roman court, poignant, sans un mot de trop. C'est économe, juste, sans pathos ou effets spéciaux mais avec des dialogues très doux, une empathie pour les personnages sous cette drôle de nuit de pèlerinage. 

mercredi 23 décembre 2020

La folle allure

Voilà un magnifique Bobin comme je les aime, un joli roman - avec une vraie narration. Au centre, une héroïne, dont on ne connaitra pas le nom. Une héroïne libre, fugueuse, amoureuse. Une jeune femme, une jeune fille, une fillette qui a grandi dans un cirque et dormi avec un loup. La fille d'une femme très aimée, rayonnante, et d'un père perfectionniste. La sœur de jumeaux. La femme d'un écrivain raté, bohème. L'amie de la liberté, de la joie. Une héroïne qui nous emporte dans sa vie comme un tourbillon de vitalité et d'amour ! Qu'en dire d'autre ? Que la moisson des phrases est plus qu'abondante !



"Tu sais ce que c'est la mélancolie ? Tu as déjà vu une eclipse ? Eh bien c'est ça : la lune qui se glisse devant le coeur, et le coeur qui ne donne plus sa lumière. La nuit en plein jour. La mélancolie c'est doux et noir"
"Les fugues ont commencé après la mort du loup. C'est ce que prétendent mes parents. Moi je crois qu'elles avaient commencé bien avant. Simplement elles n'étaient pas visibles. Passer des heures à contempler le feu couvant dans les yeux d'un loup, c'est aller au bout du monde. Aujourd'hui encore, dans cette petite chambre aux murs blancs, si je veux voyager, je m'approche de la fenêtre et je regarde le ciel longtemps, le plus longtemps possible, jusqu'à y reconnaitre quelque chose de la brulure et de la douceur d'un loup"
"Ma mère est folle, je crois. Je souhaite à tous les enfants du monde d'avoir des mères folles, ce sont les meilleures mères, les mieux accordées aux coeurs fauves des enfants. Sa folie lui vient d'Italie, son premier pays. En Italie, ce qui est dedans, ils le mettent dehors. Leur linge à sécher et leur coeur à laver, ils mettent tout à la rue sur un fil entre deux fenêtres, et ils font l'inventaire plusieurs fois par jour, devant les voisins, dans un interminable opéra de cris et de rires"
"Je sors et je rentre après avoir embrassé mon loup, après avoir exercé le droit élémentaire de toute personne vivant sur cette terre : disparaitre sans rendre compte de sa disparition"
"La séparation la plus grave entre les gens, elle est là, nulle part ailleurs : dans les rythmes"
"J'ai toujours reconnu d'instinct ceux qui se lèvent avec le jour, même en vacances, et ceux qui restent pour des siècles au lit. J'ai immédiatement craint les premiers. J'ai toujours craint ceux qui partent à l'assaut de leur vie comme si rien n'était plus important que de faire des choses, vite, beaucoup. Ma mère était tellement aimée que ce n'était plus la peine d'occuper toutes les heures du jour. Le monde appartient, dit-on, à ceux qui se lèvent tôt. Ils le font bien sentir que ça leur appartient, le monde, ils en sont assez fiers de leur remue-ménage. Mais quand on est aimée, on s'en fout du monde, on a beaucoup moins besoin d'y faire son tour. Ma mère baignait dans un flux d'amour. Ses parents l'avaient célébrée. Les hommes l'admiraient. Elle n'avait rien à prouver, à construire. Elle pouvait bien rester au lit à des heures déraisonnables"
"Parfois, chaque seconde qui passe peut vous amener la mort ou la joie pure d'y avoir encore échappé - jusqu'à la seconde suivante où tout recommence. Je décide d'utiliser chaque seconde comme ça. Utiliser n'est pas un mot heureux : je décide d'aller d'une seconde à l'autre comme on saute d'un rocher au suivant, pour traverser une rivière profonde. Eclaboussée, rafraichie. Jamais noyée"
"Mourir doit ressembler à ça : nager dans le noir et que personne ne vous appelle"
"J'ai peur qu'on ne m'aime plus - de rien d'autre. Si, peut-être : des araignées. Pour la première peur, je suis rassurée. J'ignore pourquoi mais je suis rassurée, comme ma mère l'est pour elle-même : il se trouvera toujours quelqu'un pour m'aimer. Et s'il n'y a personne, il y aura toujours l'air, le sable, l'eau, la lumière. Je ne serai jamais abandonnée"
