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lundi 26 octobre 2020

Nouvel éloge de la folie

C'est toujours chouette de retrouver un auteur aimé comme Alberto Manguel. Pourtant, avec ce recueil d'essais divers, édits et inédits, j'ai trouvé que ça partait dans tous les sens ! Seule Alice se fait notre Ariane dans cet ensemble varié.

La préface était pourtant prometteuse !
"Comme tous mes autres livres, ce livre a pour sujet la lecture, cette activité créatrice éminemment humaine. Je crois que nous sommes, dans l'âme, des animaux lecteurs et que l'art de lire, au sens le plus large, définit notre espèce. Nous venons au monde avides de découvrir un récit en toute chose : paysage, cieux, visages d'autrui et, bien entendu, dans les images et les mots que crée notre espèce. Nous lisons notre propre vie et celle des autres, nous lisons les sociétés dans lesquelles nous vivons et celles qui se trouvent au-delà de nos frontières, nous lisons dessins et immeubles, nous lisons ce qu'abrite la couverture d'un livre. C'est là l'essentiel. Pour moi, des mots sur une page confèrent au monde une cohérence. Lorsque les habitants de Macondo furent frappés un jour, pendant leurs cent ans de solitude, par un mal en forme d'amnésie, ils se rendirent compte que ce qu'ils connaissaient du monde était en train de se volatiliser et qu'ils risquaient d'oublier ce que c'est qu'une vache, ce que c'est qu'un arbre, ce que c’est qu’une maison. L’antidote, découvrirent-ils, se trouvait dans les mots. Afin de se souvenir de ce que leurs mots représentaient pour eux, ils rédigèrent des pancartes qu’ils suspendirent aux bêtes et aux objets : “Ceci est un arbre”, “Ceci est une maison”, “Ceci est une vache, et elle donne du lait qui, mélangé au café, donne le café con leche”. Les mots nous disent ce que nous, en tant que société, nous croyons qu’est le monde [...] Ce qui demeure invariable, c’est le plaisir de lire, de tenir un livre en mains et d’éprouver tout à coup cette sensation particulière d’émerveillement, de reconnaissance, de froid ou de chaleur qu’évoquent parfois, sans raison perceptible, certaines successions de mots. La critique de livres, la traduction de livres, l’édition d’anthologies sont des activités qui m’ont fourni une justification pour ce plaisir coupable (comme si le plaisir avait besoin d’une justification !) et m’ont même parfois permis de gagner ma vie. [...] “Le motif dans le tapis”, c’est la formule inventée par Henry James pour désigner le thème récurrent qui, telle une signature secrète, parcourt l’œuvre d’un auteur. Dans beaucoup des textes que j’ai écrits (critiques, notices ou introductions), je pense pouvoir distinguer ce motif insaisissable. Il a quelque chose à voir avec la relation de cet art que j’aime tant, l’art de lire, avec le monde dans lequel je le pratique, le “beau monde” de Thomas. Je crois qu’il existe une éthique de la lecture, une responsabilité dans notre manière de lire, un engagement à la fois politique et privé dans le fait de tourner les pages et de suivre les lignes. Et je crois que parfois, au-delà des intentions de l’auteur et au-delà des espoirs du lecteur, un livre peut nous rendre meilleurs et plus sages"

Mais j'avoue n'avoir pas bien vu l'intérêt de l'ensemble, qui se picore plus qu'il ne s'éclaire des lectures précédentes. Qu'à cela ne tienne, j'y ai glané des mots ! On redécouvre par exemple son amour pour Alice au pays des merveilles ou Don Quichotte, Pinocchio et Candide. On découvre aussi son passage de la lecture à l'écriture, des éléments de sa jeunesse, des essais littéraires ou politiques. On passe de l'histoire de la page, du point au lecteur ou traducteur idéal. Il parle de Borges, Dante, Homère, Wilde... et tant d'autres.

