Voici un bel essai de Roger-Pol Droit et Monique Atlan ! Facile à lire, intelligent, il invite à la nuance et à la juste définition des limites. Un joli moyen de réfléchir en cette année électorale.
La limite, entre son effacement et son affirmation, deux clans se font face. Et pourtant, la science des limites n'est pas exacte si elle est lue comme un camp contre un autre, comme quelque chose de figer, à détruire ou à renforcer. Face aux dialogues de sourds qui agitent notre société, le philosophe et la journaliste cherchent d'autres chemins.
La première partie décrit les deux courants, celui de l'effacement des limites dans un grand tout indistinct et du durcissement intransigeant. Homo illimitatus contre homo limitans. Alors, pour mieux comprendre ce qu'est la limite, on fait un peu d'étymologie et d'histoire. On découvre la proximité entre limite et passage. On s'aperçoit que les bornes peuvent être déplacées, à mesure qu'un cadastre ou que les connaissances changent. Et les limites franchies, c'est aussi le progrès. Mais la fin des limites, c'est aussi l'impensable, l'innommable. De l'Antiquité à nos jours, de la limite sociale à la limite morale, avec le basculement des temps modernes, c'est une rapide histoire des limites qui est dressée. Un temps particulier est pris sur l'ère de l'effacement, dû à un excès ou à un manque de désir, selon les hypothèses des auteurs. Après cet état des lieux, 10 variations sur les limites proposent une autre voie que l'affrontement binaire.
- La limite sépare et unit
"Exister, parler, connaitre, juger supposent toujours de séparer, de sortir de l'indéterminé, du brouillard de la confusion, du magma des éléments mêlés"
"Il faut, pour maintenir le droit à l'exception, à la singularité, donc à l'altérité, repartir de la séparation en tant que fondement et principe"
- La limite permet la pensée
"Socrate, parmi les premiers, a fait de la "coupure en deux", la dichotomie, un usage méthodique [...] l'instauration d'une suite de limites lui sert d'instrument central pour avancer, jusqu'à la spécification ultime"
"C'est ce qu'on peut dire qui délimite et organise ce qu'on peut penser"
- Toute limite est "limite de"
"Au premier regard, plus s'amplifie notre savoir, plus diminue notre ignorance [...] Cette évidence masque pourtant une autre proposition, un autre mouvement de la limite selon lequel plus le savoir s'accroit, plus l'ignorance augmente [...] Cette fois, ce n'est pas l'absence de toute connaissance, mais la prise de conscience toujours plus aigue des lacunes qui émerge de l'avancée du savoir elle-même"
- La limite n'est pas une ligne mais un espace
- La limite est un filtre
- La limite est à la fois déterminée et indéterminée
La limite comme "interface, où la possibilité de faire sens se joue en permanence, avec comme dans tout jeu, insuffisamment pris en compte, une part irréductible d'indéterminé"
- La limite est dans le temps, continue et discontinue
Elle est temporelle, pas éternelle, et déplacer les limites doit être pensé dans le temps, graduellement.
- La limite est négociation
Elle est définie par les parties en présence.
- La limite interdit et protège
Pour une structuration et une organisation commune du monde.
- La limite est un horizon, elle inclut l'infini
"L'horizon "en nous" devient ainsi figure de la limite qui ferme et ouvre l'espace et le regard, sépare et réunit terre et ciel, fini et infini"
Un très bel essai, qui donne à penser !
"Les limites agacent et rassurent, protègent et inquiètent. Elles remplissent des fonctions opposées, suscitent des sentiments contraires. Mais jamais l'indifférence ou l'unanimisme"
"Dans la violence de l'hubris, figure souvent une part d'humiliation de l'autre, un mépris envers une victime [...] la démesure multiforme de l'hubris débouche donc constamment sur la négation de l'existence des autres. La limite constituée par leur présence, leur corps, leurs droits est annulée"
"L'idée de progrès suppose un avenir ouvert, indéfini, à construire. Cette notion implique à son tour une échelle de valeurs, des critères de jugement. Le progrès représente toujours un "mieux" dans le temps, une amélioration considérée comme telle en fonction d'une certaine conception de ce qui est souhaitable et désirable : santé, sécurité, prospérité, paix, etc."
"Ce qui relie profondément dépassement moderne et individualisme, c'est l'idée que chacun décide souverainement des limites, de celles qu'il accepte ou refuse, de celles qu'il surmonte ou transgresse. Seul juge, et seul responsable [...] Il est donc indispensable que les individus s'accordent pour créer une autorité et une force publique assurant la sécurité des personnes et des biens"
"La limite n'est pas un lieu où l'on demeure. On peut le traverser, se tenir sur ses bords, mais pas s'y installer. C'et un espace de transition, un no man's land où s'élaborent, se mettent en mouvement, se travaillent et se transforment idées, jugements, valeurs, interdits ou protections"
"La condition d'existence de l'autre est d'être distinct de moi (et réciproquement : je n'existe qu'à la condition d'être distinct de l'autre). La limite qui nous disjoint rend possible de nous rejoindre"