"Mon père, lui, c'est une maladie incurable, celle de la perfection. Tout doit être fait au mieux et le mieux ce n'est jamais ça, jamais, jamais. C'est un mal éprouvant pour l'entourage"
"Un détail en somme, mais l'amour réside dans les détails, nulle part ailleurs"
"mémé, qu'est-ce qu'il y a de plus important dans la vie ? Je n'ai pas oublié la réponse : une seule chose compte, petite, c'est la gaieté, ne laisse jamais personne te l'enlever. Elle disait : gaieté. Je suppose que les religieux diraient : joie [...] Quand je me suis mariée, la gaieté était dans mon coeur. Si j'ai divorcé, c'est parce qu'elle menaçait d'en partir"
"Moins aimer, c'est ne plus aimer du tout"
"Il me semble parfois que tous nos sentiments, même les plus profonds, ont une part indélébile de comédie. Leur profondeur ne doit souvent rien à l'amour - et tout à l'amour-propre. C'est sur nous-mêmes que nous pleurons et c'est nous seuls que nous aimons"
"L'état d'âme fait oublier l'âme. Moi je le dirais comme ça : l'état d'âme empêche l'âme de venir"
"Je ne sais pas ce qu'est l'âme. Je sais très précisément dans quelle partie du corps elle s'évapore, jusqu'à s'anéantir : un minuscule point sombre dans la prunelle des yeux - le mépris"
"Si je ne disparais plus, c'est que je n'ai plus besoin de disparaitre. Le mariage est encore la meilleure façon pour une femme de devenir invisible"
"Si on disait vraiment, partout et toujours, ce qui nous chante dans la tête, la vie serait plus drôle, plus déchirée peut-être, bien plus vivante"
"Tout ce qu'on vit vraiment est secret, clandestin et volé, marcher sous la pluie fine et se réjouir du bruit des talons sur les pavés, prélever une phrase dans un livre et la poser sur son coeur un instant, manger un fruit en regardant par la fenêtre, ça aussi il faut dire que c'est tromper, puisqu'on y reçoit du dehors une joie brute qui ne doit rien, absolument rien au mari"
"La chanson de ne rien faire pour bien faire, j'y trouve une image de ce que je vis avec lui, une annonce de la fin avant la fin et je n'en suis pas triste, ce que j'apprends avec l'ogre c'est à ne pas jouer du violoncelle pour mieux en jouer plus tard, j'apprends à être aimée pour n'avoir plus besoin de l'être et pour enfin aller au-delà, ailleurs, au-delà du sentiment, ailleurs que dans le sentiment, pour aller dans quoi, dans l'amour peut-être, comme aujourd'hui dans cet hôtel, vivante, seule, aimante d'amour partout donné, partout reçu, sans la maladie du lien à un seul, aimante d'un amour qui ne dépend plus d'un père, d'un mari ou d'un amant, l'amour est une pièce minuscule dans laquelle j'entrerai au bout de ces trois ans, pendant trois ans je me prépare à aimer, pendant trois ans je vis en attendant autre chose et donc je ne vis pas, je brûle seulement et les deux autres brûlent avec moi"
"On ne peut pas grandir avec les autres. On ne peut grandir qu'en échappant à cet amour qu'ils nous portent et qui leur suffit, croient-ils, à nous connaitre. On ne peut grandir qu'en faisant des choses dont on ne leur rendra pas comte, et d'ailleurs si on leur en rendait compte, ils ne les comprendraient pas, parce qu'elles seront faites avec cette part de nous demeurée invisible, insaisissable, non couverte par le manteau d'amour qu'ils jetaient sur nos épaules"


jeudi 10 décembre 2020

Les braises

Ce roman de Sandor Marai patientait depuis un certain temps sur ma PAL. Comme souvent avec cet écrivain, j'ai passé un très bon moment. 

Le général vient de recevoir un pli. Sur le champ, il ordonne que la maison reluise pour accueillir un mystérieux invité. A travers un flash back, on découvre le vieil homme enfant, fils d'une française et d'un officier d'Autriche-Hongrie. On suit Henri dans cette enfance solitaire d'enfant unique, entre des parents si différents, à l'école et à l'armée. Heureusement, il rencontre un ami, Conrad, duquel il est inséparable. 