"Pendant toutes les années au cours desquelles j’ai lu et relu Alice, j’ai rencontré bien d’autres lectures différentes et intéressantes de ses aventures, mais je ne peux pas dire qu’aucune d’entre elles me soit devenue personnelle en profondeur. Les lectures des autres influencent, bien sûr, ma propre lecture, elles offrent de nouveaux points de vue ou colorent certains passages, mais elles ressemblent pour la plupart au moucheron qui ne cesse d’agacer Alice en lui chuchotant à l’oreille : “Vous pourriez fabriquer un jeu de mots à ce propos.” Je refuse ; je suis un lecteur jaloux et je ne reconnais à personne un jus primae noctis sur les livres que je lis. Le sentiment intime de familiarité établi voici tant d’années avec ma première Alice ne s’est pas affaibli ; chaque fois que je la relis, les liens se resserrent de façon très privée et inattendue".
"Comment la perception de ce que je suis affecte-t-elle ma perception du monde qui m'entoure ?"
"Pour un lecteur, c'est là sans doute la justification essentielle, voire la seule, de la littérature : sa faculté d'empêcher la folie du monde s'emparer totalement de nous, même si elle envahit nos caves (la métaphore est de Machado de Assis) avant de gagner lentement la salle à manger, le salon, la maison entière"
"Toute grande littérature (toute littérature que nous qualifions de grande) survit, plus ou moins péniblement, à travers ses réincarnations, ses traductions, ses lectures et relectures, faisant passer une sorte de connaissance ou de révélation qui, à son tour, se propage et fait jaillir chez beaucoup de ses lecteurs des intuitions et des expériences nouvelles. Ce caractère créateur, à l'instar des lectures shamaniques d'écailles de tortue ou de feuilles de thé, nous permet de comprendre, grâce à la lecture de fiction ou de poésie, quelque chose du mystérieux individu que nous sommes. Un processus qui nécessite non seulement la compréhension d'un vocabulaire partagé mais aussi le discernement, dans une construction littéraire, d'une signification nouvellement créée. En pareils cas, c'est le lecteur (et non l'auteur) qui recompose et déchiffre le texte se tenant en quelque sorte des deux côtés de la page à la fois."

"La bibliothèque idéale (comme toutes les bibliothèques) contient au moins une phrase qui a été écrite exclusivement pour chacun d'entre nous"
"Les livres nous obligent à regarder le monde. Mais que nous errions dans le but de nous perdre ou dans celui de nous trouver, dans les bibliothèques et sur les routes, c'est de notre volonté que cela dépend et non des cités hostiles ou accueillantes qui se trouvent derrière et devant nous"
"Les lecteurs savent qu'il y a des livres à lire après l'amour, et d'autres en attendant dans les salles d'embarquement des aéroports, des livres pour la table du petit déjeuner et d'autres pour la salle de bain, des livres pour les nuits d'insomnie chez soi et d'autres pour les journées sans sommeil à l’hôpital. Personne, même le meilleur des lecteurs, ne peut expliquer pourquoi certains livres conviennent à certaines occasions et d'autres pas. De quelque manière ineffable, les occasions et les livres, tels les êtres humains, s'entendent ou s’opposent entre eux. Pourquoi, à un certain moment de notre vie, choisissons nous la compagnie d'un livre plutôt que celle d'un autre ?"

lundi 16 juillet 2018

La bibliothèque, la nuit

Alberto Manguel... Le nom vous dit peut-être quelque chose.Amoureux des livres et bibliothécaire, il y a eu récemment à la BNF une expo portant le même titre que l'ouvrage que je viens de terminer - et inspirée de celui-ci.
 
Dans cet ouvrage, il est question de bibliothèques. Celle de l'auteur, bien sûr. De ses premiers ouvrages de jeunesse sur une étagère à la grange retapée pour accueillir ses milliers d'ouvrages. Il parle des bibliothèques historiques et mythiques, comme Alexandrie. Un peu de classement et de bibliothéconomie. Un tout petit peu d'Internet et de numérisation (mais rarement en bien). De bibliothèques rêvées ou imaginaires, aux livres eux aussi possiblement imaginaires. Il parle d'amour du livre, de relation au livre, mais aussi de relation au monde, à l'autre.
Plutôt que de décrire, j'ai préféré vous proposer des morceaux choisis de certains chapitres. Sachez que ces titres renvoient à autant d'aspects des bibliothèques, du lieu d'éducation, et d'imagination, au lieu physique et architectural, des lecteurs aux encyclopédistes, des maniaques aux désordonnés...