Ce soir, c'est un vieillard qui s'apprête à revoir cet ami après 40 ans de séparation. Ambiance tendue, tout le monde sur son 31, c'est une soirée spéciale qui se prépare. Car l'ami en question a fui un beau matin, est parti vivre sous les tropiques sans dire au revoir, après une soirée en tous points identique à celle que veut lui faire vivre Henri. A l'époque, Christine, son épouse, était toujours vivante et il s'était passé quelque chose entre Christine et Conrad. Ce soir, le général veut connaitre la vérité. Et c'est une longue soirée qui se déroule, une soirée où l'on replonge dans le monde d'avant la Première Guerre mondiale où chacun appartenait à un camp différent. Une soirée d'un luxe que l'on imagine plus. Une soirée polie, sans éclats de voix, mais où la sourde détermination d'Henri ne fait pas de doute : il ira jusqu'au bout de ses questions. 


Un huis-clos où la tension grimpe progressivement, ferrant le lecteur qui a autant envie de savoir que le général. Un roman sur l'amitié servi par une plume délicate, attentive aux mouvements de l'âme. Vous avez compris : j'ai beaucoup aimé !


"Etre différent de ce que l'on est... est le désir le plus néfaste qui puisse brûler dans le cœur des hommes. Car la vie n’est supportable qu’à la condition de se résigner à n’être que ce que nous sommes à notre sens et à celui du monde. Nous devons nous contenter d'être tels que nous sommes et nous devons aussi savoir qu'une fois que nous aurons admis cela, la vie ne nous couvrira pas de louanges pour autant. Si, après en avoir pris conscience, nous supportons d'être vaniteux ou égoïstes, d'être chauves ou obèses, on n'épinglera pas de décoration sur notre poitrine. Non, nous devons nous pénétrer de l'idée que nous ne recevrons de la vie ni récompense ni félicitations. Il faut se résigner, voilà tout le grand secret"

vendredi 25 septembre 2020

Tendre est la nuit

C'est un livre de Fitzgerald dont je disais, par habitude, qu'il était de mes favoris. Mais je n'en gardais qu'un vague souvenir. Alors le mois américain fut l'occasion de le ressortir de la bibliothèque et de le redécouvrir. Je ne sais pas si je le classerais encore dans mes favoris mais j'ai incontestablement passé un beau moment de lecture. 

C'est un roman en trois temps. Le temps de Rosemary, celui de Dick puis celui de Nicole. C'est l'histoire d'un couple. C'est une histoire d'amour et de folie. Une histoire qui s'intéresse à la psychologie. C'est une histoire de riches, entre deux-guerres. Côte d'Azur, Suisse, Paris...

Matisse, deux danseurs, 1937

Rosemary, jeune star de cinéma, est éblouie par les Diver, Dick et Nicole. Elle s'entiche surtout de lui, dont elle tombe amoureuse mais est aussi fascinée par la troublante épouse. Elle les suit à Paris. Ce n'est que restaurants, théâtre et oisiveté élégante. Quelle perfection ! Et pourtant, un soupçon s'insinue : qu'a-pu voir Mrs McKisco chez les Diver pour déclencher un duel ? 

Dick, c'est l'homme parfait, qui fait se sentir chacun à l'aise, le gentleman attentif et doux. Le psychiatre aussi. L'homme qui a charmé une jeune et riche malade, Nicole. Par ses lettres pendant la guerre, il l'aide à se soigner. En l'épousant, il espère la guérir de sa schizophrénie. Le couple parfait voyage en Europe, Nicole fait quelques rechutes, Dick s'installe et monte une clinique. Il aime fêter et boire, un peu trop parfois.

Nicole, l'héritière, la belle, l'étonnante est plus consciente de son environnement et de sa maladie qu'elle n'y parait. Elle voit aussi son mari, objet de tous ses soins et de sa jalousie, devenir peu à peu un homme vulgaire, alcoolique, oisif... dévoré par elle, peut-être.

C'est une histoire d'amour tragique, de passion fusion, une tragédie en trois actes, aux plans dignes d'une caméra. Une histoire des années folles, chez les riches de ce monde, noyée par le luxe, l'argent, les futilités, où l'on se laisse bercer, envouter jusqu'à la noyade. Mélancolique et élégant, à l'image de la plume de Fitzgerald, c'est un roman plus fin qu'il n'y parait, tout en clair-obscur.

jeudi 17 septembre 2020

Croc-blanc

 Avec cette lecture, je renoue avec une grande émotion de jeune lectrice. Je me souviens de la tension avec laquelle je suivais les combats de chiens, de la rudesse des hommes. J'avais oublié les débuts, avant la naissance du jeune chien-loup. Cette relecture m'a emballée !

Dans le grand nord, des chiens, un traîneau, un cercueil, des hommes, des loups et la faim. Voilà comment s'ouvre cet ouvrage, sur des steppes gelées, avec une course de fond entre deux mondes. La grande leçon de Croc-blanc, celle qu'il n'oubliera jamais, la loi fondamentale de la nature, c'est manger ou être mangé. Et dès les scènes inaugurales, le thème est lancé. 

On suit ensuite les loups, et notamment une louve, avec ses prétendants. Elle est remportée par le Borgne et donne naissance quelques mois plus tard à une nichée de louveteaux dont notre héros est le seul rescapé. C'est l'enfance, l'apprentissage de la curiosité, de la force de vie, et de la peur. C'est aussi le moment de la rencontre des hommes, que Croc-Blanc surnommera dieux. Nouveaux apprentissages, notamment celui du combat. Maltraité par les chiens, le jeune loup devient rapide, précis, bref, redoutable. Il ne répond qu'à son maître, Castor-Gris. Vendu à Beauty Smith pour du whisky, Croc-Blanc devient un tueur avant d'être tiré de l'arène par Weedon Scott et de découvrir l'amitié et la douceur.

A part la fin, qui est so "happy end", c'est un roman d'apprentissage extraordinaire et puissant que nous offre Jack London ! Suivre ce jeune loup à chaque pas, s'étonner avec lui de la lumière, de l'eau, des êtres vivants ou non : c'est le tour de maître déployé lors de la première sortie de Croc-Blanc. Et ça continue sur ce mode, ancré dans les sensations et les ressentis du héros, tout en gardant son animalité, sans chercher à en faire un homme. C'est manichéen, notamment dans les types d'hommes rencontrés par Croc-Blanc. On peut trouver ça limitant, l'animal est moins intelligent que l'homme nous dit l'auteur, mais c'est aussi très riche. 

Parmi les questions sous-jacentes, on retiendra celle de la liberté versus la fidélité ; la faim ou le confort ; l'animalité de l'homme et la possibilité de la dépasser ; la capacité d'apprentissage ; la résilience... Bref, des thèmes que l'on retrouve chez Jack London, notamment dans le merveilleux Martin Eden. Une magnifique redécouverte !


mercredi 13 mai 2020

La panthère des neiges

L'Amoureux a pris des risques en m'offrant ce roman de Sylvain Tesson. En effet, ma rencontre avec Dans les forêts de Sibérie n'augurait pas d'une future lecture. J'ai donc ouvert le livre avec un peu de réticence, motivée simplement par la possibilité de rencontrer la panthère du titre, un de mes animaux favoris. J'adore leur démarche, leur longue queue balancier, leur solitude et leur beauté.

Embarqué avec Munier, Marie et Léo dans la recherche de la panthère, notre narrateur part au Tibet, en plein hiver, pour tenter de la voir. Et de la prendre en photo. C'est un récit de voyage un peu différent. Pas d'hommes ou peu. Des animaux. Des étendues glacées. Des jours d'attente et de patience. Cela semble ennuyeux mais c'est passionnant. C'est la redécouverte de la nature, d'un monde en mouvement, auquel nous ne prêtons même plus attention, pris par un mouvement incessant, une frénésie sans but. 
C'est aussi une quête, celle d'un animal presque disparu, discret, secret. On l'attend, la star du roman. Et joyeusement, elle se montre aux plus patients. 
C'est le froid - et c'est certainement ce que j'ai le moins aimé. Comment ont-ils fait pour rester ainsi immobiles dans des températures polaires ? Un froid qui ralentit, qui anesthésie, qui rend plus humble quelque part. Ode à la patience aurait pu être le titre de l'ouvrage, ou au temps retrouvé. Un temps de contemplation d'une nature pleinement vivante, loin des hommes qui la mutilent. Car si nos panthères sont si rares, c'est bien parce que leurs peaux sont mises à prix. 