I. Un mythe
"Il existe un vers d'un poème, une phrase dans une fable, un mot dans un essai par quoi mon existence est justifiée ; qu'on trouve cette ligne, et mon immortalité est assurée"
"Alexandrie et ses lettrés, par contre, ne se sont jamais mépris sur la vraie nature du passé ; ils savaient que le passé était la source d'un présent toujours en mouvement où de nouveaux lecteurs se plongent dans de vieux livres qui deviennent neufs en cours de lecture. Chaque lecteur existe afin d'assurer à un livre donné une modeste immortalité. La lecture est, en ce sens, un rituel de renaissance"
II. Un ordre
"Le système alphabétique est entré dans les bibliothèques de l’Islam grâce aux catalogues de Callimaque [...] Les bibliothèques qui se développèrent à la fin du Moyen Âge étaient cataloguées par ordre alphabétique" 
"Si une bibliothèque est un miroir de l'univers, alors un catalogue est un miroir de ce miroir"
III. Un espace
"Toutes les bibliothèques sont affligées de ce besoin de grandir afin d'apaiser nos fantômes littéraires, "les morts anciens qui surgissent des livres pour nous parler" (ainsi que les décrivait Sénèque au Ier siècle de notre ère), de se déployer et d'enfler jusqu'au jour inconcevable où elles contiendront tous les volumes jamais écrits sur tous les sujets imaginables" 
"Il se rend compte que son projet n'était pas impossible mais seulement redondant. L'encyclopédie mondiale, la bibliothèque universelle existe, et c'est le monde même"
IV. Un pouvoir
V. Une ombre
"Si chaque bibliothèque est en un sens un reflet de ses lecteurs, elle est aussi une image de ce que nous ne sommes pas et ne pouvons pas être"
"Toute bibliothèque, du simple fait de son existence, évoque son double interdit ou oublié, une bibliothèque invisible mais impressionnante, composée des livres qui, pour des raisons conventionnelles de qualité, de sujets ou même de volume, ont été jugés indignes de survivre sous ce toit en particulier"
VI. Une forme
VII. Le hasard
"Il était clair, dans l'esprit des chinois, que l'une des prérogatives du conquérant était non de réduire au silence, mais bien d'adopter les réalisations des cultures vaincues et de s'en enrichir"
VIII. Cabinet de travail
"Les livres que nous gardons à portée de main sont objets de magie. Les histoires qui se déploient dans l'espace du cabinet d'un écrivain, les objets choisis pour monter la garde sur un bureau, les livres sélectionnés rangés sur les étagères, tout cela tisse un réseau d'échos et de reflets, de significations et d'affections qui suscitent chez un visiteur l'illusion que subsiste entre ces murs quelque chose du maître des lieux, même si ce maître n'est plus"
IX. Une intelligence
X. Une île
"Chaque lecteur a trouvé les charmes grâce auxquels on peut prendre possession d'une page qui, par magie, devient comme jamais lue, fraîche et immaculée. Les bibliothèques sont les chambres fortes, les coffres aux trésors qui recèlent ces charmes"
XI. La survie
"Les livres peuvent parfois nous enseigner à poser nos questions, mais ils ne nous rendent pas forcément capables d'en déchiffrer les réponses. Au moyen de voix rapportées et d'histoires imaginées, les livres nous permettent seulement de nous rappeler ce que nous n'avons jamais subi et jamais connu. La souffrance elle-même n'appartient qu'aux victimes. Tout lecteur est donc, en ce sens, l’Étranger"
XII. L'oubli
XIII. L'imagination
"Les collections de livres imaginaires nous enchantent parce qu'elles nous offrent le plaisir de la création sans la peine de rechercher ni d'écrire. Mais elles sont perturbantes aussi, à double titre - d'abord parce qu'on ne peut pas prendre les livres en main, et ensuite parce qu'on ne peut pas les lire. Ces trésors prometteurs doivent rester interdits à tous les lecteurs"
XIV. Une identité
XV. Une demeure
XVI. Une conclusion

samedi 15 mars 2014

Une histoire de la lecture

C'est Cléanthe qui m'a proposé de sortir de ma PAL ce livre d'Alberto Manguel. L'occasion d'une petite lecture commune !