"J'avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. Elle invitait à s'asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fût-il un frémissement de feuille. La patience était la révérence de l'homme à ce qui était donné"

Ouvrage porté par une langue élégante, il me réconcilie avec Tesson, dont je lirai peut-être d'autres romans ! Ne serait-ce que pour continuer à réfléchir mon rapport au monde, à sa destruction par l'homme et aux moyens de ne pas le faire. 


J'ai glané pas mal de phrases inspirantes : 
""J'ai beaucoup circulé, j'ai été regardé et je n'en savais rien" : c'était mon nouveau psaume et je le marmonnais à la mode tibétaine, en bourdonnant. Il résumait ma vie. Désormais je saurais que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m’acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l'attention et de la patience. Appelons ça l'amour [...] "Là, en face, sur le talus, un renard, à cent mètres !" me disait Munier comme nous traversions la rivière sur la glace. Et je mettais longtemps à voir ce que je regardais. J'ignorais que mon œil avait déjà capté ce que mon esprit refusait de concevoir. Soudain se composait la silhouette de la bête comme si pigment par pigment, détail par détail elle se précisait dans les rochers, se révélant à moi"
"Les génies de l'humanité étaient des hommes qui avaient choisi une voie unique, sans dévier. Hector Berlioz voyait dans l'"idée fixe" la condition du génie. Il soumettait la qualité d'une oeuvre à l'unité du motif. Si l'on voulait passer à la postérité mieux valait ne pas butiner"
"A la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d'un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l'eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d'écarquiller les yeux et d'attendre que quelque chose surgisse. On ne l'aurait jamais noté si l'on ne s'était pas maintenu aux aguets. Et si rien n'arrivait, la qualité du temps passé s'était trouvée accrue par l'attention portée. L'affût était un mode opératoire. Il fallait en faire un style de vie.
Savoir disparaître relevait de l'art. Munier s'y était entraîné pendant trente ans, mêlant l'annulation de soi à l'oubli du reste. Il avait demandé au temps de lui apporter ce que le voyageur supplie au déplacement de lui fournir : une raison d'être"
"Que choisir ? Vivre maigre sous les voies lactées ou ruminer au chaud dans la moiteur de ses semblables ?"
"Je croyais depuis longtemps que les paysages déterminent les croyances. Les déserts appellent un Dieu sévère, les îles grecques font pétiller les présences, les villes poussent au seul amour de soi, les jungles abritent les esprits. Que des Pères blancs aient réussi à conserver leur foi en un Dieu révélé au milieu des forêts où criaient les perroquets me paraissait un exploit. Au Tibet, les vallons glacés annulent tout désir et déclenchent l'idée du grand cycle. Plus haut, les plateaux harassés de tempêtes confirmaient que le monde était une onde et la vie un passage"

samedi 4 avril 2020

Dans la forêt

Ce n'est pas forcément le meilleur moment pour découvrir ce livre de Jean Hegland... ou au contraire, c'est le bon moment, je ne sais pas. Offert à l'Amoureux, qui l'avait beaucoup aimé, je me suis décidée à le sortir de la PAL. Et j'ai aussi adoré ce roman, qui avait, il me semble, enchanté pas mal de blogueuses et blogueurs à sa sortie.

Nell et Eva fêtent leur premier Noël sans leurs parents, sans électricité, dans un monde qui a changé. C'est le cahier offert par Eva à Nell qui va nous permettre de suivre leur histoire, où Nell raconte un quotidien en adaptation permanente.
Les premiers signes de changement furent les coupures d'électricité, qui devinrent de plus en plus fréquentes. Dans leur maison forestière, un peu loin de la ville, les sœurs et leurs parents s'adaptent. Et quand l'école ferme plus tôt, que l'essence se raréfie, la vie continue dans la forêt, insouciante, loin des révolutions et des crises des villes. C'est le dernier ravitaillement qui laisse entrevoir une civilisation malade, agonisante. Mais cet avertissement prend du temps à toucher les adolescentes, qui rêvent de devenir danseuse étoile et d'entrer à Harvard. Aider son père à faire les conserves et à s'occuper du potager, n'est-ce pas perdre son temps ?
Il y a le choc de la mort, qui anesthésie tout sentiment.
Il y a le choc des petits indices de fin, le thé qui diminue, les vers dans la farine, les étagères vides, qui font rejaillir l'urgence de vivre et de survivre, d'inventer de nouvelles façons de se nourrir, de s'occuper, loin de toute vie sociale.
Condamnées à vivre l'une avec l'autre, Nell et Eva se brouillent, s'ajustent, se réconcilient, se font conciliantes. Elles découvrent leurs limites et leurs vulnérabilités, leurs forces et leurs élans. Et avec tout cela, elles inventent d'autres manières de vivre.
"Même maintenant, Eva peut user les choses jusqu'au bout. Moi, je veux tout garder, tout consommer à petites doses indéfiniment. Je peux faire durer douze raisins secs ou un vieux sucre d'orge d'un centimètre et demi une soirée entière, prolonger le plaisir comme si c'était une personne âgée qu'on promène dans sa chaise roulante sous le soleil hivernal"
Mais outre la relation des sœurs, ce qui m'a vraiment touché est le rétablissement d'un lien à la nature, quelque chose de l'ordre d'une redécouverte. De voir la richesse qui les entoure et qu'elles apprivoisent, petit à petit, sans pour autant la détruire.

J'avais aussi une curiosité pour comprendre ce qui avait fait périr notre civilisation dans ce roman. A l'heure actuelle, je réalise qu'un tout petit microbe, un peu plus vilain, serait capable de le faire. Alors, la faillite des états, la raréfaction des matières premières et la gloutonnerie pour le confort et la consommation me paraissent d'autant plus dangereux... Je n'ai pas eu de réponse complète, de même que j'ignore, comme les sœurs isolées, si la situation du roman est mondiale, si elle ne concerne que les Etats-Unis ou si ailleurs, d'autres façons de vivre persistent.
"C'est incroyable la rapidité avec laquelle tout le monde s'est adapté à ces changements. J'imagine que c'est comme ça que les gens qui vivent par-delà la forêt s'étaient accoutumés à boire de l'eau en bouteille, à conduire sur des autoroutes bondées et à avoir affaire aux voix automatisées qui répondaient à tous leurs appels. A l'époque, eux aussi, ont pesté et se sont plaints, et bientôt se sont habitués, oubliant presque qu'ils avaient un jour vécu autrement"
"En même temps que l’inquiétude et la confusion est apparu un sentiment d’énergie, de libération. Les anciennes règles avaient été temporairement suspendues, et c’était excitant d’imaginer les changements qui naîtraient inévitablement de ce bouleversement, de réfléchir à tout ce qu’on aurait appris – et corrigé – quand les choses repartiraient. Alors même que la vie de tout le monde devenait plus instable, la plupart des gens semblaient portés par un nouvel optimisme, partager la sensation que nous étions en train de connaître le pire, et que bientôt – quand les choses se seraient arrangées –, les problèmes à l’origine de cette pagaille seraient éliminés du système, et l’Amérique et l’avenir se trouveraient en bien meilleure forme qu’ils ne l’avaient jamais été" 
Malgré cette petite frustration, rien à ajouter ou à retirer dans ce roman - si ce n'est peut-être une scène étonnante entre les deux sœurs. Un livre qui risque de me hanter longtemps - et qui m'interroge sur ce que je sais faire (allumer un feu, identifier des arbres ou des fleurs, cultiver un potager...)
"A la vue des étagères surchargées je me suis arrêtée net. Dans la pénombre de la pièce, m’est revenu tout ce que ces livres m’avaient appris, le réconfort qu’ils m’avaient apporté, le délassement et les défis, et j’ai été bouleversée à l’idée de les laisser. Comme une folle je me suis mise à empiler sur le sol tous ceux sans lesquels il me semblait que nous ne pouvions pas vivre. […] Mais avant même d’en avoir terminé avec la première étagère, j’ai su que la pile était trop lourde pour la transporter à la souche. J’ai vu à quel point il était absurde de vouloir posséder une bibliothèque dans les bois, exposée à la moisissure de l’hiver, à la chaleur de l’été qui fait craqueler le dos des livres, occupant la place dont nous aurions besoin pour d’autres choses. […] Je me suis dit que la vie qui nous attendait était de celles où les livres ne comptaient pas. J’ai songé à Eva m’attendant dans la cour, je me suis rappelé que l’encyclopédie ne m’avait pas aidée pendant son accouchement, qu’aucun livre ne m’avait préparée à sauver la vie de mon père. 
Puis je me suis souvenue à quel point mon père aimait les livres, à quel point il leur faisait confiance, et il m’a semblé que partir les mains vides serait autant une profanation que ne pas enterrer son corps et l’abandonner aux sangliers. 
Je vais en prendre juste trois, ai-je marchandé avec moi-même – un pour Eva, un pour Burl et un pour moi. 
Ils ne se conserveront pas longtemps, ai-je fait valoir. Ils seront mouillés ou déchirés ou sacrifiés à quelque besoin plus urgent. 
C’est bon, ai-je pensé. Un jour on en aura peut-être plus. Et sinon, ça me permettra de me déshabituer de la lecture plus lentement"