Voilà une lecture indispensable pour tout amoureux des livres et de la lecture. Et pas uniquement parce que c'est une référence sur le sujet. C'est un ouvrage très riche, qui ouvre des perspectives à chaque chapitre. C'est un livre de passionné qui mêle petites et grandes histoires de la littérature, anecdotes personnelles et citations. C'est un essai qui se dévore comme un roman, prenant, fluide et agitateur de l'imaginaire. Bref, une oeuvre que je recommande, bien évidemment.

lecteur bibliophile bibliothèque

Alberto Manguel nous fait entrer dans l'aventure de la lecture à travers deux passages : des faits de lecture et les pouvoirs du lecteur. 
Il nous introduit à l'invention de l'écriture et de la lecture, au combat entre oralité et écrit. 
Il rappelle que la lecture se fait d'abord à voix haute : la lecture silencieuse paraît étrange aux anciens et leurs bibliothèques devaient être de bruissants lieux de savoir. 
Il raconte aussi comment le cerveau et la vue fonctionnent lors de la lecture. 
Il s'intéresse à l'apprentissage de la lecture, qui nous semble naturel mais pour lequel un esclave noir pouvait être tué. C'est dire le pouvoir des mots pour celui qui sait les reconnaître. 
Il souligne combien la lecture nous aide à nous construire, nous apprend à réfléchir et à imaginer. Combien la lecture peut être subversive aussi : "La dichotomie artificielle entre la vie et la lecture est activement encouragée par ceux qui détiennent le pouvoir. Les régimes populaires exigent de nous l'oubli, et par conséquent ils traitent les livres de luxe superflu ; les régimes totalitaires exigent que nous ne pensions pas, et par conséquent ils bannissent, menacent et censurent ; les uns et les autres, d'une manière générale, ont besoin que nous devenions stupides et que nous acceptions avec docilité notre dégradation, et par conséquent ils encouragent la consommation de bouillie. Dans de telles circonstances, les lecteurs ne peuvent être que subversifs". 
Il fait aussi un historique de l'objet, de la tablette au papyrus, du rouleau au codex. Et nous expose des livres improbables, minuscules ou gigantesques, dont la forme reflète le contenu, etc. Et bien sûr les bibliophiles, voire bibliomanes (pour les plus atteints), sont passés sous la loupe d'A. Manguel. Le plus étonnant est certainement le cas de bibliocleptomanie du bien nommé comte Libri !
Il est aussi question de la lecture solitaire, des positions et des lieux dans lesquels on lit. De la lecture au lit, paresseuse et délicieuse. Et de lecteurs ! De la façon dont ils lisent le texte et l'interprètent. Par exemple, qui n'a jamais ouvert un livre et pointé une phrase en imaginant qu'elle pouvait être signe ? Et bien sûr, il est question d'écrivains, eux-mêmes lecteurs assidus voire traducteurs.

Ce livre risque de devenir pour moi un livre de chevet. Je l'ai lu avec passion, dévoré, souligné et annoté. Mais cette lecture féroce et rapide me donne envie de revenir de façon plus réfléchie à ce livre. Certains passages appellent à la relecture, non parce qu'ils ne sont pas compréhensibles lors de la première lecture, mais parce qu'ils contiennent des pistes à explorer. 

Lectrice lecture femme
Rembrandt, Vieille femme lisant, 1631

Plongez-vous sans crainte dans cette lecture, vous qui avez peur des essais. Tout lecteur aimant passionnément lire trouvera dans ce livre de quoi se nourrir, s'enrichir (voire enrichir sa PAL) et réfléchir. Après tout, n'est-ce pas ce que l'on demande à un livre ? Ecoutez plutôt Kafka sur ce sujet : "On ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un bon coup de poing sur le crane, à quoi bon le lire ? Pour qu'il nous rende heureux, comme tu l'écris ? Mon dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n'avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions, à la rigueur, les écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-même, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide - un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois". 

Le très beau billet de Cléanthe