lundi 9 mars 2020

Les ruines du ciel

Port-Royal, ça te parle ? Les jansénistes ? Sûre qu'Arsène et les copines voient bien de quoi il s'agit. Pour les autres, on part au XVIIe siècle dans un monastère confié à Angélique et Agnès Arnauld. Un monastère qui attire bientôt des anciens frondeurs, qui entre dans une réforme des mœurs et des règles de l'abbaye, qui s'oppose au Roi Soleil. On y croise Pascal ou Saint-Cyran. 

Ce qui intéresse Bobin, c'est surtout la vie spirituelle de ce lieu et de ses pensionnaires, présenté par des petits paragraphes qui viennent s'intercaler avec des visions de paysages, de musiques ou de peintures. Et des réflexions sur la vie, sur la mort. Sur ce qui fait l'essentiel de notre temps.

Je garde parmi une moisson de phrases, celle-ci : "Tout ce qu'on fait en soupirant est taché de néant"


"Angélique Arnauld a l'âge de gronder ses poupées de cire richement vêtues de soie lorsqu'elle devient abbesse de Port-Royal et prend la tête d'une maison de poupée pour les anges"

"Dieu aime parler à travers des bouches édentées, c'est son charme"

"Les pissenlits se multiplient devant la maison comme les notes dans les Variations Goldberg de Bach : d'abord quelques-uns, isolés, timides, et soudain une chaude pluie d'or partout sur l'herbe verte"

"Les livres sont des cloîtres de papier. On peut s’y promener jour et nuit. Le jardin au centre des cloîtres symbolise le paradis. Avec le temps je suis devenu jardinier au paradis, passant chaque matin un râteau d’encre sur une étroite terre de papier blanc. Il importe que tout soit harmonieux : le paradis n’est pas fait pour qu’on y vive mais pour qu’on le contemple et que, d’un seul coup d’oeil sur lui, l’âme soit réconfortée"

"Toute notre vie n'est faite que d'échecs et ces échecs sont des carreaux cassés par où l'air entre"

"Le monde ne devient réel que pour qui le regarde avec l'attention qui sert à extraire d'un poème le soleil qu'il contient"

"Le pain et la beauté sont deux royaumes comparables, deux nourritures indispensables à la vie éternelle de chaque jour"

"A la seconde où la mort claque le livre de la vie, elle pénètre en entier chacune de ses phrases"

"La sainteté c'est juste de ne pas faire vivre le mal qu'on a en soi"

"Les jansénistes et leurs ennemis se disputent autour de l'idée de grâce, plus férocement que des chiens autour d'un os de lumière. Les gens de Port-Royal pensent que la grâce est tout, et qu'elle tombe comme une pluie d'été sur telle ou telle personne, sans lien avec aucun mérite : nos volontés et nos puissances ne sont rien. Un roi est aussi misérable que le dernier de ses sujets. Rien n'agit jamais en nous que Dieu c'est-à-dire cette vague de joie sur laquelle nos vies, sans savoir comment, parfois se tiennent. Les saints sont ceux que cette vague engloutit"

"Chacun a sa blessure et son trésor au même endroit"

"Le savant casse les atomes comme un enfant éventre sa poupée pour voir ce qu'il y a dedans. Le poète est un enfant qui peigne sa poupée avec un peigne en or. Il y a la même différence entre la science et la poésie qu'entre un viol et un amour profond"

"La vie a besoin des livres comme les nuages ont besoin des flaques d'eau pour s'y mirer et s'y connaitre"

"Parfois quelqu'un vous donne à manger en une seconde pour votre vie entière"

"Le sens de cette vie c'est de voir s'effondrer les uns après les autres tous les sens qu'on avait cru trouver"

"L'écriture est l'art d'écorcer le langage comme une branche de noisetier pour retrouver la lumière laiteuse du bois tendre par-dessous"

"Tout Port-Royal s'est élevé sur cette carence de l'amour maternel. Les plus purs châteaux son bâtis sur un abîme."

"L'ange de la lecture fait rouler la pierre devant le sépulcre du livre"

"Il y a quelque chose d'inguérissable qui traverse chaque vie de part en part et n'empêche ni la joie, ni l'amour."

"Les fleurs d'or des genêts sont des crachats divins"

"Le clochard fumait un cigare. C'est toujours merveilleux de voir quelqu'un ne pas répondre à l'imaginaire qu'on a de lui. L'inattendu est la signature authentique du divin."

"La poésie est une pensée échappée de l'enclos des raisonnements, une cavale de lumière qui saute par-dessus la barrière du cerveau et file droit vers son maître invisible."

"De celui qui part sans un adieu ou sans payer on dit au dix-septième siècle qu'il "fait un trou dans la nuit"."

"Pablo Casals chaque matin de sa vie joue une suite pour violoncelle de Bach comme on se débarbouille à la fontaine"

jeudi 24 octobre 2019

Une longue impatience

Avril 1950, Anne est inquiète : Louis, son fils aîné, a disparu. Enfin, il n'est pas rentré. Et il ne rentrera pas pendant des jours, des mois, des années... C'est avec Anne, sa mère, que l'on vit cette attente insupportable. Alors, pour patienter, elle coud. Elle imagine sur une nappe le festin qu'elle donnera lors du retour du fils prodigue. En creux, c'est la vie d'Anne, son mariage avec Etienne, qui n'est pas du même monde, ses autres enfants. C'est Louis petit puis ado. Louis qui prend tant de place pour un absent.

Ce roman de Gaëlle Josse est superbe ! Poignant, touchant, à faire pleurer. Le portrait d'Anne est fin, subtil, discret et l'écriture tisse un visage de femme inoubliable, d'une patiente Pénélope de Bretagne.

jeudi 15 août 2019

Salina

Zéro esprit critique quand je lis Laurent Gaudé. C'est comme si je retrouvais un univers dans lequel tout est à sa place. Pourtant, ses ouvrages sont tout sauf reposants ou doux. C'est âpre, c'est violent. Je crois que c'est surtout la voix de l'auteur qui me plait, son côté épique, comme dans les contes et légendes. C'est d'autant plus vrai avec ce titre qui est véritablement pensé comme un conte.

Avec Salina, plongée dans l'Afrique des sables et du désert, il fait chaud, on marche sous le soleil, loin des hommes. 
Un bébé est abandonné par un cavalier, pleurant et criant, sous un soleil de plomb, devant la tribu des Djimba. Le face à face dure toute la journée. Au crépuscule, les hyènes approchent mais ne touchent pas l'enfant. Une femme se précipite pour le recueillir. 
Ce bébé, c'est Salina, que l'on retrouve à quelques jours de sa mort, marchant dans le désert. Et ce sont les seuls moments où on la verra vivante. Le reste de sa vie, c'est son fils Malaka qui la dira lors de trois soirées vers un cimetière qui n'ouvre ses portes qu'aux morts qu'il choisit. Trois nuits sur des barques remplies de citadins qui aiment les histoires et où Malaka se fait conteur d'une histoire de violence, d'amour, de vengeance et de mort. Une histoire de trois enfants, comme trois moments de la vie d'une femme bannie et mystérieuse. Une histoire de femme luttant pour sa vie dans une tribu patriarcale où elle reste étrangère. Splendide !